Mis à jour le 08.07.2021
La capitale du Mali, pressée par une croissance démographique et un étalement spatial accélérés, est devenue une agglomération tentaculaire. Adossé à trois décennies d’observation scientifique, vient de paraitre un ouvrage analysant les dynamiques urbaines à l’œuvre, qui sont à la fois emblématiques d’un mouvement commun aux autres capitales africaines et singulières au cadre bamakois. Son auteure, la géographe et urbaniste Monique Bertrand du Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains, asiatiques (Cessma), répond aux questions d’IRD le Mag’.
IRD le Mag’ : Quelles sont les caractéristiques de l'urbanisation de Bamako ?
Monique Bertrand : Une bonne partie d’entre elles suivent des tendances héritées du 20e siècle, avec une croissance démographique restée très forte – 5 à 6 % par an – pour une agglomération dépassant aujourd’hui les trois millions d’habitants. Dans une transition démographique encore inachevée, cela donne une fécondité urbaine moins élevée qu’en milieu rural, mais qui reste forte, et une population particulièrement jeune. La gestion urbaine reste chroniquement dépassée par ces taux, avec un aménagement territorial insuffisant. Par conséquent, en matière de logement les ménages bamakois se partagent à parité entre propriétaires et locataires, et ce, de manière stable depuis les années 1970.

Les studios de location, donnant sur une même cours commune, sont un mode d'habitation fréquent dans la capitale du Mali, tout comme les concessions accueillant plusieurs familles.
© IRD - Monique Bertrand
Même continuité, la taille de ces ménages reste à une moyenne de plus de six personnes et les parcelles d’habitation sont partagées par plus de deux ménages. L’autopromotionProjet où les futurs occupants sont maitres d’ouvrage, veillant par eux-mêmes au financement et au déroulement des travaux de construction du logement reste aussi de mise, sur des lots acquis majoritairement nus, de manière réglementaire ou non. Il s’ensuit pour Bamako un profil paysager toujours bas, malgré une petite verticalisation du bâti commercial et locatif depuis les années 1990.
Cours collective, commune à plusieurs logements, regroupant plusieurs foyers, voire plusieurs familles, un mode d'habitation traditionnellement répandu à Bamako, comme dans les autres villes et capitales africaines
© IRD - Monique Bertrand
Mais Bamako compte aussi sur des caractéristiques nouvelles : après avoir comblé l’espace dans ses limites administratives, elle les a dépassées au tournant du millénaire et se développe désormais dans la région voisine de son districtDans le cercle administratif de Kati, qui compte 37 communes autour des six de Bamako.1. S’enclenche un cycle inédit de densification de la ville déjà constituée, tandis que ces nouvelles périphéries d’agglomération se montrent peu denses. C’est aussi le moment où la puissance publique perd son monopole de lotissement, où naît une promotion foncière et immobilière privée, et où la mobilité urbaine apparaît révolutionnée par l’importation massive des deux roues-motorisées.
IRD le Mag’ : L’urbanisation de Bamako est-elle représentative des dynamiques à l’œuvre en Afrique sub-saharienne ?
M. B. : Bamako est d’abord représentative de sa sous-région, car cette Afrique de l’Ouest intérieure montre des taux d’urbanisation moins importants que ceux de pays côtiers et connait des mouvements migratoires, internes et internationaux, ancrés historiquement. Mais sa dynamique de métropolisation est aussi commune aux autres régions africaines, voire à d’autres pays du Sud. Elle partage avec eux la prééminence de l’informel dans l’accès au travail, au sol, au logement et aux services essentiels. Comme de nombreuses capitales des pays en développement, elle est soumise à la libéralisation du fonctionnement marchand des activités urbaines, aux discriminations socio-économiques qui en découlent, mais aussi au caractère spéculatif des transactions foncières périurbaines, qui font courir à la ville le risque de bulles financières…
Grande villa ou modeste habitation, le parpaing creux en béton est en Afrique le matériau phare de l'urbanisation.
© IRD - Monique Bertrand
Mais dès que l’on resserre l’échelle de comparaison au contexte soudano-sahélien qui nous intéresse, les similarités font place à de fortes spécificités : Bamako est, comme Niamey, une ville du fleuve Niger, mais avec un équilibre démographique entre ses deux rives, ce qui n’est pas le cas de la capitale du Niger. Bamako n’est pas seulement la capitale la plus peuplée : son étalement repousse l’interface urbain-rural à plus de trente kilomètres du centre-ville. La gestion multi-niveau du territoire y suscite des tensions plus fortes qu’à Ouagadougou entre acteurs centraux, déconcentrés, décentralisés. Elle reste aussi façonnée par une centralité commerciale et un transport collectif que ne connaît pas la capitale du Burkina Faso. Toutes ces dynamiques font de Bamako une agglomération représentative et singulière à la fois.
IRD le Mag’ : Les politiques de la ville sont-elles suffisantes et efficaces pour accompagner la formidable croissance bamakoise ?
M. B. : Outre la question sécuritaire que connaît le Mali dans la dernière décennie, sa capitale donne de nombreux exemples de limites budgétaires, de mauvaise gestion, de non-politiques de la ville, ou de manque de volonté politique pour la mise en œuvre de certaines opérations. Même les partenaires historiques de coopération centralisée ou décentraliséesLa coopération centralisée s’établit entre États de façon bilatérale ou, entre un État et les institutions internationales, de façon multilatérale. La coopération internationale décentralisée concerne les relations entre les collectivités territoriales nationales et les collectivités territoriales étrangères1 ne se privent pas d’exprimer leur lassitude.
Mais il ne faut pas s’arrêter aux constats de ressources trop peu suffisantes pour financer le développement urbain, ni aux dénigrements de rue qui ne manquent pas d’en qualifier la gouvernance d’« incapable » ou de « corrompue ».
L'électrification dans les nouveaux quartiers périphériques de Bamako passe aussi par des initiatives privées artisanales.
© IRD - Monique Bertrand
Le rôle de la recherche est davantage d’analyser les concurrences d’intérêts et les jeux d’acteurs, les contraintes liées à des références externes et des préconisations en tous sens, souvent inadaptées. Ainsi, la logique de projet, qui s’est substituée aux politiques publiques, et son horizon financier de court-moyen terme, souligne les contradictions des bailleurs et de leurs conditionnalitésEn imposant par exemple de suivre des modèles d’urbanisation inspirés par le développement de métropoles occidentales. 1, mais aussi combien les réformes nationales pâtissent d’un fonctionnement administratif en silos, et d’une vision technique et trop peu sociale de la ville. Ces tendances impactent directement la mise en œuvre d’une réforme foncière et de la décentralisation qui devraient accompagner l’investissement et la gestion d’une très grande ville.
Loin d’opposer leurs priorités d’investissement, leurs moyens publics et privés, les politiques urbaines et le développement d’un monde rural encore majoritaire doivent s’épauler l’une et l’autre.
IRD le Mag’ : La recherche peut-elle soutenir le développement durable de la capitale malienne ?
Dans les nouveaux quartiers de Bamako, conquis sur l'espace rural, l'initiative privée supplée le déficit en infrastructures publiques, comme ce château d'eau alimenté par une pompe solaire destiné à vendre l'eau aux habitants.
© IRD - Monique Bertrand
M. B. : La recherche propose un recul nécessaire pour échapper aux illusoires panacées et aux faux modèles de nouveauté qui sont légions dans les interventions urbaines. Ce faisant, en « banalisant » et « singularisant » mieux ce qui se passe dans leur métropole, elle peut décomplexer certains acteurs territoriaux bamakois auxquels les « experts » reprochent sans cesse les mêmes dysfonctionnements et suggèrent toujours les mêmes bonnes pratiques.
Au milieu de quartiers en pleine extension, aux allures de chantier permanent, l'activité économique bamakoise se poursuit.
© IRD - Monique Bertrand
Cet ouvrage plaide également pour une politique des données, et pour combler un manque d’information et d’analyse territoriale qui est souvent souligné, parfois même entretenu en Afrique. La recherche critique, multiplie et confronte les sources, elle relie des approches sectorielles, pour embrasser de manière plus robuste qu’incantatoire les enjeux de durabilité. Dans le cas du Mali, il fallait avant tout faire sauter un verrou territorial, celui d’un développement de la capitale pensé à l’échelle du seul district de Bamako. Mobiliser des données censitaires ou des sources domaniales en s’affranchissant de ces limites administratives, reprendre des enquêtes quantitatives en élargissant leurs échantillons, ne négliger aucun interlocuteur dans la pratique du terrain, c’est le bilan que je souhaiterais transmettre du rôle de la recherche pour me faire passeur d’une recherche durable.

Couverture de l'ouvrage paru aux éditions de l'IRD.
© IRD - Monique Bertrand et IRD éditions
De la ville à l'agglomération
Monique Bertrand
Format 240 X 270, 344 pages, couleur, 45 €