Mis à jour le 28.05.2020
Dans le contexte d’épidémies émergentes, les premiers regards sont braqués sur l’épidémiologie, la virologie, les essais cliniques. Les sciences humaines et sociales ont aussi leur place, importante, dans l’étude du phénomène et la réponse à apporter. Deux anthropologues de la santé de l’IRD témoignent de leur travaux et actions, en France et dans la zone intertropicale, en cohérence avec leur expertise et celle de l’Institut.
Alors que la pandémie Covid-19 (pour Coronavirus19-related disease, « maladie liée au coronavirus 2019 », en anglais) submerge de plus en plus de territoires à l’échelle mondiale, les recherches battent leur plein pour accélérer le diagnostic, prédire l’évolution de l’épidémie grâce à la modélisation, identifier le traitement antiviral spécifique ou encore mettre au point un vaccin. En étroite articulation, d’autres chercheurs, ceux des sciences humaines et sociales, sont également à pied d’œuvre. C’est le cas, par exemple, de Marc Egrot et Alice Desclaux, deux anthropologues de l’IRD, mobilisés dès les premières alertes.

Devant les magasins, les files d'attente se mettent en place pour limiter le nombre de clients à l'intérieur.
© IRD - Marc Egrot
« L’épidémies et les mesures sanitaires évoluent très vite, annonce en préambule Marc Egrot, du LPED, dont un projet de recherche codirigé avec Sandrine Musso du Centre Norbert Elias de Marseille a été sélectionné par REACting (voir encadré) pour bénéficier d’un fond d’amorçage, comprendre un coup de pouce financier pour démarrer son étude. Nous avions initialement prévu de nous intéresser à la quarantaine des Français rapatriés de Wuhan à la fin du mois de janvier à Carry-le-Rouet, puis Aix-en-Provence. » Face à l’ampleur de l’épidémie, l’anthropologue et son équipe propose maintenant d’étendre la recherche à d’autres mesures sanitaires prises ultérieurement en phase 2 puis en phase 3 : « notre pôle d’intérêt demeure identique, il s’agit de documenter et d’analyser l’expérience sociale des mesures de limitation de la transmission du virus. »
Pour le site de Carry-le-Rouet, les scientifiques proposaient ainsi d’étudier la vie sociale de la quarantaine pour l’ensemble des acteurs sociaux impliqués ou concernés : les bénévoles de la Croix-Rouge française, les résidents à Carry, les pompiers, les personnes placées en confinement, etc..
Conséquence du confinement, le campus Saint Charles de Marseille s'est vidé de ses étudiants.
© IRD - Marc Egrot
Depuis le passage en phase 3 et l’état d’urgence, l’équipe propose d’étendre son champ de recherche à l’expérience sociale d’autres mesures de santé publique visant à limiter la transmission du virus Programme déposé à l’ANR : COMESCOV – Confinement et mesures sanitaires visant à limiter la transmission du Covid 19 : Expériences sociales en temps de pandémie en France, en Italie et aux USA1: les mesures de protection pour les professionnels paramédicaux en milieu hospitalier ou libéral ; les intervenants institutionnels ou citoyens apportant une aide aux personnes confinées en situation de vulnérabilité ; la construction de nouvelles sociabilités ou activités professionnelles, relationnelles ou ludiques ; l’expérience sociale de « la classe à la maison » et du confinement pour les enfants et les parents ; les changements induits pour les obsèques, funérailles et soins mortuaires (avec l’implication de la JEAI RiF&piCJeune équipe associée à l’IRD « Rites funéraires et épidémies »). « Les consignes sanitaires ont changé tellement vite que beaucoup d’acteurs sociaux ont été désarçonnés, souligne le chercheur. Raison pour laquelle nous analyserons aussi l’interprétation et la compréhension de ces changements rapides pour diverses catégories d’acteurs. »
L’équipe construite dans l’urgence comprends six chercheur(e)s à Marseille avec des compétences en anthropologie, en histoire et en sciences politiques auxquels s’associent deux chercheures en anthropologie en Italie et aux États-Unis qui travailleront sur une partie des axes proposés.
Quel impact les mesures instaurées pour limiter la transmission du virus ont-elles sur les populations ?
© IRD - Marc Egrot
Pour le recueil des données, le chercheur explique que « le programme proposé se servira de méthodes adaptées au contexte et déjà utilisées antérieurement dans des situations similaires : entretiens par téléphones, observations de réunions par visio-conférence, tenue de journaux par des personnes, notamment des enfants, en confinement, utilisation de réseaux sociaux ou encore l’observation par délégation ». Il insiste aussi sur le fait que « le programme proposé est articulé avec d’autres programmes qui se sont construits dans l’urgence, par exemple le programme CORAF (Coronavirus Afrique) en Afrique de l’Ouest, celui proposé par la fondation Croix-Rouge sur les bénévoles ou encore le programme MG-CORAGeneral practice in the face of an epidemic: the management of the Covid-19 crisis from a front-line perspective – Médecine générale face à une épidémie : la gestion de la crise du Covid-19 par les acteurs en première ligne porté par l’unité SESSTIM pour coordonner les efforts et ne pas sur-enquêter certains axes ou certains acteurs. »
« Il s’agit de recherche opérationnelle, précise Marc Egrot, dont le projet a été sélectionné par l’Agence nationale de la recherche L’ANR lance un appel à projets avec un processus accéléré d’évaluation et de sélection sur Covid-19. Doté d’un budget initial de 3 M€ et ciblé sur quatre priorités identifiées par l’OMS, cet appel Flash vise à soutenir rapidement les communautés scientifiques mobilisées sur le Covid-19.1. Autrement dit, il leur faut documenter et analyser au plus vite les données, pour que leurs résultats puissent contribuer à l’adaptation de la riposte, par des signalements de problèmes dans la mise en œuvre des mesures ou la rédaction de notes stratégiques. « En réalité, nombre de concepts développés en anthropologie médicale ou en histoire des épidémies, et les analyses héritées de l’étude d’autres épidémies, par exemple Ebola en Afrique de l’Ouest, vont nous aider à construire rapidement une recherche dans ce contexte d’urgence », souligne le chercheur.
Pour échanger sur le cadre théorique et discuter les résultats de manière comparative, Marc Egrot sait qu’il peut compter sur l’existence du Réseau anthropologie des épidémies émergentes (voir encadré), créé en réaction aux épidémies d’Ebola qui ont endeuillé l’Afrique de l’Ouest, à partir de 2014. Très réactif, ce réseau s’appuie, pour l’aspect pratique, sur des groupes Whatsapp dans lesquels les scientifiques échangent en direct : « Tout le monde connait des personnes volontaires pour témoigner », assure l’anthropologue.
REACTing
Alors que l’épidémie à coronavirus Sars-CoV2 continue de se propager, l’Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) se mobilise pour accélérer la recherche sur le virus et sur la maladie COVID-19, via l’action du consortium REACTing (pour REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases, « Recherche et action ciblant les maladies infectieuses émergentes »), coordonné par l’Inserm. Avec le soutien du ministère des Solidarités et de la Santé et du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 20 initiatives scientifiques ont été sélectionnées par le conseil scientifique de REACTing. Elles portent sur des thématiques aussi diverses que la modélisation de l’épidémie, la recherche de traitement ou la prévention.
Lors des épidémies d’Ebola, Alice Desclaux, également anthropologue de la santé, dans l’unité TransVIHMI, était aussi présente en Afrique. Pour elle aussi, le premier constat pointe la vitesse à laquelle les choses évoluent. « Il y a un mois, en se basant sur les vols directs en provenance de Chine, on pensait que l'Afrique serait touchée la première, notamment l’Afrique du sud, le Kenya, l’Égypte… alors que c’est l’Europe qui a d’abord été frappée. D'après l'OMS, en effet, les pays africains ont été atteints plus tardivement à partir de personnes venant d’Europe, et ce sont le Sénégal et le Nigeria qui ont été les premiers touchés », fait-elle remarquer.

Les murs de la cité universitaire de Dakar, repeints pour afficher des messages de prévention contre le Covid-19
© IRD - Alice Desclaux
Encore à Dakar, l’anthropologue analysait depuis 2019 la « preparedness », ou préparation aux pandémies en général, avec l’Institute for Development Studies de Brighton. L’expérience acquise dans la gestion d’Ebola a permis au Sénégal de se préparer sur certains points : « Qui doit faire le test, qui prend en charge les cas, qui va faire l’enquête épidémiologique pour identifier les cas contacts à haut ou bas risque, comment les personnes confinées vont être suivies… , tout cela a déjà été prévu. Mais, remarque l’anthropologue, il s’agit maintenant d’articuler les dispositions exceptionnelles avec la prise en charge ordinaire. Or, si apporter une réponse très exceptionnelle par une équipe spécialisée est un défi en Afrique, le défi se complique encore quand il faut articuler cela avec l’ensemble du système de soins, alors que tout le monde n’a pas été formé ou équipé, pour répondre à l’échelle que demande la pandémie de coronavirus ».
Surtout, Ebola n’est pas le Covid-19, et ce qui prévalait pour une épidémie n’est parfois plus d’actualité pour la seconde. En effet, l’un des drames d’Ebola a résidé dans le refus observé en Guinée, aux premiers temps de l’épidémie, de la population de conduire les malades dans les centres où les autorités sanitaires voulaient les prendre en charge. « Il avait été très difficile de convaincre les populations de conduire les malades à l’hôpital, où on pensait qu’ils étaient laissés pour mourir », rappelle la chercheure. Avec le Covid-19 au stade d’extension de l’épidémie, les recommandations sont à l’opposé : si l’on est malade, il faut rester chez soi, ne pas aller à l’hôpital où le risque de transmission est élevé et les services sont surchargés, mais maintenir un contact avec les services pour pouvoir être rapidement pris en charge en cas de complications. « L’injonction à ne pas venir à l’hôpital risquerait d’être mal perçue, s’inquiète Alice Desclaux. Quelle que soit la décision, ce sera un objet de critique, et de perte de confiance envers les politiques. »
Pour aider les autorités sanitaires à gérer les représentations de la maladie et de ces causes, des malades, des mesures de prévention et de traitement, des décisions des autorités politiques que se font les populations, la chercheure s’attelle dès lors à analyser les messages relayés sur internet et les réseaux sociaux. « Il y a peu, la France a été accusée d’avoir "coronisé" l’Afrique, selon le titre d’un quotidien sénégalais. Plus tard, des messages ont circulé déclarant que "la chaleur ou peau noire résistait mieux au virus"…. », énumère-t-elle. Beaucoup d’infox circulent sur les médias et réseaux sociaux, qu’Alice Desclaux et son équipe analysent en étudiant leur origine, leur cible et leurs effets sociaux.
La plupart de ces messages comportent une part de vérité plus ou moins importante. Souvent, c’est l’utilisation hors contexte qui rend l’information caduque. « Notre but, c’est d’analyser ces informations ou fake news que nous appelons des info(x) pour signifier leur statut a priori indéterminé, de les décoder et de voir en quoi elles peuvent poser un problème au Sénégal. Nous l’avons fait pour la chloroquine, promue sur les réseaux sociaux avant que son efficacité ne soit prouvée, ce qui a conduit les gens dans plusieurs pays d’Afrique à s’approvisionner sur le marché informel du médicament où les produits sont souvent de mauvaise qualité et à s’automédiquer sans être encadrés par des médecins ou des pharmaciens ».
Les chercheurs, en décodant les infox et en précisant leur sens et leurs effets sociaux par des études ethnographiques comparatives dans divers contextes, peuvent ainsi repérer les domaines où l’information du public est insuffisante, et informer les autorités sanitaires.
En France, comme au Sénégal, en ligne et hors-ligne, les comportements et expériences sociales vécues par tous vont ainsi être analysés, et décryptés, pour éclairer les mesures de santé publique. Ces travaux s’inscrivent dans une très large mobilisation et réactivité des chercheurs et unités de l’IRD face à la pandémie.
Réseau Anthropologie des Épidémies Émergentes : de Ebola au Sars-Cov-2
En septembre 2014, lorsque l’épidémie de la maladie à virus Ebola en Afrique de l’ouest s’est étendue à quatre pays (Sierra Leone, Liberia, Nigeria, Sénégal), en plus de la Guinée, des anthropologues travaillant dans la région ont créé le réseau SHS-Ebola (Réseau Ouest-Africain de Sciences Humaines et Sociales sur Ebola). Sa création fut initiée par l’équipe du Centre de Recherche et de Formation à la prise en charge clinique de Fann (CRCF) de Dakar. Soutenu par l’IRD et Expertise France, le Réseau a contacté les chercheurs en sciences sociales engagés ou susceptibles de s’engager dans des travaux de recherche, d’expertise ou de conseil autour de l’épidémie d’Ebola, pour ensuite constituer une liste de membres. Le réseau s’est ainsi étendu dans 10 pays ouest-africains. Son objectif est de promouvoir les échanges et partager des informations pour développer l’analyse des effets sociaux de l’épidémie et des dispositifs de riposte au plan régional.
À la fin de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, les coordonnateurs ont changé le nom du réseau afin d’étendre son champ d’étude à d’autres types d’épidémies. Ainsi, il s’appelle désormais « Réseau Anthropologie des Épidémies Émergentes » (RAEE).
Dès la flambée de l’épidémie Covid-19, déclarée le 30 janvier 2020 par l’OMS comme une urgence sanitaire à l’échelle internationale, puis une pandémie le 11 mars 2020, le Réseau, coordonné par Bernard Taverne, a mobilisé les chercheurs en sciences sociales dans différents pays francophones, notamment en Afrique de l’Ouest. Cette mobilisation vise à effectuer une veille médias de la presse en ligne pour ensuite analyser les perceptions, les représentations et les interprétations populaires des mesures de santé publique.