Navires de pêche industriels péruviens (senneurs) en pleine activité de pêche à l'anchois

© IRD - Arnaud Bertrand

Des gobies au menu des océans chauds

Mis à jour le 10.01.2022

L’anchois péruvien est le poids lourd de la pêche marine mondiale. Mais son habitat idéal, le courant de Humboldt, a longtemps été dominé par des poissons beaucoup plus petits. Son règne pourrait donc se révéler éphémère comme le montrent Renato Salvatteci du Centre pour l’Océan et la Société, en Allemagne et Arnaud Bertrand, directeur de recherche IRD dans l’unité MARBEC . Une réponse aux changements climatiques qui pourrait concerner d’autres océans de la planète. 

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Les eaux au large du Pérou regorgent d’anchois. La raison : la présence du courant de Humboldt qui leur offre une température idéale et des nutriments à foison.

L’essentiel des cinq millions de tonnes d’anchois pêchées chaque année sur le courant de Humboldt est transformé en farine pour alimenter l’élevage.

© IRD - Arnaud Bertrand

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Mais l’anchois n’a pas toujours été le roi de l’océan péruvien, surtout lorsque le gîte et le couvert ne lui étaient pas aussi favorables qu’aujourd’hui. Et il se pourrait qu’il perde à nouveau son trône comme le font craindre les travaux du paléo-océanologue Renato Salvatteci qui a mené son doctorat au sein de l’unité LOCEAN de l’IRD, et qui est actuellement à l’université de Kiel, en Allemagne. Des résultats qui éclairent d’un jour nouveau la réponse probable des écosystèmes au réchauffement des océans.

Des individus ou des espèces plus petites ?

Ce réchauffement a deux conséquences. D’une part, l’oxygène s’y dissout plus difficilement. D’autre part, il booste le métabolisme des poissons qui devient gourmand en oxygène. Or, plus ils sont « gros », plus ils ont du mal à oxygéner les cellules situées au cœur de leur organisme. Dans des océans plus chauds, la taille des poissons tendra donc à diminuer selon deux hypothèses non exclusives : une réduction de la taille des individus d’une même espèce et/ou un changement de communautés au profit d’espèces plus petites. « Mais, jusqu’ici, il été impossible de déterminer laquelle était valide car la pression de la pêche provoque les deux phénomènes, complète Arnaud Bertrand, écologue marin à l’IRD. Difficile donc de faire la part des choses entre le climat et la pêche ».

Des carottes sédimentaires de ce type ont servi à comparer la taille des poissons de la dernière période interglaciaire avec celle des poissons actuels.

© Renato Salvatteci-Kiel University

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Pour trancher, Renato Salvatteci s’est penché sur la dernière période interglaciaire, il y a 130 000 à 116 000 ans. Les températures et les teneurs en oxygène au large du Pérou y étaient similaires à celles prédites pour la fin de notre siècle, et bien sûr il n’y avait pas de pêche industrielle. Grâce à des carottes de sédiments, il a comparé les traces — écailles, squelettes, etc. — des poissons qui vivaient alors dans le courant de Humboldt et de ceux de l’holocène, la période actuelle, commencée il y a 11 700 ans.

Moins d’anchois, plus de gobies ?

Bilan, lors de la dernière période interglaciaire, « les individus d’une même espèce n’étaient pas plus petits. Par exemple, les anchois avaient la même taille que durant l’holocène [soit de 12 à 19 centimètres, ndlr.], explique le chercheur. En revanche, ils y étaient anecdotiques alors qu’y proliféraient des poissons mésopélagiquesQui migrent entre la surface et 200 à 1 000 mètres de profondeur., avec la domination surprenante des gobies qui ne mesurent pas plus de cinq centimètres de long et dont la population est actuellement insignifiante ». 

Écailles de poissons : anchois, sardine, maquereau, chinchard, merlu

© Renato Salvatteci - Kiel University

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« Nous ne pouvons pas prédire précisément quand cet effondrement drastique de la population d’anchois interviendra, ni s’ils seront remplacés à coup sûr par des gobies, mais il est probable que tôt ou tard des espèces plus petites, sans intérêt alimentaire et socio-économique, vont proliférer », poursuit Arnaud Bertrand. « Or, aujourd’hui, 98 % des anchois péruviens sont transformés en farine destinée à des élevages de poissons et animaux partout dans le monde ce qui contribue au réchauffement climatique, complète Renato Salvatteci. Au vu de nos résultats, la filière industrielle péruvienne de l’anchois qui représente 6 % de la pêche marine mondiale, toutes espèces confondues, doit donc se réformer et utiliser l’anchois pour l’alimentation humaine directe ».

 

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Modifier les régimes alimentaires humains

Certes, la farine de poisson se vend à prix d’or, mais anticiper la fin de cet eldorado pourrait être un bon calcul pour le Pérou comme le souligne Arnaud Bertrand. « L’anchois destiné à la consommation humaine nécessite moins de poissons, de meilleure qualité, et plus de bras pour les préparer. Et si les prix augmentent, ce sera socio-économiquement intéressant, souligne-t-il. Néanmoins, il faut aussi qu’ailleurs dans le monde, les gens arrêtent de consommer des poissons carnivores d’élevage sous peine de voir la farine de poisson remplacée par celle de soja dont l’impact écologique est aussi catastrophique avec notamment la destruction de la forêt amazonienne ! »
Enfin, les deux écologues avaient précédemment montré que l’incroyable productivité du courant de Humboldt ne date que du début du 20e siècle et est vouée à décliner.

 

Or, « les modèles prédictifs actuels de l’impact des changements climatiques se basent uniquement sur les données historiques issues de cette période faste, mais exceptionnelle, indique Arnaud Bertrand. Il est donc essentiel qu’à l’avenir, ils intègrent ces informations qui montrent la possibilité de changements drastiques de communautés au profit d’espèces de poissons aussi petits que les gobies, que ce soit au Pérou et sans doute ailleurs ; un constat que nous-mêmes, nous n’avions pas envisagé jusque-là ».