Mis à jour le 24.03.2021
Décryptage de la signature moléculaire, mise en lumière des mécanismes pathologiques et même identification d’une piste thérapeutique, les scientifiques de l’IRD et leurs partenaires sont sur tous les fronts face à un étrange cancer du foie qui sévit au Pérou.
Le mystère entourant une forme de cancer du foie propre aux populations amérindiennes du Pérou, et à elles seules, est en passe d’être éclairci. Et les découvertes faites sur le sujet par les spécialistes de l’IRD, de l’institut Pasteur et de l'Institut national des maladies néoplasiques du PérouRéunis au sein du Collaborative Consortium for the early detection of Liver Cancer COCLICAN, projet soutenu par les fonds European Union’s Horizon 2020 Marie Sklodowska-Curie Actions (MSCA) et Research and Innovation Staff Exchange (RISE).1 bousculent les connaissances sur ce genre de maladie. « Nous avons identifié ce qui pourrait être le premier cancer autochtone, touchant un groupe précis de personnes partageant un génotype mitochondrialTransmis par la mère, sans modification, l’ADN des mitochondries permet d’identifier les individus appartenant à une même population particulier, mais aussi mobilisant des mécanismes physiopathologiques spécifiques », indique Stéphane Bertani, biologiste moléculaire à PHARMA-DEV. Perspective encourageante, les scientifiques et soignants, qui travaillent depuis une dizaine d’année pour comprendre et prendre en charge cette funeste forme de la maladie, ont aussi mis le doigt sur une piste thérapeutique prometteuse…
Patient très jeunes et patients âgés

Principale forme de cancer du foie, les carcinomes hépatocellulaires sont responsables de 745 000 décès dans le monde chaque année. Ils constituent la deuxième cause de mortalité par cancer.
© Adobestock -SciePro
Partout dans le monde, les carcinomes hépatocellulairesPrincipales formes de cancer du foie, responsables de 745 000 décès dans le monde chaque année, ils constituent la deuxième cause de mortalité par cancer.1, un type de cancer du foie, frappent essentiellement des sujets d’âge mûr. Le principal facteur de risque est la cirrhose. Et quand ce n’est pas le cas, c’est la conséquence d’une hépatite virale… Partout, sauf au Pérou. Dans ce pays andin, les cas sont divisés en deux groupes : de très jeunes patients, moyenne d’âge 20 ans, et des patients âgés, autour de 60 ans. Ils développent des tumeurs gigantesques – 15 cm de diamètre – sans signe avant-coureur.

Radio du torse d'un patient péruvien, avec dans le cadre bleu, le foie et sa pointe caractéristique vers le bas et la gigantesque tumeur, grisée
© Eloy Ruiz
Pour autant, des travaux ont d’ores et déjà montré qu’ils avaient tous été en contact avec un type autochtone de virus de l’hépatite B sans qu’un lien de causalité ait pu être établi. Tandis que les praticiens péruviens s’emploient à sauver des patients en s’affranchissant des protocoles internationaux de soins inadaptés à cette forme de la maladieCompte tenu de la taille de leurs tumeurs, les patients péruviens ne sont pas éligibles à un traitement chirurgical, selon les critères des préconisations internationales en la matière, mais en les opérant malgré tout, les médecins sont parvenus à sauver 30 % d’entre eux.1, les scientifiques continuent d’explorer les spécificités de cette forme atypique de maladie…
Sous-type tumoral singulier
« La biologie moléculaire a montré que les tumeurs sont de même nature chez tous les patients péruviens, jeunes et âgés, et relève donc d’un même événement clinique qui frappe ces deux groupes, révèle le spécialiste. Grâce à des outils sophistiqués, mobilisant des calculs parallèlesUne approche d’analyse des données informatiques en simultané, sans apprentissage automatique et l’intelligence artificielle, nous avons établi que ces tumeurs ont une signature moléculaire singulière et que celle-ci ne s’intègre pas dans la classification internationale des carcinomes hépatocellulaires ».

Sans développer d'hépatite virale perceptible, les patients affectés par la forme péruvienne de cancer du foie ont été en contact avec un type autochtone de virus de l’hépatite B (ici, en microscopie électronique).
© Institut Pasteur - Charles Dauguet
En substance, la maladie péruvienne ne s’apparente à aucune des deux grandes classes décrites de cancer du foieClasses moléculaires proliférative (associée à une survie moindre des patients et à une étiologie virale hépatite B), plutôt dans les pays du Sud, et non proliférative (associée à une meilleure survie des patients, à l’alcool et à une étiologique virale hépatite C), plutôt dans les pays du Nord.1, définies sur la base de données provenant de Chine, du Japon, d’Europe et des États-Unis. Il s’agit bien d’un sous-type inédit de cancer.
De plus, l’analyse de l’ADN mitochondrial a établi une ascendance amérindienne commune à tous les patients, issue du noyau central de l’ancien empire inca dans la région de Cuzco et Ayacucho. « C’est la première description d’un sous-type de cancer développé par une population préférentiellement d’ascendance autochtone », précise Sandro Casavilca, responsable de la tumorothèque péruvienne, une bio-banque développée par l'Institut national des maladies néoplasiques du Pérou et l’IRD, pour archiver et étudier les tissus cancéreux locauxLa grande banque américaine ATCC, par exemple, qui rassemble une immense collection de cellules de cancer du monde entier, ne compte qu’une seule lignée de cellules appartenant à un patient amérindien, une cellule de cancer colorectal. 1.

© IRD - Stéphane Bertani
En opérant des patients non éligibles au traitement chirurgical selon les critères internationaux, les médecins péruviens sont parvenus à sauver 30 % des patients condamnés par leur cancer du foie.
Mécanisme pathologique incongru
Au-delà de sa classification atypique, de son affinité singulière pour l’ascendance amérindienne, ce sous-type de cancer s’avère également très original du point de vue de ses mécanismes pathologiques… « Nous avons mis en évidence un processus épigénétique tout à fait incongru », révèle Pascal Pineau, généticien à l’institut Pasteur.
Un cancer du foie atypique affecte spécifiquement les populations d'origine amérindienne du Pérou, avec des mécanismes physiopathologiques inédits, marqués par une expression tonitruante des signaux épigénétiques basés sur le méthyl.
© François Canard
D’ordinaire, les tumeurs cancéreuses sont hypo-méthylées : autrement dit, l’absence de balises épigénétiques – accrochées sur les gènes – à base de groupement méthyl (CH3) fragilise la structure de l’information génétique : cela contrarie l’expression de gènes impliqués dans la division cellulaire et le contrôle de la prolifération tumorale. Ici, c’est l’inverse qui se produit : les tumeurs péruviennes sont hyper-méthylées, c’est-à-dire qu’elles reçoivent des signaux épigénétiques tonitruants, qui les font se comporter comme des cellules embryonnaires, pour se diviser de façon anarchique et développer ces immenses tumeurs agressives.
L’exploration génomique a également révélé d’autres indices plutôt intéressants...
La voie royale de la vitamine A
« Nous avons découvert que dans ces cellules de cancer, les gènes qui participent au métabolisme du rétinol et à l’activité de l’acide rétinoïque – la vitamine A, facteur déterminant dans le bon fonctionnement de la différenciation des cellules – ne sont tout bonnement pas activés », poursuit Pascal Pineau. L’importance des déficits constatés chez les malades – 75 % d’entre eux sont en dessous de la norme de l’OMS et 60 % sont clairement carencés – semble confirmer le rôle de cette vitamine, ou plutôt de son manque, dans la survenue ou l’évolution de la maladie.
Atypique, le cancer du foie péruvien affecte des sujets très jeunes ou plus âgés, sans antécédents de cirrhose et d'hépatite virale décelables.
© François Canard
Une expérience menée in vitro, sur des cultures cellulaires comparables aux tumeurs péruviennes, vient tout à la fois confirmer cette hypothèse et ouvrir une piste thérapeutique prometteuse : « L’ajout de vitamine A conduit à inhiber la croissance de ces cellules, explique Stéphane Bertani. On peut donc imaginer enrayer le développement des tumeurs par une supplémentation adaptée. Nous envisageons d’ailleurs d’ores et déjà de mettre sur pieds un essai clinique en ce sens », conclut-il.

© Wikipedia - Cicero Moraes
L'analyse du génome de momies vieilles de plus de 4 000 ans, découvertes sur le site de Caral au Pérou, pourrait éclairer la coévolution entre populations amérindiennes et type autochtone du virus de l'hépatite B.
Momies, virus et archéogénomique
Les contacts entre population amérindienne et virus autochtone de l’hépatite B remontent-ils à des temps immémoriaux et cela a-t-il un lien avec l’apparition de la maladie… « La découverte d’un cancer précoce chez des patients du peuple autochtone des Yupiks en Alaska, comparable à celui qui sévit chez les Amérindiens du Pérou et également associé à une infection au même type de virus, est troublante, estime le biologiste moléculaire Stéphane Bertani. Cela suggère qu’une coévolution de ce virus de l’hépatite B et des populations amérindiennes pourrait être à l’origine de la survenue précoce de ces cancers du foie chez des jeunes Amérindiens. » Pour explorer cette hypothèse intéressante, les scientifiques ont mis sur pied une étude originale, mêlant biologie moléculaire contemporaine et archéogénomique : en plus du génome des patients atteints de tumeurs, ils analyseront celui de momies vieilles de plus de 4 000 ans, découvertes sur le site de Caral, lieu de la plus ancienne civilisation des Amériques, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. « Leur comparaison permettra de reconstruire le plus précisément possible l’histoire évolutive unissant populations amérindiennes et virus de l’hépatite B, indique-t-il. Au-delà même de la connaissance scientifique, cela pourrait nous aider à définir le profil des personnes vulnérables à risque de développer un cancer du foie de manière précoce et soudaine, afin d’envisager des mesures préventives ciblées. »