Mis à jour le 08.04.2021
Cet article, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons, a été rédigé par Valérie Verdier, phytopathologiste, présidente-directrice générale de l'Institut de recherche pour le développement (IRD); Olivier Dangles, écologue à l'lRD; Philippe Charvis, Directeur Délégué à la Science de l'IRD et Philippe Cury, Senior research scientist à l'IRD.
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Pour rester connectés à leur époque, être entendus et avoir un rôle déterminant dans les grandes orientations futures, les chercheurs doivent prendre le virage de la « science de la durabilité ».
Dans les innombrables articles publiés depuis le début de l’épidémie Covid-19 par les scientifiques, le constat est toujours le même : le risque d’une pandémie mondiale existait ; les communautés scientifiques n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme ; les États ne se sont pas assez préparés alors que nous avons déjà connu des crises sanitaires, écologiques graves et qu’il y en aura de plus violentes.
Ces épisodes sont le résultat de nos excès et répondent à des logiques économiques et politiques dépassant les sphères de nos laboratoires. Pourtant, cette situation ne réclame-t-elle pas aussi que les communautés scientifiques revoient la façon dont elles construisent les savoirs et proposent des solutions concrètes pour relever les défis planétaires ?
Pour reprendre les mots du philosophe Edgar Morin dans un récent entretien, ne faut-il pas avoir le courage, en ces temps de crise sanitaire, de « voir les grandeurs de la science contemporaine en même temps que ses faiblesses » ?
Dépasser les intérêts disciplinaires
La science est aujourd’hui interpellée pour apporter des solutions, de nombreuses voix se font entendre, s’opposant parfois. Mais il faut aller vite, conseiller les politiques publiques et résoudre les problèmes. Si ces exigences sont légitimes, il est temps de mieux se préparer pour éviter les crises à venir.
La recherche contemporaine reste parcellaire, disciplinaire et manque singulièrement d’articulation entre les résultats qu’elle propose et l’ampleur des problèmes à résoudre. Éteindre « le feu Covid-19 » grâce à la recherche de traitements et de vaccins est indispensable pour sauver des vies… mais n’oublions pas que le reste de la planète brûle ! Nous devons travailler différemment, ensemble, si nous voulons avoir une chance de résoudre les crises environnementales.
Dans ce contexte, l’avènement récent de la « science de la durabilité » est un signe de changement radical dans la construction de nouveaux systèmes de savoirs. Elle se caractérise par le fait que ses problématiques de recherche trouvent d’abord leur source dans la confrontation aux problèmes du monde réel, plutôt que dans la dynamique propre des disciplines scientifiques qu’elle mobilise.
Il s’agit de favoriser des savoirs transdisciplinaires, co-construits entre les scientifiques et les acteurs de la société, dont la finalité dépasse des intérêts disciplinaires. Cette approche encore marginale, notamment en France, est essentielle pour une meilleure compréhension de la complexité du monde moderne et pour trouver des solutions plus globales aux défis économiques, sociaux et environnementaux de nos sociétés.
Développer des projets fédérateurs
En partant des objectifs du développement durable (ODD) établis en 2015 par les Nations unies, il est possible d’inventer de nouveaux cadres de recherche pour faire dialoguer les experts des différentes disciplines scientifiques et créer un savoir collectif.
C’est ce que tentent déjà de réaliser les experts de panels internationaux (GIEC, GSDR, IPBES), qui proposent un consensus scientifique pluridisciplinaire sans lequel nous serions incapables de comprendre et d’agir sur les évolutions futures de la planète.
Toutefois, pour répondre aux problèmes posés, il est urgent de renforcer la co-construction de nos systèmes de savoirs en intégrant mieux l’ensemble des expertises scientifiques et ce, en lien étroit avec les décideurs politiques et la société civile. Dans cette démarche, la gestion des maladies émergentes est peut-être l’une des illustrations les plus convaincantes des atouts de la science de la durabilité.
Répondre à la crise Ebola a nécessité un travail coordonné, convergeant vers un même objectif, d’écologues spécialistes de la dynamique des populations d’animaux réservoirs, de sociologues et économistes étudiant les cercles vicieux de la pauvreté, d’anthropologues spécialistes de la construction des représentations de la maladie et bien sûr d’infectiologues et de médecins coopérant avec les instituts publics de santé et les populations concernées.
En France, si certains laboratoires sont organisés de façon pluridisciplinaire, les silos thématiques et la compétition entre les disciplines restent trop prégnants. Regrouper des chercheurs aux expertises différentes ne suffit pas ; il faut travailler sur un objectif commun, montrer de la curiosité pour d’autres disciplines et réfléchir à l’épistémologie des interfaces afin de repenser l’élaboration des questions posées et la synergie des différents savoirs.
Dans ce contexte, il existe un besoin urgent de définir de nouveaux projets scientifiques ambitieux et fédérateurs, financés par des fonds publics qui rassemblent l’expertise mondiale vers un objectif commun (dans la lignée du CERN, du Human genome project ou du Sea Around Us en écologie marine). Ces projets orientés vers le développement de solutions sont complémentaires d’une recherche de rupture, fondée sur la curiosité et la créativité de scientifiques.
Des actions concrètes
La crise Covid-19 nous amène à réfléchir à des solutions concrètes pour promouvoir la science de la durabilité. Il apparaît nécessaire de renforcer la place de la recherche en partenariat, participative et citoyenne. Une attention particulière doit être portée à l’éthique du partenariat, notamment au Sud, et à la construction du savoir, en respectant toutes ses formes, comme les savoirs traditionnels.
La recherche participative avec les acteurs locaux n’est pas nouvelle, mais elle doit être favorisée afin de renforcer les capacités locales à se préparer et lutter contre les futures crises, notamment dans les régions du monde les plus défavorisées. L’implication croissante des acteurs de la société peut également permettre de combler le fossé entre chercheurs et citoyens, de les rapprocher autour d’un objectif commun.
Un exemple d’actualité concerne le projet « Silent Cities », qui permet d’évaluer l’impact du confinement sur la biodiversité (oiseaux, amphibiens et insectes) à travers l’évolution des ambiance sonores.
Promouvoir la science de la durabilité nécessite également de repenser les indicateurs utilisés dans les instances d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il est nécessaire d’allier le maintien d’un haut niveau d’exigence de qualité de la science produite à une pratique en cohérence avec les défis globaux.
Il faut permettre aux scientifiques de valoriser les activités qu’ils ont développées en interaction directe avec la société, comme c’est le cas dans de nombreux pays – aux États-Unis notamment, avec les land grant universities impliquées dans l’amélioration de la qualité de vie dans leur région, heures dédiées aux activités « communautaires » en Amérique du Sud, ou co-construction des cursus universitaires avec les acteurs locaux dans certains centres d’excellence africains (AGRISAN, par exemple).
Il est enfin indispensable d’appliquer à nos propres institutions de recherche les principes de la science de la durabilité, à travers la mise en place, par exemple, d’espaces de co-construction des savoirs entre les communautés scientifiques et porteuses d’enjeux (innovation labs), des mesures favorisant la sobriété énergétique des pratiques de recherche. Il est également urgent de réfléchir à la responsabilité que nous avons de former les prochaines générations à une recherche engagée sur les grands défis, les sensibiliser à une science fondamentalement ouverte aux autres.
Les auteurs vous donnent rendez-vous ce mardi 2 juin 2020 pour un webinar sur le thème des enjeux de la science de la durabilité. Cliquez ici pour plus d’infos.