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Le sujet
Lors d’une étude de suivi des femmes durant leur grossesse au Bénin, une équipe de recherche de l’UMR MERIT a rencontré des obstacles inattendus. L’investigateur, Manfred Accrombessi, expose les difficultés auxquelles s’est heurté le projet. Deux anthropologues de la santé, Alain Epelboin et Adolphe Kpatchavi, spécialistes de ces problématiques en Afrique de l’Ouest et au Bénin, proposent chacun une analyse du contexte culturel et des liens entre recherche et croyance des populations.
Les intervenants
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Manfred Accombressi
© DR
'' Nous avons rencontré des difficultés inattendues... ''
Manfred Accrombessi
médecin-épidémiologiste, investigateur du projet RECIPAL, UMR MERIT
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Alain Epelboin
© A. Epelboin
'' Préserver la “boule de sang” qui donnera le fœtus, de la convoitise des sorciers ''
Alain Epelboin
médecin et anthropologue de la santé, CNRS
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Pr Adolphe Kpatchavi
© Rita Saudegbee/IRD
'' Le désir de grossesse relève sociologiquement et culturellement de l’intime ''
Adolphe Kpatchavi
professeur de sociologie-anthropologie de la santé, Département de sociologie – anthropologie, Université d’Abomey Calavi - Bénin
La réponse de Manfred Accrombessi
« Notre équipe travaille de longue date sur le paludisme associé à la grossesse. Cette pathologie, qui fragilise les enfants à naitre, est en effet responsable d’une part importante de la mortalité infantile dans les régions impaludées d’Afrique. Mais il est difficile de savoir ce qu’il se passe au plan physiopathologique durant le premier trimestre de la grossesse, pour la mère comme pour l’enfant, car les femmes viennent rarement consulter avant le quatrième mois d’aménorrhée.
Pour y voir plus clair, nous avons entrepris une vaste étude dans le sud du Bénin1, intégrant des femmes en âge de procréer et en désir de grossesse, avant même qu’elles ne soient enceintes2. L’idée était de les suivre dès avant le début de la grossesse et jusqu’à la délivrance. Pour cela, elles ont été vues une fois par mois en période pré-conceptionnelle, et ont bénéficié d’un test de grossesse urinaire pour déterminer leur statut gestationnel. Puis lorsqu’elles ont effectivement été enceintes, la consultation prénatale s’est accompagnée d’examens biologiques et gynécologiques mensuels. Pour être incluses dans l’étude, les femmes devaient être en couple, vouloir concevoir à court terme et ne pas souffrir de problèmes connus de fertilité.
Or, malgré les actions de communication auprès de la communauté, nous avons rencontré des difficultés inattendues qui ont entravé à plusieurs reprises le recrutement de cette cohorte pré-conceptionnelle : une rumeur nous a associés à une célèbre prédicatrice originaire du village, suscitant la défiance de nombreuses personnes croyantes, notamment de religion catholique. La gratuité des soins autour de la grossesse, que nous offrions aux participantes, a aussi déclenché une suspicion sur nos buts réels. De même, les prélèvements de sang et surtout l’idée d’une biopsie de placenta, après la délivranceExpulsion du placenta, à la fin de l’accouchement, étaient difficile à faire accepter, jusqu’à ce que les premières participantes à accoucher rapportent qu’il ne s’agissait que d’un tout petit prélèvement et que leurs enfants se portaient très bien. Enfin, nous avons dépisté plusieurs fausses couches chez les femmes suivies, ce qui a pu laisser croire à certains que nous les attirions…
Nous n’avons recruté que 1200 participantes sur les 2000 escomptées, et finalement n’avons pu en suivre que 411 sur toute la grossesse, ce qui est en deçà de nos objectifs initiaux. »
Notes :
1. Dans les communes de Sô-Ava (rurale) et d'Abomey-Calavi (semi-urbaine)
2. Dans le cadre du projet RECIPAL (REtard de Croissance Intra-utérin et PALudisme)
La réponse de Alain Epelboin
« Explorer le début de la grossesse peut être une véritable gageure. Car sa déclaration publique, sa “socialisation”, ne se fait traditionnellement pas avant le troisième mois, avant d’être visible de tou.te.s - et ceci est presque un poncif de l’anthropologie du développement en Afrique subsaharienne : cette précaution vise à préserver la “boule de sang” qui donnera le fœtus, alors en formation et vulnérable, de la convoitise des sorciers anthropophages avides de s’en approprier la vitalité. Et ces dévoreurs redoutés font partie de l’entourage familial.
Cette réticence à dévoiler précocement une grossesse relève aussi de pratiques conjuratoires universelles, conscientes et/ou inconscientes, individuelles et/ou sociales vis-à-vis de tout événement heureux et/ou malheureux à venir.
Le sang, quant à lui, est un objet matériel et métaphorique, contenant la force vitale de l’individu. C’est une substance désirée par les sorciers-dévoreurs, pour accroitre leurs pouvoirs personnels, pour nuire à leurs futures victimes, et pour servir des pouvoirs politiques et économiques. Aussi le prélèvement, même d’une petite quantité de sang est-il assimilé à une spoliation, dommageable à la santé de son propriétaire : tout suivi clinique et/ou programme de recherche qui y a recours en Afrique subsaharienne et en population africaine migrante de première génération, nécessite une pédagogie psycho-anthropologique fine.
Il en est de même pour des études biomédicales basées sur des analyses de prélèvements de sang du cordon ou de placenta dans des familles où celui-ci est l’objet d’un traitement matériel et symbolique assimilable très souvent à celui d’un double gémellaire : enterrement à l’entrée ou à l’arrière de la maison, ou bien en hauteur, notamment pour les jumeaux, sur une fourche à une croisée de chemin.
L’équipe scientifique doit avoir une légitimité auprès de la communauté étudiée. Elle sera naturelle si elle en est issue et en connait les codes, ou sera à construire si elle est étrangère : cela passe par une attention aux représentations du corps, de la santé, de la maladie, du malheur des femmes suivies, en prenant le temps d’entendre leurs revendications et d’aider à les satisfaire. Les agents de santé locaux doivent si possible être impliqués, de façon à ce que les recherches participent au renforcement de systèmes de santé, souvent médiocres. »
La réponse de Adolphe Kpatchavi
« Cette étude s’est déroulée dans un contexte culturel assez particulier, peu documenté avant son démarrage.
S’agissant du recrutement des participantes, il faut savoir qu’en milieu tofin – le groupe où a eu lieu cette étude -, comme dans beaucoup d’autres communautés du sud du Bénin, l’intention ou le désir de grossesse relève sociologiquement et culturellement de l’intime. Il y a un secret entretenu autour de ce projet, d’autant que ce qui se passe entre une femme et un homme dans le domaine de la procréation ne fait pas tout : des entités spirituelles interviennent aussi, considère-t-on, autour des relations sexuelles, de la nidation d’un embryon, de la grossesse et de son issue… Il faut donc se garder de mettre le projet de maternité dans l’espace public, et même de le partager avec le personnel de santé.
Et le projet RECIPAL n’a pas su totalement déconstruire ces idées culturellement très enracinées avant de mettre en place la cohorte. La sensibilisation faite par l’équipe n’a pas suffi à obtenir l’adhésion communautaire autour de cette démarche introduite par un étranger. C’est d’autant plus vrai qu’une des caractéristiques de cette communauté lacustre est d’être très introvertie – peur de l’étranger et de tout ce qui vient de l’étranger -, à cause de son histoire faite de guerre et de razzias qui l’a poussée à se réfugier sur l’eau.
À propos du prélèvement d’échantillons de sang, des rumeurs ont pris une place importante dans l’imaginaires des femmes ciblées, de leurs conjoints et de leur entourage : dans un contexte où certaines divinités sembleraient se nourrir du sang humain1, procurant puissance et richesse à leurs acquéreurs venus de la région ou du Nigéria voisin, des soupçons se sont portés sur l’équipe de recherche. Elle a été considérée comme un relais déguisé des auteurs de ces pratiques rituelles alors à la une de l’actualité au Bénin.
Enfin, il ne faut pas mésestimer le rôle délétère joué par les acteurs de santé privés. L’offre de gratuité des examens et du suivi des grossesses portée par le projet a détourné des femmes vers les centres publics. Et certains responsables et personnels, qui voyaient leurs intérêts économiques contrariés, ont pu entretenir ce climat de défiance en profitant de leur proximité sociologique avec les communautés.
Le volet socio-anthropologique, au cours du projet, a néanmoins permis de déconstruire ces idées culturellement enracinées. L’équipe a utilisé comme levier les responsables religieux et les notables de la localité, avec qui des séances de travail ont été organisées afin de convaincre les femmes d’intégrer la cohorte ou d’y rester jusqu’à la fin de l’étude. »
Note :
1. Au sens métaphorique. Les instances, dieux, génies, sorciers se nourrissent du sang biologique des animaux sacrifiés, du sang humain métaphorique, mais pas du sang biologique.