Des femmes d’un collectif de femmes Dalits tamoules en Inde rurale se regroupent pour évoquer les actions à venir, notamment pour lutter contre l’extraction de sable dans leur région.

© IRD – Isabelle Guérin

Développement : la place du genre

Mis à jour le 16.07.2021

À l’école, dans leurs relations familiales, à l’hôpital ou au tribunal, les femmes des pays du Sud font face à des inégalités au quotidien. Malgré de nombreux progrès constatés dans la scolarisation, en santé et en matière de législation, elles occupent moins que les garçons les bancs de l’université et les emplois salariés, sont soumises aux impératifs sociaux et restent davantage vulnérables que les hommes aux maladies et aux risques sanitaires. Pour autant, en Amérique latine, en Asie ou en Afrique, elles s’engagent à travers des réseaux associatifs et des collectifs locaux pour démontrer la valeur de leurs activités, affirmer leur rôle social et participer au développement de leur communauté. Les recherches menées par les scientifiques de l’IRD et leurs partenaires mettent en lumière ces entraves mais aussi ces espoirs.

 

Ces collégiennes de l'île de Java en Indonésie montrent fièrement leur bordereau d'examen.

© IRD – Christophe Z. Guilmoto

Scolariser les filles déconstruit-il les inégalités ?

En l’an 2000, les 181 pays participants sous l’égide de l’Unesco au forum mondial sur l’éducation de Dakar s’engagent à ce que la totalité des enfants bénéficie de l’école primaire et à instaurer l’égalité entre garçons et filles dans l’accès à l’éducation. La scolarisation de ces dernières doit permettre leur émancipation, leur accès au marché du travail et ainsi le développement économique des États.

20 ans après, qu’en est-il ? Selon l'indice de parité entre les sexes (IPS)Rapport entre la valeur d’un taux féminin et celle d’un taux masculin pour un indicateur donné., calculé à partir des taux de fréquentation scolaire, l’égalité a été atteinte dans le primaire et l'enseignement secondaire au niveau mondial, selon l’UNESCO. L’IPS a ainsi évolué dans le primaire d'environ 0,91 à 0,98 entre 1995 et 2019, de 0,90 à 0,99 pendant la même période dans le premier cycle du secondaire, et de 0,85 à 0,99 dans le deuxième cycle du secondaireGlobal education monitoring report 2020 / Gender Report / Unesco1.

Plus de filles au primaire…

Si la parité a progressé de manière générale dans le monde, les différences régionales sont grandes : en Inde ou en Amérique latine, le taux de scolarisation des petites filles a grandement augmenté et est parfois plus important que celui des petits garçons. A contrario, dans certains pays d’Afrique (Tchad, Guinée …) et d’Asie centrale (Afghanistan, Pakistan), malgré les engagements pris, l’IPS a moins progressé et s’établit à 0,9.

Les progrès vers la parité ont été inégaux selon les régions et les niveaux d'éducation - IPS ajusté du taux brut de scolarisation, par région et par niveau d'éducation, 1995-2018

© Source UIS Database - Global education monitoring report 2020 / Unesco

Bloc de texte

« De nouvelles politiques publiques, les investissements des gouvernements et des bailleurs internationaux dans l’offre scolaire ont permis ces évolutions, explique Marie-France Lange, sociologue au CEPED. La démocratisation politique, notamment en Afrique, a offert aux parents une période de stabilité et de paix qui leur a permis de se sentir davantage confiants en l’avenir et de scolariser leurs enfants. Avec l’augmentation du nombre des écoles privées et communautaires, ils ont eu également davantage de choix de scolarité. L’école apparaît maintenant indispensable, y compris aux filles, même au sein des populations les plus défavorisées. »

 

© IRD - Jean-Pierre Guenguant

Affiche de sensibilisation pour l'inscription des jeunes filles à l'école, au Bénin.

... mais des freins au secondaire

Alors que l’accès de ces dernières à l’école primaire s’est amélioré, les freins persistent cependant dans l’accès au secondaire et plus particulièrement au lycée. Ainsi, si 51 % des pays ont atteint la parité entre les sexes dans le secondaire inférieur (collège) en 2018, contre 45 % en 1995, seuls 24 % des pays l’ont atteint dans le secondaire supérieur (lycée) en 2018 pour 13 % en 1995.

L’accès des adolescentes aux études secondaires reste difficile. Ici au Laos, les jeunes filles sont bien moins nombreuses que leurs camarades masculins.

© IRD- Olivier Evrard

Bloc de texte

En cause, des établissements scolaires publics insuffisants pour accueillir un nombre important d’élèves, notamment en milieu rural. La question de la gratuité est essentielle pour l’accès des jeunes filles à la scolarité : si cette dernière est payante, un garçon sera favorisé par rapport à ses sœurs. L’accès à l’eau au sein du foyer peut également être problématique. Ainsi, des études menées au Mali ont montré qu’une source d’eau à l’intérieur de la concession augmente d’environ 25 % les probabilités de fréquentation scolaire des enfants, et des filles notamment. Le temps qui n’est plus utilisé pour la corvée d’eau est employé à de nouvelles activités, dont la scolarité fait partie.

Cette question de l’eau est aussi essentielle à l’école. Les adolescentes font en effet face à des infrastructures peu inclusives : les toilettes séparées filles/garçons sont raresUn cinquième des écoles primaires n’ont pas d'installations sanitaires de base séparées en 2018.1. Les difficultés d’accès à des points d’eau et les pénuries du précieux liquide dans les établissements scolaires génèrent également de l’absentéisme lorsque les jeunes filles ont leurs règles. Ce sont ainsi 335 millions de filles dans le monde fréquentant l'école primaire et les écoles secondaires qui manquent d'installations essentielles pour l'hygiène menstruelle.


« La question de la sécurité est également majeure, estime Marie-France Lange. Dans certains pays, et selon leurs catégories sociales, les parents craignent que leur fille soit harcelée et violée sur leur trajet pour l’école et sur place, par leurs camarades masculins ou l’équipe éducative. Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique pour contrer ces violences de genre et de condamnation juridique, les parents préfèreront garder leurs adolescentes à la maison pour les protéger plutôt que de les scolariser. » Enfin, dans certaines régions comme en Asie centrale ou en Afrique subsaharienne, les pressions sociales mettent souvent un frein aux aspirations scolaires des jeunes femmes. « L’école n’est pas forcément vue comme essentielle et positive pour leur futur rôle d’épouse et de mère, ajoute la chercheuse. Aussi, certaines familles préfèrent les marier tôt plutôt que les scolariser. Dans les pays où le mariage des très jeunes filles – moins de 16 ans – est autorisé, le taux de scolarisation des filles au secondaire est très bas. »

La scolarisation des adolescentes s’accompagne en effet d’un recul de l’âge au premier mariage et enclenche un début d’autonomisation, quant au choix du mari ou à la possibilité d’accéder à un travail salarié. Ainsi, au Sénégal, où les filles sont plus scolarisées que les garçons dans l’enseignement primaire et secondaire, l’âge médian de la première union est passé de 16,4 ans à 20,4 ans entre 1986 et 2018.

Construction du genre

Les petites filles sont souvent chargées du nettoyage de l’école, comme ici dans la province de Diên Biên au Vietnam.

© IRD - Nolwen Henaff

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Malgré ces effets positifs, la scolarisation massive n’a pas nécessairement permis de réduire les inégalités de genre. Ainsi, même lorsqu’elles sont à l’école, les petites filles sont rappelées à leur place sociale. Les petites élèves béninoises s’occupent par exemple du ménage de la classe et de la cour durant leurs récréations. Les maîtres leur demandent d’aller chercher l’eau et de donner le goûter aux plus petits tandis que les garçons jouent. À cela s’ajoutent les stéréotypes de genre concernant le rôle des hommes et des femmes présents dans les manuels scolaires, que ce soit en Afrique, en Asie ou en Amérique latine : les petits garçons y sont souvent présentés comme des héros, dans des activités valorisées et les petites filles, comme leur faire-valoir, principalement dans des activités domestiques ou liées au soin des enfants ou des personnes âgées.

« L’école légitime et renforce la construction du genre qui débute très tôt au sein de la famille, précise Bénédicte Gastineau, démographe au LPED. Elle forme les jeunes filles à remplir leur futur rôle de femmes. Avec un accès très limité aux études supérieures – à Cotonou, 75 % des étudiants sont des garçons par exemple – le plafond de verre de l’éducation est très bas. En ce sens, la scolarisation, seule, ne permet pas aux jeunes filles de s’émanciper. Le contexte social et économique est essentiel : une adolescente provenant d’une famille aisée d’une grande ville pourra poursuivre une scolarité bien plus avancée qu’une jeune fille, vivant dans un village reculé au sein d’un foyer modeste. »

Migrer pour s’éduquer

En Afrique subsaharienne, de nombreux adolescents et adolescentes vivant en milieu rural choisissent d’autres moyens de se former. Ils émigrent en ville pour apprendre un métier, le plus souvent manuel : couture, restauration, mécanique... La distance géographique avec leur foyer parental leur permet de se libérer au quotidien de leurs obligations familiales : les jeunes garçons n’ont plus à s’occuper des tâches agricoles et les jeunes filles des plus jeunes de leur fratrie. Ces dernières, qui résident en ville le plus souvent chez d’autres membres de leur famille, sont tout de même assignées aux tâches domestiques, notamment en échange du logement et de la nourriture.

« Cette charge de travail domestique et de careConcept en sciences sociales recouvrant à la fois la responsabilité à l’égard des personnes dépendantes et vulnérables et le fait de prendre part aux soins., spécifique aux adolescentes, les contraint, notamment par rapport à leur formation, raconte Mélanie Jacquemin, sociologue au LPED. Par exemple, elles ne se rendent que la demi-journée dans un atelier de couture alors que les garçons, qui sont exemptés de ces activités, peuvent y travailler toute la journée. Si elles ne remettent pas en cause ces tâches domestiques, continue la chercheuse, en venant suivre une formation, elles se projettent tout de même dans des signes et des voies de réussite sociale qui sont dans ces milieux sociaux, plutôt attendues des garçons. »
 

© IRD - Mélanie Jacquemin

À Ziguinchor, au Sénégal, les adolescents, garçons et filles, sont nombreux à se former dans des ateliers de couture.

Ces très jeunes migrantes émettent ainsi un discours plus égalitaire concernant les rôles des hommes et des femmes dans la société, estimant que les filles pourraient bien être mécaniciennes et les garçons faire la cuisine ou réaliser des tâches domestiques. « Cependant, plus ils grandissent, plus la pression sociale se fait forte et les aînés (hommes et femmes) leur rappellent constamment les règles sociales et la nécessité de s’y conformer », souligne-t-elle.

« Les bailleurs internationaux souhaitaient utiliser la scolarisation massive des filles comme outil de développement. Mais ces programmes sont parfois trop éloignés des réalités sociales et économiques. Une approche à plus petite échelle permettrait d’apporter des solutions concrètes : en Afrique de l’Est, une ONG a par exemple proposé des coupes menstruelles aux jeunes filles qui s’absentaient une fois par mois de l’école, cela leur a permis de s’y rendre en permanence. Ce type de démarche au plus près du réel, constitue un des moyens de faciliter l’accès des jeunes filles à l’éducation, et de déconstruire étape par étape les inégalités de genre », conclut Mélanie Jacquemin.


 

    • Marie-France Lange, CEPED (IRD / Université de Paris)

      Bénédicte Gastineau, LPED, (IRD / Aix-Marseille Université)

      Mélanie Jacquemin, LPED, (IRD / Aix-Marseille Université)

    • Mélanie Jacquemin, Doris Bonnet, Christine Deprez, Marc Pilon, Gilles Pison (dir.), 2016. Être fille ou garçon. Regards croisés sur l'enfance et le genre. Paris, INED, coll. « Questions de population ».

      Thorsen D., Jacquemin Mélanie, 2015. "Temporalités, savoir-faire et modes d'action des enfants travailleurs migrants au sein de la parenté élargie en Afrique de l'Ouest", Canadian Journal of African Studies, 49 (2), 285-299.

      Bénédicte Gastineau, Eve Senan Assogba. Proposer une lecture genrée de la cour de récréation dans les écoles primaires à Cotonou (Bénin). Adjamagbo Agnès, Gastineau Bénédicte. Le genre dans les recherches africanistes, LPED, AMU, IRD, 2017, 979-10-967630-2-3

      Bénédicte Gastineau, Josette Gnele, Saturnine Mizochounnou. Pratiques scolaires et genre dans les écoles primaires à Cotonou. Autrepart - revue de sciences sociales au Sud, Presses de Sciences Po (PFNSP), 2016, 74-75, pp.3-22

      Bougma M., Lange Marie-France, LeGrand T.K., Kobiané J.F. Stratégies reproductives à Ouagadougou : le rôle de la scolarisation des enfants. Autrepart, 2016, 74-75 (2015), p. 23-46. ISSN 1278-3986

      Lange Marie-France. La scolarisation primaire universelle est pour demain !. In : Courade Georges (dir.). L'Afrique des idées reçues. Paris : Belin, 2016, p. 399-404. (Mappemonde). ISBN 978-2-7011-9706-7

    • Carole Filiu Mouhali

    Femme vendant des sauces et des pâtes faites maison sur un marché de la ville de Bandiagara au Mali.

    © Flickr - Irina Mosel / ODI

    En Afrique subsaharienne, une émancipation familiale sous compromis

    À la fin des années 1970, les économies africaines subissent le choc de la crise pétrolière mondiale. Le FMI et la Banque mondiale imposent des plans d’ajustements structurels (PAS) aux pays en développement : austérité économique, privatisation des entreprises publiques, libéralisation du commerce extérieur...Ces mesures frappent rapidement les sociétés africaines. Les fonctionnaires, en majorité des hommes, perdent leur emploi et n’arrivent plus à subvenir aux besoins de leur famille. « En étant au chômage, les hommes ont vu se dégrader leur statut social, précise Agnès Adjamagbo, socio-démographe au LPED. Les femmes ont alors pris le relais : les revenus générés par leurs activités, en majorité dans l’informel, sont devenus essentiels pour assurer les dépenses du quotidien : loyer, scolarité des enfants, soins... »

    Les femmes travaillent principalement dans l’informel, comme ici, pour sécher les poissons après leur pêche, au Gabon.

    © IRD - Hubert Bataille

    Bloc de texte


    Aujourd’hui, en Afrique de l’ouest et centrale, les femmes travaillent toujours en grande partie dans l’informel, étant moins diplômées que les hommes. Bien qu’en augmentation, l’accès des jeunes femmes aux études supérieures reste en effet minoritaire dans ces régions. Elles œuvrent principalement à leur compte ou comme employées dans de petites entreprises familiales dans des secteurs estampillés féminins : restauration, artisanat, agriculture, commerces de rue...

    Pour autant, si elles sont nombreuses à être dans une logique de survie, certaines, plus éduquées, accèdent à des emplois salariés mieux rémunérés dans des entreprises publiques ou privées, ou se haussent à des postes traditionnellement réservés aux hommes. Dans les villes côtières, comme Lomé ou Cotonou, des femmes cheffes d’entreprise, diplômées des universités européennes ou américaines, prennent progressivement place dans le monde des affaires.

    Double charge, double pleine

    Cet accès au marché du travail a-t-il permis aux femmes d’être égales aux hommes au sein de leur famille ? Pas nécessairement : encore aujourd’hui, elles subissent la « double charge » : en plus de leur activité à l’extérieur du foyer, elles assument les tâches domestiques. L’autonomie financière qu’elles ont acquise ne leur a pas systématiquement conféré davantage de pouvoir au sein du foyer.

    Robinet cadenassé dans le quartier loti, légal et viabilisé, de Wemtenga à Ouagadougou, Burkina Faso.

    © IRD - Stéphanie Dos Santos

    Bloc de texte


    Ainsi, la gestion de l’eau au sein du ménage peut être révélatrice de cette inégalité. Lorsque les foyers disposent d’un robinet dans la cour ou à la maison, les femmes peuvent parfois dépendre des bonnes intentions de leur mari. Les hommes étant généralement chargés des dépenses domestiques les plus importantes, ils contrôlent souvent l’accès au robinet pour éviter des factures trop onéreuses. « Ils peuvent par exemple installer un cadenas sur le seul robinet de la cour s’ils estiment que l’eau est gaspillée, explique Stéphanie Dos Santos, socio-démographe au LPED. En fonction de cela, les femmes doivent s’organiser pour gérer les stocks. Et malgré ces responsabilités au sein des ménages, elles sont encore insuffisamment impliquées dans la gestion de l’eau au niveau communautaire ou plus global, et ce, malgré les volontés affichées des bailleurs internationaux. »

    Si l’autonomie financière permet aux plus aisées de confier leurs obligations domestiques à du personnel de maison, des femmes majoritairement, l’homme reste seul détenteur légitime du statut de chef de famille, quel que soit le milieu social. Dans l’idéal sociétal, il dispose d’une bonne situation et soutient l’ensemble de sa famille élargie. Vis-à-vis de leur entourage, les femmes dissimulent ainsi leur participation financière aux frais de la maison afin de ne pas lui faire ombrage.
     

    © IRD - Alain Rival

    Le temps de transport accentue la durée des journées des femmes entre la gestion du foyer, des enfants et du travail.

    « Le primat du masculin sur le féminin demeure, poursuit Agnès Adjamagbo. L’institution familiale est la gardienne de ce fonctionnement normatif. Une femme célibataire qui travaille, gagne correctement sa vie et prend en charge les dépenses de sa famille subit de fortes pressions pour se marier. Le mariage constitue en effet une voie incontournable de réalisation pour les jeunes femmes : tant qu’elles ne sont pas mariées, elles ne se sentent pas respectables, ni respectées. »

     

    © robertharding / Alamy Banque D'Images

    Cérémonie de mariage dans un village du sud du Niger.

    Mettre au monde

    Une fois mariées, l’injonction d’avoir des enfants pèse considérablement sur les ambitions professionnelles des femmes et elles peinent à reporter leur projet de maternité. « Faire preuve de sa fertilité et mettre au monde trois ou quatre enfants reste très valorisé socialement, rappelle la chercheuse. Dans cette situation, le personnel médical rechigne à prescrire un moyen de contraception aux jeunes mariées, dont on attend un enfant dès la première année de leur union. Les femmes sont également réticentes à utiliser la pilule ou le stérilet, souvent associé au libertinage sexuel et à des effets néfastes sur la santé. »

    La contraception d’urgence offre parfois une alternative à celles qui ne souhaitent pas d’enfants, ainsi que l’avortement en cas de grossesse non désirée. Les législations très restrictives sur ce sujet dans ces régions rendent cependant la solution périlleuse.

    Des stratégies pour exister

    Pour contourner les inégalités de genre, les femmes opposent de fait des logiques de résistance sans s’installer dans des revendications frontales. Conscientes des pressions auxquelles elles doivent faire face, elles utilisent certains leviers pour tenter d’exister en tant qu’individu.

    Ainsi, les commerçantes sénégalaises intègrent des associations religieuses et organisent des événements pour accroître leur réseau, tisser des relations au plus haut niveau et bénéficier du soutien de dignitaires religieux. « Les réseaux d’affaires et de financement sont réservés aux hommes, rappelle Sadio Ba Gning, sociologue à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal). Alors les femmes utilisent la religion comme un réservoir identitaire : l’église ou la mosquée offre en effet des ressources matérielles, comme des locaux pour un magasin par exemple, relationnelles et symboliques. Accéder à des prières, des bénédictions peut également être perçu comme un soutien psychologique. »

     

    © MARKA / Alamy

    Des femmes se pressent devant la grande mosquée de Touba durant le pèlerinage du Grand Magal au Sénégal.

    Bloc de texte

    Enfin, certaines femmes célibataires, très investies dans leur carrière professionnelle n’hésitent pas à se marier avec un homme polygame et acceptent de devenir une deuxième ou une troisième épouse. Elles répondent alors aux exigences sociales, et peuvent continuer à travailler et à se déplacer car leur mari est peu présent. La réussite économique des femmes se bâtit ainsi en équilibre entre leur besoin de liberté et la conformité aux normes maritales et maternelles imposées. L’émancipation est réelle mais reste « sous compromis ».

    • Agnès Adjamagbo, LPED (IRD, Aix-Marseille Université)

      Sadio Ba Gning, Université Gaston Berger de Saint-Louis

      Stéphanie Dos Santos, LPED (IRD, Aix-Marseille Université)

    • Agnès Adjamagbo. Femmes africaines et vulnérabilité, la situation est-elle en train de changer ? Adjamagbo, Agnès (ed.); Gastineau, Bénédicte (ed.); Golaz, V. (ed.); Ouattara, Fatoumata (ed.). La vulnérabilité à l'encontre des idées reçues, LPED, p. 34-51, 2020, Les Impromptus du LPED (FRA), 979-10-967630-8

      Agnès Adjamagbo, Bénédicte Gastineau, Norbert Kpadonou,Travail-famille : un défi pour les femmes à Cotonou. Recherches féministes, 2016, 29, pp.17-41

      Stéphanie dos Santos, Madeleine Wayack Pambè. Les Objectifs du Millénaire pour le développement, l’accès à l’eau et les rapports de genre. Mondes en Développement, De Boeck, 2016, 174 (2), pp.63-78. 10.3917/med.174.0063

      Stéphanie dos Santos, G. Sangli. Tous les ménages vivant dans les zones informelles sont vulnérables aux risques environnementaux ? Adjamagbo, Agnès (ed.); Gastineau, Bénédicte (ed.); Golaz, V. (ed.); Ouattara, Fatoumata (ed.). La vulnérabilité à l'encontre des idées reçues, LPED, p. 78-89, 2020, Les Impromptus du LPED (FRA), 979-10-967630-8-5

      Sadio Ba Gning, Cheikh Sadibou Sakho, Marie-Thérèse Sène, Joseph Grégory, Les trajectoires familiales et les dynamiques de réseaux sociaux d’entrepreneures à Saint-Louis du Sénégal, DO  - 10.2307/j.ctvggx3tg.15

    • Carole Filiu Mouhali

    Une adolescente se fait vacciner contre le virus HPV (papillomavirus humain, responsable du cancer du col de l’utérus) dans un collège à São Paulo, au Brésil.

    © WHO / PAHO

    Santé : des vulnérabilités genrées

    La santé représente un enjeu majeur des rapports sociaux de genre, dans le monde mais encore plus au Sud. Là se concentrent les inégalités entre hommes et femmes que ce soit dans l’accès aux soins ou face à la maladie. Ce sont en effet le plus souvent ces dernières qui s’occupent des malades de leur famille, enfants, adultes ou personnes âgées. Elles sont chargées du careConcept en sciences sociales recouvrant à la fois la responsabilité à l’égard des personnes dépendantes et vulnérables et le fait de prendre part aux soins :  dans le champ de la santé, ce care, – prendre soin – est classiquement opposé au cure, traiter la maladie. Ainsi, elles se rendent dans les centres médicaux, achètent les médicaments et gèrent les objets liés aux soins.

    Des femmes attendent de recevoir une moustiquaire lors d’une distribution organisée en avril 2019 par l’OMS dans l’hôpital de Dondo au Mozambique.

    © WHO / Mark Nieuwenhof

    Bloc de texte

    « En Afrique, dans le cadre de la lutte contre le paludisme, des moustiquaires sont distribuées gratuitement aux femmes enceintes et pour les enfants de 0 à 4 ans, explique Marc Egrot, anthropologue et médecin au sein de l’UMR LPED. Ce sont les femmes qui viennent chercher en grande partie ces moustiquaires et qui s’en occupent au quotidien. De la même manière, lorsque des équipes sanitaires organisent des séances de vaccination, les femmes sont majoritairement présentes. Les messages d’éducation sanitaire s’adressent principalement à elles et renforcent leur part de responsabilité dans la bonne santé des membres de leur famille. »

     

    Accès à l'eau à Wankam, dans la région de Tillabéri, au Niger.

    © IRD – Tahirou Amadou

    Bloc de texte

    Cette responsabilité se traduit par une charge supplémentaire de travail au quotidien, en ce qui concerne par exemple l’accès à l’eau. Généralement en charge de la qualité et de la quantité du précieux liquide au sein du foyer, les femmes et les filles organisent leur emploi du temps en fonction des possibilités d’en trouver. « En Afrique subsaharienne, seuls 33 % des ménages urbains bénéficient d’un accès à l’eau au sein de leur domicile, indique Stéphanie Dos Santos, socio-démographe au LPED. Quand l’eau est uniquement disponible à un point d’approvisionnement collectif, les femmes doivent parfois se lever en pleine nuit pour aller la chercher. Ces contraintes sont génératrices de stress pour leur organisme, et également d’angoisse pour les femmes vivant dans des quartiers à l’insécurité notoire. »

     

    Des difficultés à se protéger et à se soigner

    Au-delà de la charge mentale que représente la responsabilité de la santé de leur foyer, les femmes sont fragilisées par une vulnérabilité accrue face à la maladie et aux contaminations. Elles rencontrent par exemple plus souvent des difficultés à obtenir des rapports sexuels protégés et à ainsi se prémunir contre les infections sexuellement transmissibles – sida, infection à papillomavirus humainou HPV, virus pouvant provoquer des cancers du col de l’utérus , hépatites, syphilis... Face à un homme qui ne souhaite pas utiliser de préservatif, elles négocient rarement cette protection.

     

    © IRD - Jean-Pierre Guenguant.

    Affiche de lutte contre le sida au Togo : l'abstinence et la fidélité sont prônées comme des moyens de lutte contre les maladies sexuellement transmissibles.

    Et lorsqu’elles tombent malades, elles sont souvent tributaires de leur mari pour l’accès aux soins. Si une femme est dépendante financièrement, ce dernier doit accepter de payer la consultation et lui laisser du temps, la décharger de ses tâches domestiques, pour qu’elle puisse consulter un médecin. Or, le dépistage du HPV, par exemple, est essentiel pour limiter son évolution vers le cancer. « 90 % des cancers du col de l’utérus se rencontrent en Afrique subsaharienne, rappelle Alexandre Dumont, médecin et épidémiologiste de la reproduction. Peu d’hommes connaissent cette maladie alors qu’ils ont un rôle à jouer pour aider les femmes à se faire dépister. Aux rapports de genre s’ajoutent les inégalités socio-économiques : ce sont les femmes les plus pauvres qui se font très peu dépister et qui développent ces cancers. »

    Objectif garçon

    Une fois mariées, les femmes sont encouragées à faire naître des garçons sous la double pression sociale et familiale. À travers la mise au monde d’un enfant mâle, elles répondent en effet aux exigences des lignées patrilinéairesMode de filiation pour lequel seule compte la parenté paternelle. Elles apportent l’assurance de la succession et se font ainsi accepter au sein de leur belle-famille. « Dans les pays où la fécondité est forte (Afrique, Asie centrale), les naissances se succèdent ainsi jusqu’à l’arrivée d’un petit garçon, explique Christophe Z. Guilmoto, démographe au CEPED. Les petites filles font l’objet de négligences : elles sont moins bien nourries et soignées que les petits garçons et elles survivent moins. »

     

    L’Inde constitue un des pays les plus touchés par les avortements sexo-sélectifs.

    © WHO - Christopher Black

    Bloc de texte

    En Asie et en Europe de l’Est, ce comportement passif se transforme à partir des années 1980 : dans ces régions, la fécondité diminue fortement et la grossesse se médicalise. L’accès à l’échographie se démocratise et l’avortement devient légal. Dans ce contexte, les avortements sexo-sélectifs se multiplient : dès que l’échographie permet de connaître le sexe du fœtus, les parents décident de mener la grossesse à terme… ou non. « Le ratio “naturel” est de 105 naissances masculines pour 100 féminines, poursuit le chercheur. Avec cette sélection in utero, le ratio peut aller jusqu’à 120, toujours en faveur des petits garçons. Ce déficit de petites filles produit un déséquilibre sur plusieurs générations et affecte la population dans son ensemble. Par exemple, en Inde, en Chine ou au Vietnam, les femmes deviennent rares sur le marché matrimonial. Les jeunes hommes, notamment les plus pauvres, rencontrent des difficultés à se marier et sont déconsidérés, mis à l’écart de la société. »

    Pour contrer ces démarches, les gouvernements interdisent aux médecins de divulguer le sexe du fœtus lors de l’échographie et de réaliser des avortements sexo-sélectifs. Des campagnes de promotion du rôle des femmes sont lancées et les États tentent de réformer le droit de la famille, c’est-à-dire d’offrir aux filles la possibilité d’hériter. « Mais c’est très difficile car ils se heurtent à une pression sociétale forte, ajoute Christophe Z Guilmoto. Actuellement, la situation se stabilise dans ces pays et le déséquilibre entre hommes et femmes se réduira dans les années à venir. Mais le phénomène pourrait toucher d’autres régions dans le futur, en Afrique et au Moyen-Orient par exemple, où la fécondité diminue de plus en plus et où l’avortement sexo-sélectif pourrait assurer aux familles d’avoir un garçon. »

    Césariennes, double peine

    La médicalisation de la grossesse entraine d’autres conséquences. Elle conduit les femmes, en Amérique latine, en Asie et dans certaines classes sociales aisées des villes africaines, à ne plus accoucher par voie basse mais par césarienne. Ainsi, une femme sur deux subit une intervention chirurgicale pour accoucher en République dominicaine (58 %), au Brésil (55 %) au Chili (50 %) et en Équateur (49 %). En Asie, les contrastes sont régionaux : à peine 6 % des femmes peuvent recourir à la césarienne dans l’État du Bihar au nord de l’Inde, mais 58 % dans celui, plus prospère, du Telangana au sud. Or, en moyenne, seuls 10 % des accouchements nécessiteraient une césarienne, car répondant à une problématique médicale.

     

    © WHO / Pallava Bagla

    Les femmes préfèrent souvent, en l’absence d’un proche les accompagnant, accoucher dans des blocs opératoires très médicalisés, comme ici en Inde.

    Pourquoi alors proposer une césarienne, un geste opératoire à risques ? « Pour le corps médical, cela permet de programmer un accouchement, répond Alexandre Dumont. C’est aussi un geste qui rapporte davantage au niveau financier qu’un accouchement naturel. Du côté de la société, dans certains pays asiatiques, la belle-famille, le mari peuvent pousser à une césarienne pour préserver le périnée de la future mère. Pour les femmes elles-mêmes, enfin, il peut paraître plus rassurant d’accoucher dans un milieu très médicalisé alors qu’elles sont rarement accompagnées par un proche durant cet événement. »

    Les risques sont nombreux que ce soit pour la mère – hémorragie, arrêt cardiaque, thrombose veineuse ou problème lié à l’anesthésie – et pour l’enfant : détresse respiratoire, mauvaise constitution du microbiote intestinalL’enfant né par voie basse ingère les sécrétions de sa mère qui alimentent son microbiote, l’ensemble des micro-organismes qui vivent dans le tube digestif.1, allaitement plus difficile à mettre en place…

    Cette situation aboutit à une « double peine » pour les femmes : celles qui vivent dans des pays où l’infrastructure médicale est peu développée ont très peu accès à la césarienne - 28 pays n’atteignent pas un taux de 5 % de césariennes – alors que d’autres subissent les conséquences de cette surmédicalisation de la grossesse. Pour apporter des réponses à cette ambivalence, un réseau international de chercheurs coordonné par l’IRD – Quali-decCe réseau financé par l’OMS et la Commission européenne rassemble des chercheurs et médecins travaillant en Argentine, au Burkina Faso, en Thaïlande et au Vietnam. 1- s’est constitué. Il propose des actions concrètes afin de diminuer le nombre de césariennes injustifiées au niveau médical. « Associer davantage les femmes aux prises de décision concernant leur grossesse, leur permettre d’être accompagnée par un proche durant leur accouchement, apporter des outils d’informations aux soignants sont autant d’approches qui aideront, nous l’espérons, à une prise en charge plus adaptée aux besoins des femmes », conclut Alexandre Dumont.

    Charge mentale, surexposition aux maladies, risques liés à la maternité et à la sexualité… La prise en compte de la vulnérabilité genrée des femmes apparait ainsi aujourd’hui essentielle pour apporter les réponses les plus appropriées aux questions de santé, qu’elles soient féminines ou globales.  

    Les hommes, victimes de leur masculinité

    Au début des années 2000, une étude menée sur l’accès aux traitements antirétroviraux au Burkina Faso met en lumière les pièges de la représentation sociale, notamment concernant les hommes. « Dans plusieurs centres de soins, notre recherche montrait que très peu d’hommes venaient chercher les médicaments nécessaires au traitement de leur infection à VIH, alors que la prévalence chez les femmes et hommes était équivalente », indique Marc Egrot. Être malade signifierait en effet avoir été incapable de se préserver soi-même ou ses proches de la maladie. En outre, la distribution de médicaments étant très souvent associée à celle de nourriture, cela révèlerait l’impossibilité des hommes à subvenir aux besoins de leur famille. Cette représentation de la force masculine, de la virilité, tant valorisée et défendue par les hommes eux-mêmes dans cette société, les rend de fait vulnérables dans leur accès aux services de santé et diminue leur possibilité de traiter efficacement la maladie dont ils souffrent.

     

      • Stéphanie Dos Santos, LPED, (IRD / Aix-Marseille Université)

        Alexandre Drumont, CEPED (IRD / Université de Paris)

        Marc Egrot, LPED, (IRD / Aix-Marseille Université)

        Christophe Z GuilmotoCEPED (IRD / Université de Paris)

      • Dumont A, Guilmoto CZ, « Trop et pas assez à la fois : le double fardeau de la césarienne », Population & Sociétés, 2020/9 (N° 581), p. 1-4. DOI : 10.3917/popsoc.581.0001. URL : https://www.cairn-int.info/revue-population-et-societes-2020-9-page-1.htm

        Dumont, A., Betrán, A.P., Kaboré, C. et al. Implementation and evaluation of nonclinical interventions for appropriate use of cesarean section in low- and middle-income countries: protocol for a multisite hybrid effectiveness-implementation type III trial. Implementation Sci 15, 72 (2020). https://doi.org/10.1186/s13012-020-01029-4

        Marc Egrot, Aminata Ndiaye. Opérationnalisation du concept de genre. Agnès Adjamagbo et Bénédicte Gastineau. Le genre dans les recherches africanistes, Laboratoire Population-Environnement-Développement,. Les Impromptus du LPED 2, pp.80-93, 2017

        Marc Egrot, Blandine Bila. Genre, maladie et médicament en Afrique de l’Ouest. Agnès Adjamagbo et Bénédicte Gastineau. Le genre dans les recherches africanistes, Laboratoire Population Environnement Développement, Aix-Marseille Université, pp.43-53, 2017, Les Impromptus du LPED 2, 979-10-96763-02-3

        F., Guilmoto,CZ, K.C. K. C. S, Ombao H, 2020, "Probabilistic Projection of the Sex Ratio at Birth and Missing Female Births by State and Union Territory in India", PLoS One, 15(8): e0236673. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0236673

        UNFPA 2020. Against my Will. Defying the Practices that harm women and Girls and Undermine Equality, State of World Population, UNFPA, New York.

        Guilmoto, C.Z. and Dumont, A., 2019. “Trends, Regional Variations, and Socioeconomic Disparities in Cesarean Births in India, 2010-2016”. JAMA network open, 2(3), pp.e190526-e190526.

      • Carole Filiu Mouhali

      Manifestation en Argentine, le 8 mars 2020, pour demander la légalisation de l’avortement.

      © Flickr - International Women's Health Coalition

      Le droit, potentiel vecteur d’égalité

      Comment réduire les inégalités entre hommes et femmes ? Pour les militants des droits féminins, faire voter de nouvelles lois ou en abroger d’autres constitue un élément essentiel de leur combat. Les droits des individus sont en effet régis par différentes législations, dont le code de la famille ou code du statut personnel qui aborde les questions du mariage, de l’héritage ou du divorce, le code pénal, le code de la nationalité ou le code de la santé publique qui traite notamment de l’avortement. Dans les pays du Sud, ces législations ont fait l’objet de nombreuses évolutions depuis leur mise en place à la fin du 19e siècle.

      Codifier le privé en Afrique

      Original (en arabe) du texte intégral du Code du statut personnel signé par Habib Bourguiba et promulgué le 13 août 1956.

      © DR

      Bloc de texte

      « Au Moyen-Orient et au Maghreb, les questions de droit de la famille étaient gérées jusqu’au 20e siècle par des fiqhTraités juridiques rédigés par des juristes privés qui avaient transcrit dans ces ouvrages ce qu’ils pensaient être la volonté de Dieu, explique Nathalie Bernard-Maugiron, juriste et spécialiste du droit dans le monde arabe au CEPED. Les États ont par la suite intégré ces normes issues de la loi islamique dans des codifications sur le modèle du droit français, également usitées dans des protectorats anglais tels que l’Égypte. Des révisions ont été apportées pour atténuer la rigueur de certaines règles et ainsi améliorer le statut de la femme. Ces codifications diffèrent d’un pays à l’autre selon les volontés politiques et les contextes sociétaux propres à chacun d’eux. »

      Ainsi, en Tunisie, le président Habib Bourguiba impose par décret en 1956 un code de la famille novateur : interdiction de la polygamie, égalité entre hommes et femmes face à la procédure de divorce… A contrario, le Maroc et l’Algérie, respectivement en 1959 et 1984, mettent en place des codes de la famille très conservateurs. Sous la pression des mouvements féministes, ils seront révisés en 2004 au Maroc et en 2005 en  Algérie. Plus au sud, dans les pays d’Afrique subsaharienne où la population est majoritairement de confession musulmane, les codes de la famille s’inspirent également de l’islam.


      Un statut qui reste inégalitaire

      Quel que soit le pays où elles vivent, les femmes sont affectées au quotidien par ces législations : elles sont sources d’entraves pour leur autonomie et leur capacité à faire des choix. Ainsi, lorsque leur mari souhaite prendre une autre épouse, elles ne peuvent s’y opposer : la polygamie est en effet autorisée dans les pays du Maghreb (sauf en Tunisie), du Moyen-Orient et dans plusieurs pays d’Afrique, même si au Maroc et en Algérie, elle est désormais subordonnée à l’obtention d’une autorisation préalable par le juge.

      Livret de famille algérien : l’homme peut se marier avec quatre femmes.

      © IRD – Carole Filiu Mouhali

      Bloc de texte


      En ce qui concerne l’autonomie financière, le régime matrimonial est communément en Afrique celui de la séparation des biens : chaque époux conserve les effets acquis avant et pendant le mariage. Cependant, les biens immobiliers sont généralement enregistrés au nom de l’époux, notamment le domicile familial. Et l’épouse ne possède que rarement des ressources propres avant son union. Ces dispositions fragilisent la position des femmes qui, en cas de divorce, ne peuvent prétendre à rester au domicile familial et à disposer de la moitié des biens achetées en commun durant le mariage.

      Un rôle intériorisé

      Cette précarité économique est renforcée par la question de l’héritage. Ainsi, au Maghreb, la dévolution successoraleEnsemble des normes qui permettent de désigner les personnes qui héritent d'un défunt, et la quote-part de chacun des héritiers. Elle définit l'ordre d'héritage. , régie par le droit musulman, prévoit que les filles reçoivent la moitié de ce que perçoivent les garçons. « Participer à la vie économique, investir, travailler, sont très difficiles dans ces conditions pour les femmes puisqu’elles ne peuvent pas être autonomes, poursuit Nathalie Bernard-Maugiron. Elles dépendent en effet financièrement de leur mari, qui doit pourvoir à toutes les charges du ménage en échange de leur obéissance.  Elles n’osent donc pas aller contre sa volonté car elles ne disposent d’aucune ressource personnelle. »

      Si l’obligation d’obéissance a été abolie, dans les trois pays du Maghreb par exemple, et le statut juridique de la femme amélioré – dans l’accès au divorce, la possibilité de rajouter des clauses dans le contrat de mariage en faveur de la femme ou l’abolition de la tutelle matrimoniale –, l’environnement social rend souvent difficile l’exercice par les femmes de ces nouveaux droits qui leur ont été garantis.

      Ainsi, au Burkina Faso, même si la législation offre aux femmes un statut plus favorable, plus égalitaire, ces dernières ne s’emparent pas toujours de leurs droits : « Elles ont intériorisé leur rôle et en cas de divorce par exemple, elles ne font pas souvent appel à un juge car il est inconcevable qu’une femme traîne son mari devant un tribunal, souligne Bilampoa Gnoumou Thiombiano, démographe à l’Institut supérieur des sciences de la population (ISSP) de l’université Joseph Ki-Zerbo du Burkina Faso. Les rapports au sein du couple sont moins inégalitaires grâce aux revenus des épouses et celles-ci négocient certains aspects de leur vie de par leur autonomie financière. Mais les femmes ne remettent pas véritablement en cause la place qu’on leur a assignée dès leur enfance. »

      Cour des droits de l’homme

      Le droit semble tout de même être un vecteur d’égalité pour les femmes, malgré les pressions sociales. En 2003, 49 des 54 États membres de l’Union africaine signent le protocole de MaputoProtocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique. Ce protocole garantit les droits des femmes, y compris l'égalité sociale et politique avec les hommes. Des associations féminines maliennes s’emparent de ce texte ratifié par leur pays pour remettre en cause le nouveau code de la famille adopté en 2011 par l’État malien.

       

      © Wikipedia - CL8~enwiki

      La majorité des pays africains a signé et ratifié le protocole de Maputo.

      « Le premier code de la famille malien a été édicté en 1962 et comportait des mesures discriminatoires envers les femmes, précise Marième N’Diaye, sociologue (CNRS/LAM). En 2009, un nouveau code plus favorable aux femmes est adopté. Mais sous la pression des groupes religieux, le gouvernement recule et une nouvelle version du texte est promulguée en 2011. Les associations de femmes considèrent qu’il ne fait que renforcer le caractère discriminatoire du code de 1962, ce qui les a poussées à engager un recours devant la cour des droits de l’homme de l’Union africaine. » Ces femmes estiment en effet que le nouveau code de la famille enfreint les engagements pris par le Mali lorsqu’il a ratifié le protocole de Maputo. En 2018, la cour des droits de l’homme leur donne alors raison et enjoint le Mali à réviser son droit de la famille pour l’adapter aux objectifs du protocole. 

      Les associations féministes s’emparent des espaces de négociation supranationales comme ici la 63e session de la Commission du statut des femmes de l’ONU, en mars 2019.

      © UN Women/ Amanda Voisard

      Bloc de texte


      Depuis, le Mali n’a toujours pas révisé son code de la famille. Pour autant, l’expérience malienne offre un exemple de combat juridique pour d’autres Africaines. Les Sénégalaises souhaitent par exemple obtenir le droit à l’avortement dans un pays qui l’interdit totalement – à l’exception de l’avortement thérapeutique, extrêmement limité et complexe à mettre en œuvre – , même en cas de viol ou d’inceste, en contradiction avec le protocole de Maputo. Ce dernier prévoit en effet la légalisation de l'avortement dans certaines circonstances : « en cas d'agression sexuelle, de viol, d'inceste, et lorsque la grossesse met en danger la vie de la mère et du fœtus ».

      « L’État a avancé sur le sujet à travers la création d’une “task force pour l’avortement médicalisé”. Ce comité a été très investi par les associations de femmes et des propositions ont été faites pour lever les sanctions pénales. Malheureusement, aucune réforme n’a été adoptée du fait de la pression des mouvements religieux. Aujourd’hui, les militantes sénégalaises considèrent que le recours aux juridictions supranationales pourrait être une solution pour faire avancer ce combat », estime la chercheuse.

      Amérique latine : du droit ou non d’avorter

      En Amérique latine, les femmes combattent aussi pour le droit à l’avortement. Sur ce continent, les législations à ce sujet diffèrent en termes de degré de permissivité, des pays où il est autorisé à la demande de la femme (Cuba, Guyana, Porto Rico, Uruguay et Argentine) à d’autres où il est totalement interdit (Salvador, Haïti, Honduras, Nicaragua, République Dominicaine et Suriname). « La légalisation s’est imposée selon une temporalité différente, indique Agnès Guillaume, démographe spécialiste des questions de santé reproductive à l’IRD. À Cuba par exemple l’avortement a été légalisé en 1965 alors que l’Argentine vient seulement de le rendre accessible à la demande de la femme, en 2020, après une tentative infructueuse en 2018. Les approches diffèrent également selon les pays. Ainsi, certains d’entre eux considèrent l’avortement uniquement comme un problème de santé publique à résoudre, alors qu’il s’agit d’une question de droit des femmes. Dans d’autres, le poids de la religion, des mouvements conservateurs et de la forte culture patriarcale constituent un frein aux changements législatifs. »

      En 2017, les législations de l’avortement diffèrent selon leur permissivité. Source : Global abortion policies database 2017.

      © IRD / CEPED - E. Opigez.

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      Ainsi, certains pays – comme le Honduras dont le Parlement a voté le 21 janvier 2021 une réforme de la Constitution inscrivant dans la loi organique l’interdiction totale de l’IVG – introduisent des réformes constitutionnelles pour imposer le droit à la vie dès la conception.  « Dans ce cas, l’avortement est considéré comme un délit voire un homicide passible de peines de prison pour les femmes ou les personnes qui les aident à pratiquer des avortements. Les mouvements féministes jouent alors un rôle très important pour faire évoluer les législations tel le mouvement des Foulards Verts en Argentine qui a permis de légaliser l’avortement le 30 décembre 2020 », ajoute Agnès Guillaume.

      Ces législations restrictives amènent les femmes à des pratiques à risque en procédant elles-mêmes à un avortement ou en recourant à un personnel soignant insuffisamment qualifié. Elles utilisent des médicaments, en particulier le misoprostol, un médicament hormonal connu pour ses propriétés abortives. Les femmes se le procurent via des réseaux informels, des pharmacies, mais ne disposent pas toujours des informations nécessaires à une utilisation appropriée. En parallèle, et pour remédier à cela, certaines ONG et associations distribuent ces médicaments et expliquent comment les utiliser de manière sécurisée.

      Pour autant, seule la légalisation permettrait à l’avortement d’être reconnu comme un droit à la santé des femmes, un droit sexuel et reproductif, et d’être enfin réalisé dans des conditions satisfaisantes et sans risque. C’est en ce sens que les mouvements féministes militent dans les pays du Sud où les législations sur l’avortement, mais aussi sur leurs droits personnels, restreignent leur liberté.

      Inde : l’égalité d’héritage peut améliorer les conditions de vie des filles

      En 1994, les États du Karnataka et du Maharashtra ont réformé la loi hindoue sur les successions afin d’établir l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage. Une étude de la Banque mondiale fait part d’investissements plus importants des parents pour leurs filles suite à cette évolution législative. Ses effets sur la deuxième génération de filles sont encore plus importants : les mères ayant bénéficié de la réforme dépensent ainsi deux fois plus qu’auparavant pour les études de leurs enfants de sexe féminin. L’autonomisation favorisée par la loi peut ainsi offrir aux femmes un pouvoir de négociation plus grand au sein du foyer et peut permettre d’améliorer leurs perspectives en matière éducative et financière. Cette réforme a été étendue à l’ensemble de l’Inde depuis 2005.

      • Nathalie Bernard-Maugiron, CEPED (IRD - Université de Paris)

        Bilampoa Gnoumou, Institut supérieur des sciences sociales (ISSP) du Burkina Faso

        Marième N’Diaye, UMR ISP (CNRS / Université Paris Nanterre)

        Agnès Guillaume, CEPED, retraitée

      • Guillaume, A., Rossier, C., 2018. L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences. Population 73, 225–332. https://doi.org/10.3917/popu.1802.0225

        Lerner, S., Guillaume, A., Melgar, L., 2016. Realidades y falacias en torno al aborto: salud y derechos humanos, Centro de Estudios Demográficos y Urbanos, El Colegio de México, Institut de recherche pour le Developpement. ed. El Colegio de México, Institut de recherche pour le Developpement, México. 

        Nathalie Bernard Maugiron, « La garde et l’intérêt de l’enfant devant les tribunaux égyptiens », in Y. Ben Hounet (dir.), Parentalités islamiques, Centre Jacques Berque, 2021, disponible en ligne : https://books.openedition.org/cjb/1787

        Marième N'Diaye. « Chapitre.3 Comment déterminer l’intérêt de l’enfant ? L’exemple de la justice familiale à Dakar » in Yazid Ben Hounet, Meriem Rodary, Catherine Therrien (dir.), Les parentalités en Afrique musulmane : repenser la famille à partir de l’intérêt de l’enfant, Rabat, Publications du Centre Jacques Berque, 2021.

        Gnoumou Thiombiano, Bilampoa, Le travail et la famille en milieu urbain : un défi pour les femmes à Ouagadougou. DOI: 10.2307/j.ctvggx3tg.13

      • Carole Filiu Mouhali

      Agricultrices du réseau brésilien d’agroécologie féministe RAMA (Rede Agroecológica de Mulheres Agricultoras).

      © RAMA

      Où en est l’empowerment féminin ?

      En Afrique, mais aussi en Amérique latine et en Asie, les femmes sont nombreuses à se battre tout au long du 20e siècle pour améliorer leur existence.  Elles se mobilisent à travers des initiatives collectives et solidaires pour remettre en cause les rapports de domination qui les marginalisent. Ces mouvements répondent au concept d’empowerment qui émerge au début des années 1980.

      Patriote éthiopienne pendant la résistance à l'occupation italienne (1936-1941).

      © DR

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      Ainsi, sous la colonisation, les femmes africaines jouaient par exemple un rôle important au niveau économique et politique. Elles géraient d’importants commerces, participaient à la lutte contre le colonisateur, en Égypte, au Ghana ou en Éthiopie où certaines étaient cheffes de guerre face aux armées italiennes présentes de 1936 à 1941 dans le pays. « Mais la volonté de normalisation des administrations coloniales et la mise en place progressive d’États centralisateurs redéfinit ces normes de genre, indique Pierre Guidi, historien au CEPED. Ainsi, au Nigéria, au début du 20e siècle, les femmes ont perdu leur pouvoir politique et économique car l'administration coloniale ne reconnaissait que les hommes comme intermédiaires. Dans les années 1920, de nombreuses Nigérianes multiplient les mouvements de protestations accompagnés de pillage de magasins et manifestent devant les administrations coloniales pour exiger la fin de ces mesures discriminantes. »

      Revue « L’Éthiopie révolutionnaire » janvier 1977. Sur la pancarte brandie par la femme située à gauche, il est écrit en langue amharique : "À bas la double oppression des femmes".

      © DR

      Bloc de texte


      Mobilisées contre les dictatures

      En Éthiopie, après le départ des armées italiennes, les femmes ne peuvent plus accéder au foncier ni embrasser de carrières militaires. L’État met en place des politiques de scolarisation avec pour objectif d’éduquer les femmes à devenir des mères et des épouses modèles à travers l’apprentissage des soins et de la puériculture. Elles sont également préparées aux métiers considérés comme féminins tels qu’institutrice, sage-femme ou infirmière. Peu d’adolescentes bénéficient de cette scolarisation dans les années 1960-1970 – elles ne représentent que 20 % des effectifs du secondaire et sont principalement issues des milieux aisés – mais elles l’utilisent pour reprendre leur place au sein de la société et s’impliquer dans des mouvements militants. À cette époque, elles sont en effet nombreuses dans les pays du Sud à se battre pour améliorer leur existence.

      Elles se mobilisent contre les pouvoirs en place, autoritaires ou dictatoriaux, et les violations des droits humains, à l’instar des Sud-africaines qui, dans les années 1970, organisent la résistance à l’Apartheid au sein des townships. En Argentine, les mères protestent chaque semaine depuis 1977 sur la place de Mai (Plaza de Mayo), en face du bâtiment où siège le pouvoir exécutif, pour retrouver leurs enfants « disparus », sous la dictature militaire (1976-1983). Pour le monde entier, elles deviennent ainsi les « folles de la place de Mai », reprenant à leur compte l’expression qui leur avait été attribuée pour les discréditer.

      L’empowerment, un processus de transformation ascendant

      Si les femmes s’impliquent au niveau politique, seul l’aspect économique est pris en compte dans les programmes « Femmes et développement » mis en place tout au long de la « Décennie des Nations unies pour les femmes » (United Nations Decade for Women), de 1976 à 1985. Ces projets postulent que les inégalités de genre peuvent être atténuées grâce à l’accroissement du pouvoir économique des femmes. Au début des années 1980, de nombreuses associations et réseaux féministes du Sud, dont notamment DAWNPour Development Alternatives with Women for a New Era, Alternatives de développement avec les femmes pour une nouvelle ère. Né en Inde, sa portée est mondiale, un réseau de chercheuses, de militantes et de responsables politiques féministes, dénoncent cette approche purement économique et individuelle. La femme est perçue comme dépendante d’un époux pourvoyeur de revenus et ces micro-projets restent cantonnés à la couture, l’élevage, etc.

      Pour les féministes de DAWN, le renforcement du pouvoir des femmes passe au contraire par « une transformation radicale des structures économiques, politiques, légales, culturelles et sociales qui perpétuent la domination selon le sexe, mais aussi l’origine ethnique, la classe ou l’âge » : c’est l’« empowerment ». La chercheuse Anne-Emmanuèle Calvès, sociologue à l’Université de Montréal, définit ainsi ce concept : « C’est un processus de transformation multidimensionnel, ascendant, qui permet aux femmes de prendre conscience, individuellement et collectivement, des rapports de domination qui les marginalisent, et construit leurs capacités à transformer radicalement les structures économiques, politiques et sociales inégalitaires. »« Empowerment » : généalogie d'un concept clé du discours contemporain sur le développement1 

      « Le concept dempowerment peut véritablement être transformateur s’il permet de repenser la valeur, estime Isabelle Guérin, socio-économiste au CESSMA. Le cœur des inégalités de genre provient d’une conception erronée de la valeur : ne serait valorisables et « productives » que les activités monétaires et marchandes, ce qui laisse dans l’ombre une grand nombre d’activités pourtant essentielles à la vie et souvent réalisées par des femmes. Regarder les luttes féministes sous l’angle de la valeur permet de mieux saisir leur potentiel transformateur. »

      Une membre du collectif de femmes Dalits tamoules en Inde rurale négocie avec un prêteur pour que les femmes accèdent à des prêts moins onéreux.

      © IRD – Isabelle Guérin

      Bloc de texte


      Ainsi, des femmes de basse caste en Inde rurale s’organisent à partir des années 1980 pour lutter contre l’extraction de sable et protéger la valeur des sols de leur région, non par souci de la « nature » mais car leur survie en dépend. Leur mobilisation permettra de faire réguler cette extraction de sable par l’État et de faire prendre conscience aux populations locales de la nécessité de revaloriser leur territoire. Aujourd'hui encore, elles s'organisent pour faire valoir leurs droits auprès des institutions.

      Toujours en Inde, dans l’état du Maharashtra, des collectrices de déchets se syndiquent à partir des années 1990 pour convaincre leur municipalité de la valeur de leur travail. Elles chiffrent les économies réalisées par la municipalité et revendiquent, avec succès, d’être rémunérées.

      Bloc de texte

      En Amérique latine, les femmes se regroupent depuis une quarantaine d’années pour travailler dans des cantines ou des crèches communautaires. Leur objectif : diminuer le temps passé à préparer des repas ou garder des enfants de manière individuelle et exiger d’être rétribuées. Grâce à leur action collective, elles obtiennent des subventions publiques pour ces travaux d’intérêt général : nourrir la population et élever des enfants dans des conditions satisfaisantes.

      Ces initiatives, toujours d’actualité dans ces différentes régions du monde, ont fait l’objet d’un documentaire réalisé par le Gender Centre du Graduate Institute de Genève :

       


      Une économie féministe et solidaire

      C’est dans le contexte de crise économique des années 1990 que se forge l’économie solidaire dans le sous-continent sud-américain. Alors que le marché de l’emploi formel exclut de plus en plus d’individus, de nouvelles formes de travail émergent. « Sous les dictatures, tout ce qui était perçu comme “informel”, “traditionnel”, était dévalorisé, indique Isabelle Hillenkamp, socioéconomiste au CESSMA. Au Brésil, avec la démocratisation, l’économie solidaire s’affirme comme mouvement social puis, sous les gouvernements de Inacio « Lula » da Silva (2003-2011) et Dilma Rousseff (2011-2016), se fait une place au plus haut de l’État avec un secrétariat national d’Économie solidaire au sein du ministère du Travail et de l’Emploi. Même si elle reste peu visible, elle concerne en grande partie le domaine du careConcept en sciences sociales recouvrant à la fois la responsabilité à l’égard des personnes dépendantes et vulnérables et le fait de prendre part aux soins, le « prendre soin », ainsi que l’agroécologie. Les femmes sont majoritaires dans ce secteur : contrairement aux hommes, elles n’étaient pas destinataires des programmes de la révolution vertePolitique de transformation des agricultures des pays en développement à partir des années 1960 fondée sur l'intensification, les intrants et l'utilisation de variétés de céréales à hauts rendements et ont conservé leurs savoir-faire traditionnels. »

       

      Les agricultrices commercialisent leur production, comme ici à l’occasion de la rencontre « Agroécologie et Féminisme » organisée par l’ONG féministe SOF dans la ville de Registro, dans l’état de São Paulo.

      © Archive SOF

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      Depuis les années 1990, et jusqu'à maintenant, ces femmes sont soutenues par des ONG locales qui mettent en place des programmes d’éducation populaire : les agricultrices se regroupent en réseau, comme par exemple le réseau local RAMARede Agroecológica de Mulheres Agricultoras, Réseau agroécologique de femmes agricultrices au sein desquels elles participent à des groupes de parole. Elles y apprennent à s’exprimer en public et à prendre confiance en elles : grâce à cela, elles réussissent progressivement à se convaincre elles-mêmes et à convaincre leur famille de la valeur de leur production. D’abord destinée à l’autoconsommation et à l’entraide locale, elle peut de plus générer des revenus lorsque l’excédent est valorisé dans des circuits de commercialisation.

      Le cahier agro-écologique comprend quatre colonnes : « a consommé, a donné, a troqué, a vendu », avec pour chacune la quantité et l’équivalent monétaire en Reais (R$).

      © Alair Freitas

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      La monétarisationCalcul de l’équivalent monétaire de la production des agricultrices constitue une stratégie pour mettre en lumière la valeur de leur travail. D’un point de vue pratique, elles notent ainsi dans des cahiers agro-écologiques ce qu’elles ont vendu, donné et troqué. Progressivement, elles se rendent compte que leur production totale, monétaire et non monétaire, a une valeur souvent supérieure à celle du salaire minimum. « Pour autant, cette part non monétaire, d’autoconsommation et de troc, ne doit pas disparaître, estime la chercheuse. Le fait de vendre ne doit pas détruire la sécurité alimentaire et l’entraide familiale et communautaire. »


      Ces mouvements féminins qui s’accroissent progressivement, notamment au Brésil et en Argentine, participent de cet empowerment économique et politique. Les agricultrices qui se déplacent de plus en plus au sein de leur pays, organisent leur réseau de mobilisation et forment d’autres consœurs, connaissent un processus d’évolution personnel et collectif majeur.

      Lors du congrès d'agroécologie 2017 à Brasilia, les femmes présentes protestent contre leur invisibilisation.

      © Groupe de Femmes de l’Articulation Nationale brésilienne d’Agroécologie.

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      Pour autant, les résistances sont grandes, notamment au sein des familles. Ces dernières peuvent percevoir cette évolution comme une menace et n’acceptent pas toujours que les femmes contribuent moins au travail domestique. Certaines agricultrices préfèrent ainsi se retirer de ces groupes par peur des représailles au sein de leur foyer. Des freins persistent également au plus haut niveau : lors du Congrès brésilien d’agroécologie organisé en 2017 à Brasilia, seuls des hommes participent à une plénière sur la mémoire de l’agroécologie. Les femmes présentes protestent contre leur éviction puis élaborent une frise mémorielle sur la place des femmes dans l’agroécologie.

       

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      Frise agroécologie brésil
      L’évolution de l’agroécologie féminine au Brésil est présentée à travers différentes étapes : la germination (1980-1989), la fécondation (1990-1999), les fleurs (2000-2009) puis les fruits (2010-2017).  Crédit : Groupe de Femmes de l’Articulation Nationale brésilienne d’Agroécologie.

       

      La fin de l’empowerment ?

      Au niveau international, si le concept d’empowerment a progressivement été adopté dans les années 1990 par les institutions intergouvernementales, il s’est progressivement vidé de son sens. En effet, malgré la multiplication d’indicateurs visant à mesurer les progrès accomplis en matière d’égalité homme-femme, de l’indice sexospécifique de développement humain à l’indice de participation des femmes à la vie économique et politique (Gender Empowerment Measure), ceux-ci demeurent éloignés de la définition multidimensionnelle de l’empowerment. « L’empowerment devient peu à peu un concept vague et faussement consensuel, qui dépolitise le collectif et est instrumentalisé pour légitimer les politiques et les programmes « top downdescendants » existants », souligne Anne-Emmanuèle Calvès.

      Loin de cette version globale et dépolitisée, les initiatives locales continuent cependant à fleurir de nos jours et s’ancrent dans les mémoires militantes. Ainsi, la jeune génération de féministes éthiopiennes souhaite s’inspirer de l’expérience de leurs aînées. « Des avocates et des militantes emprisonnées par le régime dictatorial dans les années 1980 fondent en 1996 l’“ Ethiopian Women’s Lawyer AssociationAssociation des avocates éthiopiennes pour défendre les femmes victimes de violence, rappelle Pierre Guidi. L’association est aujourd’hui un lieu de transmission entre ces militantes et les jeunes avocates qui utilisent de nouveaux moyens, médiatiques entre autres, pour agir. Ailleurs, dans les collèges et les lycées, les enseignantes qui ont grandi durant ces années 1970 marquées par des discours émancipateurs forment des clubs de filles non mixtes. Elles constituent des ressources importantes pour leurs élèves filles et s’engagent auprès d’elles contre le harcèlement pour que les violences de genre ne se reproduisent pas. »

       

      En Afrique, l’agroécologie, outil de développement communautaire

      En Afrique également, l’agroécologie offre aux femmes des possibilités d’autonomisation économique leur permettant d’accroître leur participation au sein de leur communauté. Au Sénégal, l’ONG Caritas et ses partenaires, accompagnent depuis 2006 plus de 2 000 femmes dans deux zones rurales de la région de Fatick, frontalière de la Gambie. Ces agricultrices usent de pratiques semblables à celles de l’agroécologie : association de cultures, usage du compost, de plantes fertilisantes, etc.  L’objectif de ce projet est double : améliorer les conditions de vie des ménages à travers le renforcement de leur sécurité alimentaire via l’autoconsommation familiale, et accroître leurs revenus et leur pouvoir d’achat à travers la commercialisation du surplus de production. « Grâce aux revenus tirés de leur vente, ces agricultrices se sentent davantage autonomes vis-à-vis de leur mari, indique Marie-Thérèse Daba Sene, doctorante en sociologie à l’Université Gaston de Saint-Louis au Sénégal. Si cette autonomisation économique est limitée, elle ouvre des perspectives d’émancipation en lien avec les hommes. Elles ne cherchent pas en effet à se soustraire aux structures patriarcales mais s’engagent dans des rapports sociaux et de création de richesses plus “solidaires”. Pour cela, elles s’appuient sur leurs revenus et leur capacité à négocier des stratégies de contournement des contraintes de genre et à concilier leurs rôles productif et reproductif. »  La majorité d’entre elles a ainsi pu améliorer l’alimentation des enfants et les a inscrits davantage à l’école. Certaines de ces femmes occupent aujourd’hui des postes de responsabilité au sein de leur village, ou font partie du comité de gestion des postes de santé.

       

       

        • Isabelle Guérin, CESSMA, IRD - Université de Paris - INALCO

          Isabelle Hillenkamp, CESSMA, IRD - Université de Paris - INALCO

          Pierre Guidi, CEPED, IRD - Université de Paris

          Marie-Thérèse Daba Sene, Université Gaston de Saint-Louis au Sénégal

        • Guérin, Isabelle and Santosh Kumar (2020) “Unpayable Debts. Debt, Gender and Sex in Financialized India.” The American Ethnologist, 47(3).

          Bédécarrats F., Guérin I., Roubaud F. (2020) (eds). Randomized Control Trials in the Field of Development : A Critical Perspective, London : Oxford University Press.

          Hillenkamp I., « Mobilisations pour l’égalité de genre et protection de l’environnement : une relation sous tension. L’expérience du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices RAMA (Brésil) », Actes de la Recherche sur le Développement Durable, n°1, à paraitre au 2e semestre 2021.

          Guérin I., Hillenkamp I., Verschuur C., « L’économie solidaire sous le prisme du genre : une analyse critique et possibiliste », Revue française de socioéconomie, 22, 2019, p. 105-122. ISNN 2804-3833. Manuscrit auteur en accès libre : https://hal.ird.fr/ird-02303236.

          Guidi Pierre (2020) Éduquer la nation en Éthiopie. École, État et identités dans le Wolaita (1941-1991), Rennes : Presses Universitaires de rennes, IRD, 352 p. (Histoire). ISBN : 2-7535-7681-5.

          Guidi Pierre (2020) « Enseigner l’histoire à l’heure de l’ébranlement colonial. Soudan, Égypte et empire britannique (1943–1960): by Iris Seri-Hersch, Paris, IISMM/Karthala, 2018, 384 pp., €29 (paperback), ISBN: 978-2-8111-1970-6. », Paedagogica Historica (avril 22), p. 1-2. DOI : 10.1080/00309230.2020.1742746. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/00309230.2020.1742746.

           

        • Carole Filiu Mouhali