Mis à jour le 26.05.2020
Depuis plusieurs centaines d’années, les naturalistes archivent avec soin des plantes, des algues ou des insectes. Aujourd’hui, les scientifiques continuent à prélever, trier et conserver les composants du vivant. Ces collections les aident à mieux comprendre l’évolution des espèces mais aussi celle de leur environnement et du climat. Elles constituent des données majeures pour explorer des problématiques de recherche actuelles. Plongée au cœur de trois de ces archives de l’IRD.

Les sargasses, des algues brunes, sont régulièrement prélevées par les scientifiques pour comprendre leur mode de développement.
© IRD - Sandrine Ruitton
Les algues, ces historiennes des mers
Véritable lieu de vie, les algues constituent un écosystème essentiel au sein des mers et des océans. Depuis plusieurs centaines d’années, des écologues se passionnent pour elles et collectionnent des planches d’herbiers. Aujourd’hui, l’Institut Méditerranéen d’Océanologie (MIO) basé à Marseille regroupe plus de 40 000 de ces planches, témoins uniques de la vie marine passée.

© IRD - Sandrine Ruitton
Pour prélever des algues flottantes, les chercheurs utilisent de petits filets.
En juillet 2017, les scientifiques du MIO quittent la Méditerranée et partent sur le navire L’Antea à la recherche de la « nouvelle mer des sargasses » dans les Antilles. Car si la mer des Sargasses, bien connue des navigateurs depuis le 15e siècle, se situe au cœur de l’Atlantique nord, une nouvelle « mer » d’algues brunes se développe depuis plusieurs années dans la mer des Caraïbes. Objectif de l’expédition : réaliser des prélèvements afin de comprendre l’origine des sargasses, les raisons de leur multiplication et leur impact sur l’écosystème pélagiqueRelatif au milieu marin loin des côtes, à la haute mer.. Pendant un mois, les chercheurs prélèvent plus de 300 échantillons de ces algues flottantes.

Les scientifiques observent et trient les algues en fonction de leurs caractéristiques morphologiques.
© IRD - Sandrine Ruitton
Une fois sorties de l’eau, les algues sont séchées. « Cette étape est primordiale, explique Thierry Thibaut, phycologue et écologue marin à Aix-Marseille Université. Si l’algue est encore humide, elle peut moisir et ne pourra pas être conservée. À bord de l’Antea, nous avons mis beaucoup de temps à les faire sécher du fait de l’humidité du climat. Nous les avons suspendues partout sur le bateau pour pouvoir passer à l’étape suivante de conservation. »

Du papier journal est inséré entre chaque planche d’algues. Il est changé chaque jour afin d’absorber l’humidité des échantillons.
© IRD – Hubert Bataille
Les scientifiques disposent ensuite chaque spécimen sur du papier cartonné, recouvert d’un tissu et de papier journal, et les pressent les uns contre les autres. Aucun traitement supplémentaire n’est nécessaire : le sel assure la conservation des échantillons. « Les algues prennent peu de place. En les protégeant du soleil, elles peuvent être conservées plusieurs centaines d’années, continue le spécialiste. De nombreuses analyses seront réalisées directement sur les planches d’herbier mais si un chercheur le souhaite, il pourra plonger le spécimen dans de l’eau de mer et l’algue retrouvera sa forme initiale. Après un nouveau séchage, elle reprendra sa place dans la collection. »

Thierry Thibaut, phycologue, étudie un échantillon ancien d’algues.
© IRD - Thibaut Vergoz
De retour à Marseille, les spécimens enrichissent les archives du MIO. Certaines de ces planches d'algues été collectées dès le début du 19e siècle dans le monde entier et ont été conservées sur le site de Saint-Charles d’Aix-Marseille Université. Elles ont été rassemblées au début des années 1960 au MIO qui représente aujourd’hui la troisième collection en France et est ainsi devenu un centre de référence pour l’étude des algues en Europe et en Méditerranée.
Diaporama : du 19e siècle à aujourd’hui, plus de 40 000 planches d’herbier
Conserver de tels échantillons permet aux chercheurs de les comparer avec des spécimens actuels, et d’identifier, le cas échéant, de nouvelles variétés ou espèces. Les phycologues peuvent également reconstituer la distribution mondiale des espèces siècle par siècle – les premières algues prélevées et conservées au Museum d’Histoire Naturelle de Paris datent de 1719 – et ainsi l’impact du changement climatique sur ces forêts marines. Les scientifiques ont ainsi mis en lumière un déclin important des populations d’algues lié à l’augmentation croissante des perturbations humaines dans les mers et les océans.

Face à Thierry Thibaut, Aurélie Blanfuné, phycologue et écologue au MIO, travaille sur l’impact des perturbations humaines sur les forêts marines.
© IRD - Thibaut Vergoz
De nombreux scientifiques européens et méditerranéens viennent régulièrement consulter les planches d’herbier. L’identification d’espèces, à travers des analyses biomoléculaires, nécessite en effet des extractions d’ADN sur des spécimens anciens. Ainsi, les chercheurs reconstruisent les arbres phylogénétiquesArbre schématique montrant les relations de parenté entre des groupes d'êtres vivants. de ces espèces incluant des spécimens anciens et d’autres, récemment échantillonnés.

Ces poissons (seriole limon, seriola rivoliana) naviguent sous un épais radeau de sargasses.
© IRD - Sandrine Ruitton
Mais les algues, véritables écosystèmes, sont aussi le lieu de vie de nombreux animaux. Au MIO, les chercheurs utilisent leurs archives pour comprendre les interactions entre les forêts marines et les êtres vivants qui les peuplent. FrayèresLieu où certaines espèces comme les poissons, les grenouilles, les mollusques et les crustacés produisent ou déposent leurs œufs., nurseries, refuges, leurs rôles sont multiples et indispensables au bon fonctionnement des mers et des océans.

2 760 espèces sont actuellement inventoriées dans la collection ARIM (Arthropodes d’intérêt médical), une des plus importantes d’Europe.
© IRD – Patrick Landmann
400 000 arthropodes conservés pour la santé
Pour combattre les maladies transmises par les insectes, les scientifiques de l’UMR MIVEGEC (Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle) basée à Montpellier disposent d’un véritable trésor : la collection Arthropodes d’intérêt médical (ARIM). Ses 400 000 spécimens d’arthropodesEmbranchement du règne animal comprenant tous les animaux invertébrés à pattes articulées et dont le corps est formé de segments.dont certains datent des années 1950, leur permettent de mieux connaître et comprendre ces vecteurs de pathogènes. Leur quotidien ? Identifier, conserver, cataloguer et étudier avec soin leurs pensionnaires. Les entomologistes parcourent également les régions tropicales pour enrichir leur collection et capturer de nouveaux insectes.
Diaporama : piéger les moustiques adultes
Les scientifiques ciblent ainsi une espèce dans une région donnée et partent à la recherche de ses lieux de vie. Leur objectif : déterminer la répartition et la biologie des arthropodes dans la zone, information essentielle à l’étude de ces vecteurs.
À cet effet, ils installent des pièges olfactifs après avoir examiné et déterminé le comportement des insectes. Au sein du piège, des souris enfermées dans une cage. Par leur odeur, elles attirent les moustiques qui sont alors aspirés par un ventilateur posé au-dessus de leur enceinte, et retenus par le flux d’air créé dans un sac fait de tulle moustiquaire. Les entomologistes récupèrent ensuite la précieuse récolte et comptent les insectes. Problème : ces spécimens sont souvent abimés par les pièges. Des captures complémentaires sont alors nécessaires pour recueillir des individus en bon état.

Prélèvement de larves de moustiques à Mayotte.
© IRD - Vincent Robert
Une autre solution consiste en l’élevage en laboratoire des larves prélevées avec des pipettes sur le terrain. Ce processus permet d’obtenir des spécimens en excellent état pour leur conservation. Les observations réalisées lors des prélèvements sur les gîtes larvaires complètent également les données déjà obtenues sur les insectes adultes.

Un spécimen d’Aedes aegypti est monté sur minutie, en double épingle.
© IRD - Patrick Landmann
Les insectes sont ensuite épinglés et montés sur un carton piqué lui-même par une grosse épingle : il s’agit du montage sur minutie dit en double épingle. Ils sont placés dans des boîtes de transport qui devront être envoyées avec toutes les précautions possibles vers Montpellier, où ils seront étudiés et conservés.

Philippe Bousses, taxonomiste, est chargé de la conservation et de la mise en valeur des collections.
© IRD - Carole Filiu-Mouhali
Au sein des locaux de MIVEGEC, les deux salles de conservation accueillent 400 000 spécimens d’arthropodes : moustiques en majorité, phlébotomesMoucheron des régions méditerranéennes et tropicales, vecteurs, entre autres, de la leishmaniose., glossines (mouches tsé-tsé) culicoïdesGenre de moucherons, dont la piqure par les femelles, hématophages, est vive. Vecteurs d’épizooties, ils sont appelés « sand-flies » en anglais., puces, poux, tiques et autres acariens. Ramenés dès les années 1950 d’Afrique, d’Asie et d’Amérique par les chercheurs de l’ORSTOM puis de l’IRD, ils permettent aux scientifiques d’étudier, entre autres, l’évolution génétique de ces espèces.

© IRD - Carole Filiu-Mouhali
8 % des espèces d’insectes d’intérêt médical et vétérinaire décrites dans le monde l’ont étés par l’ORSTOM puis l’IRD.
Aujourd’hui, les taxonomistes découvrent et conservent de nouvelles espèces provenant de régions reculées, d’un ilot granitique des Seychelles à des forêts tropicales. Ils s’intéressent aussi à des spécimens apparaissant dans certains territoires, comme l’espèce invasive Aedes albopictus (moustique tigre) en Europe.

Gilbert Le Goff, entomologiste, réalise un montage d’insecte sur minutie.
© IRD – Patrick Landmann
Les scientifiques des instituts de recherche français ou étrangers se rendent à Montpellier pour consulter la collection ARIM et identifier des spécimens. Tout entomologiste peut aussi caractériser à distance un arthropode grâce à des logiciels d’identification en ligne, conçus collaborativement par l’IRD et ses partenaires. Ces derniers sont également utilisés à des fins médicales par des agences de santé ou des instituts concernés par les problématiques vectorielles au Sud ou en Europe.
Diaporama : un trésor minutieusement conservé
Si les découvertes ne sont pas aussi abondantes qu’auparavant, - la biodiversité des régions reculées est de plus en plus connue et accessible - les enjeux de conservation restent forts. Les espèces nouvellement intégrées à la collection sont dessinées, photographiées et décrites dans des publications scientifiques. De futurs outils moléculaires permettront par la suite de mieux exploiter l’ADN de la collection qui offre un gisement de données important pour les spécialistes de la biodiversité, de l’évolution ou de l’écologie.

Planche de l’herbier de Nouvelle-Calédonie, à Nouméa, datant de 1942.
© IRD - Jean-Michel Boré.
À Nouméa, la fine fleur des herbiers
En Nouvelle-Calédonie, l’Herbier NOU, plateforme gérée par l’UMR AMAP, conserve à Nouméa plus de 100 000 planches de fleurs et de fruits de l’archipel. Créé en 1963, il a pour objectif d’identifier et d’archiver sa flore prolifique et méconnue. Chaque année, entre 1 000 et 1 500 nouveaux spécimens enrichissent la collection.
Diaporama : Prélever loin et haut
1836 : c’est la date de la plus ancienne planche de l’herbier de Nouvelle-Calédonie. Jusqu’à sa création, les échantillons récoltés étaient envoyés à Paris au Museum National d’Histoire Naturelle. Depuis, certains ont été restitués et de nouveaux spécimens étoffent constamment la collection.
Mais comment dénicher des fleurs et des fruits endémiques, qui ne poussent parfois que dans certaines régions isolées de l’île ? Les chercheurs en systématiqueDiscipline des sciences naturelles qui a pour objet d'inventorier tous les organismes vivants, existants ou ayant existé. déterminent la localisation des espèces qu’ils souhaitent récolter à partir des points GPS associés aux spécimens de l’herbier : le lieu de récolte est en effet systématiquement noté lorsqu’une plante est introduite dans la collection. Ils peuvent ainsi vérifier sur le terrain si l’espèce est toujours présente dans ce lieu. À partir de ces données, les scientifiques organisent leur mission : l’équipe part en petit groupe, souvent en 4x4, pendant plusieurs jours. Si besoin, dans les régions les plus reculées, un hélicoptère apporte le matériel nécessaire et récupère la précieuse moisson pour la ramener à Nouméa.

Des scientifiques tentent de récolter des échantillons à l’aide d’un échenilloir.
© Céline Grignon
En forêt, l’échenilloir – une longue perche au bout de laquelle est attaché un sécateur – est un outil indispensable. Il permet de récolter des échantillons jusqu’à 20 mètres de hauteur. Si les branches sont plus hautes, les scientifiques doivent alors se hisser sur l’arbre. Plusieurs rameaux sont systématiquement rapportés, qui seront répartis entre l’herbier de Nouvelle-Calédonie et d’autres herbiers internationaux, dont celui du Museum National d’Histoire Naturelle de Paris, qui archive toujours la flore de l’île. Des spécimens fertiles, portant feuilles, fleurs et/ou fruits permettant l’identification des espèces, sont prélevés.

Le buvard, auquel est ajouté du papier journal, accélère le séchage des spécimens.
© Hervé Vandrot
Sur le terrain, les plantes sont tout de suite insérées dans une presse avec du journal. De retour au laboratoire, les presses sont rouvertes : chaque spécimen est intercalé entre du buvard et de la tôle ondulée. Elles sont ensuite mises à sécher dans une étuve à 50°C pendant trois à huit jours selon l’épaisseur des échantillons : l’objectif est de les déshydrater complètement. Pour certaines plantes très épaisses ou très mucilagineusesContenant une substance visqueuse., plusieurs semaines de séchage sont nécessaires. Une fois étuvées, les plantes sont disposées dans un congélateur pendant trois semaines afin d’éliminer les insectes phytophagesInsecte qui se nourrit de matières végétales. qui pourraient les abîmer.

Planche de Zygogynum bicolor, espèce appartenant à une lignée de plante à fleur archaïque et présente uniquement dans les montagnes du centre de la Grande Terre, entrée dans l’herbier en mai 2011.
© IRD - CNRS / Thibaut Vergoz
Les plantes sont ensuite intégrées dans l’herbier. Sur chaque planche sont indiqués le nom de l’espèce, sa description et le lieu de sa collecte. Mais si 1 000 à 1 500 nouveaux spécimens entrent chaque année dans la collection, une centaine d’espèces reste à ce jour non décrite. « Nous organisons des missions de collecte et des amateurs nous apportent également des échantillons, explique David Bruy, responsable de l’herbier. C’est le signe d’un herbier vivant, qui n’est pas figé ! Mais nous n’avons pas le temps de traiter toutes ces données. En moyenne, depuis 2000, une nouvelle espèce est décrite par mois en Nouvelle-Calédonie. »

David Bruy, responsable de l’herbier, renouvèle le silicagel présent dans les boites de conservation.
© Josepho Bahormal
D’autres moyens de conservation sont utilisés. Lors de la récolte, les scientifiques plongent par exemple des fragments de feuilles dans du silicagelGel de silice utilisé comme desséchant.. Ces échantillons sèchent très rapidement, ce qui permet de préserver leur ADN pour des études moléculaires.
Certains fruits ou fleurs sont également conservés dans de l’alcool à 70°. Ils gardent ainsi leur taille et leur forme tridimensionnelle, ce qui permet une étude morphologique plus fine. Comparer les caractéristiques des spécimens entre eux constitue en effet un outil principal pour l’identification des espèces.

Yohan Pillon, chercheur en systématique de l’UMR Laboratoire des symbioses tropicales et méditerranéennes (LSTM), associé à l’UMR AMAP, compare les caractéristiques morphologiques des spécimens entre eux.
© IRD - Mina Vilayleck
Ce travail est essentiel pour mieux appréhender la flore de Nouvelle-Calédonie, très prolifique mais encore largement méconnue. L’herbier communique régulièrement ses données à la Red List Authority Flore NC, un réseau d’experts locaux et internationaux spécialistes de la flore calédonienne mandaté par l’UICNUnion internationale de conservation de la nature, afin de déterminer si les espèces identifiées sont en danger d’extinction.

En appliquant un analyseur XRF sur l’échantillon, le scientifique détermine sa teneur en métaux.
© Sandrine Isnard
Enfin, les plantes, bien que déshydratées, révèlent encore les substances qu’elles contiennent. Ailleurs sur le globe, elles absorbent rarement les métaux présents dans le sol, car toxiques pour elles. Mais elles sont nombreuses à le faire en Nouvelle-Calédonie où la terre est riche en minerai, notamment en nickel. En appliquant un analyseur XRF à spectromètre de fluorescence XMéthode d'analyse chimique élémentaire par analyse des spectres de rayon X. sur l’échantillon, les scientifiques déterminent sa teneur en métaux et connaissent ainsi toutes les espèces hyperaccumulatrices du territoire. Diverses applications peuvent ensuite être mises en œuvre : extraire les métaux de haute valeur des spécimens ou planter des espèces hyperaccumulatrices sur des sols pollués pour réduire leur teneur en métaux toxiques.

© Véronique Paullic
Les élèves dessinent des plantes à partir des spécimens, un vrai travail de systématicien.
Les portes de l’herbier s’ouvrent aussi aux écoliers pour les sensibiliser à la fragilité de la biodiversité de l’archipel. Du primaire au lycée, les élèves se mettent dans la peau d’un systématicien lors d’une journée. « C’est un véritable outil pédagogique, estime David Bruy. Nous pouvons leur faire comprendre le danger qui pèse sur ces espèces. Quand ils tiennent dans leurs mains le seul spécimen connu d’une espèce, ils prennent conscience du rôle qu’ils ont à jouer pour préserver la nature qui les entoure. »