un énorme thon dans la mer

L’analyse des tissus du thon, prédateur marin, permet de mettre en lumière des modifications du cycle du carbone dans les océans.

© Dogtooth Tuna by Tchami CC BY-SA 2.0 (Flickr)

Climat : le thon annonce la tendance

Mis à jour le 21.01.2020

L’analyse de 5 000 échantillons de thons prélevés dans les océans Pacifique, Atlantique et Indien, a permis de constater un changement significatif du rapport isotopiqueRapport de la quantité de deux formes – ou isotopes – d’un même élément chimique dans un échantillon donné du carbone dans trois espèces de ces poissons depuis le début des années 2000. Cet état des lieux suggère que les populations de phytoplancton formant la base des réseaux alimentaires océaniques sont profondément modifiées. Une évolution qui pourrait être provoquée par une augmentation de la stratification des océans, découlant du changement climatique.

L’océan absorbe plus de 90 % de la chaleur associée au réchauffement climatique et plus de 30 % des émissions de carbone provenant de la combustion des énergies fossiles (pétrole, charbon). Les conséquences d’un tel processus sur la biologie marine ne sont pas encore connues. Jusqu’à présent, seules des observations satellitaires du phytoplanctonEnsemble des organismes végétaux vivant en suspension dans l’eau, par exemple, ou localisées dans certaines régions océaniques apportaient des informations parcellaires à ce sujet. Une nouvelle étude, réalisée par une vingtaine de chercheurs internationaux, apporte pour la première fois des éléments globaux de compréhension à travers l’analyse des isotopes stables du carbone présents dans 5 000 échantillons de thons récoltés dans les océans Pacifique, Indien et Atlantique entre 2000 et 2015.

Les émissions anthropiques pas seules en cause

: La structure ou la physiologie des populations de phytoplancton à la base des réseaux alimentaires pourraient être modifiées depuis les années 2000 par l’augmentation des émissions anthropiques mais aussi par une possible stratification des océans.

© CNRS - Aude Leynaert

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Étudier les isotopes stables du carbone (12C - lire « carbone 12 » - et 13C) permet en effet de mieux appréhender le transfert de cet élément dans les écosystèmes. Or, depuis la fin du 19e siècle, la combustion des énergies fossiles a relâché dans l’atmosphère du carbone plus léger car appauvri en 13C : c’est l’effet Suess, bien connu des scientifiques. Cette diminution des isotopes lourds se retrouve dans l’océan.

« Cependant, nous avons été surpris car la baisse constatée dans les tissus des thons étudiés est cinq fois plus importante que celle prévue et qui serait uniquement générée par les émissions anthropiques, indique Anne Lorrain, écologue marin de l’IRD à l'UMR LEMAR. Le recours grandissant aux énergies fossiles ne suffit donc pas à expliquer cette valeur. Notre hypothèse principale met en jeu une modification de la structure ou de la physiologie des populations de phytoplancton : les espèces de phytoplancton seraient de plus en plus petites car plus compétitives pour faire face à la stratification des océansInduite par la différence de température ou de densité entre la surface et les profondeurs. , un phénomène qui augmente avec le changement climatique et entraîne une diminution des nutriments dans les eaux de surface.»

Moins d’énergie dans l’eau… et dans les poissons ?

Le thon, prédateur marin situé en haut de la chaîne alimentaire est directement affecté par ces évolutions car la composition des tissus de son corps reflète les modifications ayant lieu dans l’ensemble du réseau trophiqueEnsemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein d'un écosystème et par lesquelles l'énergie et la biomasse circulent. La composition isotopique en carbone du phytoplancton est en effet assimilée et conservée tout le long des réseaux trophiques jusqu’aux grands prédateurs. Le rapport isotopique du carbone des tissus de thons est donc un traceur puissant à même de révéler des changements depuis la base de ces réseaux, ici sur le phytoplancton.

Un changement dans la composition des espèces de phytoplancton dans l’océan pourrait générer une baisse de la concentration en oméga-3 dans les thons, bénéfiques pour la santé humaine.

© IRD - Thibaut Vergoz

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L’ampleur de la diminution observée dans les valeurs isotopiques à l’échelle globale questionne sur une potentielle réduction des transferts d'énergie dans les réseaux alimentaires. Des recherches suggèrent en effet que les espèces les plus petites de phytoplancton synthétisent moins d’acides gras polyinsaturés oméga-3 essentiels à la croissance de nombreuses espèces de poissons et bénéfiques pour la santé humaine.  

Après cette première étude de grande envergure, menée dans le cadre du programme CLIOTOP (Climate impact on top predators), les scientifiques souhaitent élargir davantage leur base de données dans les océans Atlantique et Indien mais aussi au niveau temporel. L’enjeu est de mesurer à plus grande échelle les impacts de tels processus sur l’état des océans mais aussi leurs conséquences éventuelles sur la santé humaine.

La biologie au service de la modélisation climatique

« Nous avons besoin de ce type de données pour valider nos modèles d’écosystèmes et élaborer des prévisions climatiques fiables pour la chaine trophique, indique Christophe Menkès, physicien climatologue dans l'UMR ENTROPIE et co-auteur de l’étude. En effet, nous connaissons plutôt bien les modifications physiques de l’océan liées au changement climatique, ce qui permet une certaine confiance dans les estimations futures. Cependant, la modélisation de leurs conséquences sur la chaine trophique est moins avancée car les données biologiques de validation sont rares et limitées dans l’espace et le temps. » Les climatologues conçoivent en effet des projections grâce aux modèles « du système terre » élaborés à partir des connaissances théoriques et des études empiriques qu’ils complètent par ce type d’observations biologiques. Ces mesures doivent être cependant réalisées sur le long terme : « L’évolution que nous avons établie sur une quinzaine d’années peut provenir d’une variabilité naturelle. Si nous pouvions montrer qu’elle perdure sur une trentaine d’années, nous pourrions alors affirmer - et pas seulement suggérer - qu’elle est liée au changement climatique », estime Christophe Menkès.