Mis à jour le 07.06.2022
Ouverture sur l’extérieur, insertion dans l’économie mondiale, mais aussi multiplication des risques naturels et montée des eaux… les milieux et sociétés insulaires, aux caractéristiques si singulières et toujours questionnées, sont aujourd’hui confrontés à des facteurs de déstabilisation sans précédent.
Des milieux vivants singuliers et fragiles
Les biotopes insulaires ne sont pas seulement des continents en miniature. Ils possèdent de nombreuses particularités, liées à leur éloignement des masses continentales, aux difficultés rencontrées par les espèces animales et végétales pour les coloniser, aux contraintes écologiques limitées pesant sur celles qui y sont parvenues, et au fort endémisme qui les caractérise. « Toutes ces singularités qui en font leur formidable richesse, représentent autant de vulnérabilités dès lors que les activités humaines sont venues interférer dans ces mécanismes naturels marqués par leur grande lenteur », explique Éric Vidal, biologiste de la conservation dans l’UMR ENTROPIE.
Une longue histoire biogéographique
Marins ou terrestres, macro ou microscopiques, animaux, végétaux ou fongiques, les organismes installés en milieu insulaire descendent tous d’ancêtres venus des continents ou de leurs côtes. Ce faisant, il est aisé de comprendre que leur destin n’a pas été le même s’ils ont simplement connu une séparation géologique entre leur habitat et la masse continentale comme Madagascar ou s’ils ont dû coloniser des îles océaniques parfois situées à plusieurs milliers de kilomètres de toute côte, comme Hawaï.La conquête de ces dernières, apparues directement au milieu de l’océan à la faveur d’événements volcaniques, constitue un véritable défi pour toutes les formes de vivant. Pour les espèces terrestres, qu’un bras de mer de quelques kilomètres peut parfois durablement isoler, ça relève même de l’exploit : « Ainsi, pour constituer les faunes et les flores natives de l’archipel d’Hawaï, il ne s’est implanté qu’une espèce végétale tous les 30 000 ans, une espèce de gastéropode tous les 200 000 ans et une espèce d’oiseau tous les 350 000 ans ! », indique Éric Vidal. Si les graines et les spores peuvent être portées par les vents, les rares mammifères et reptiles à parvenir naturellement dans les îles isolées ont flotté et dérivé sur des arbres déracinés tombés à la mer sur une côte continentale.
Des immensités océaniques à franchir
Pour les organismes marins, l’entreprise n’est pas forcément plus aisée : « Bien que l’océan soit une masse liquide ininterrompue, ce n’est pas un continuum facile à franchir, explique Claude Payri, biologiste marine à Nouméa, également dans l’UMR ENTROPIE. Les courants, tout comme l’existence de fosses abyssales, induisent une hétérogénéité du milieu et ont des conséquences sur la diversité, l’abondance et la distribution des espèces ». La plupart des espèces marinesHormis les espèces migratrices, planctoniques et les grands mammifères marins1 étant dispersées par les circulations océaniques à l’état larvaire, celles dont la durée de vie à ce stade est courte ne disposent pas de suffisamment de temps pour franchir l’immensité liquide et atteindre les îles océaniques pour s’y fixerD’autres variables, comme la taille corporelle, le comportement en bancs et l’activité nocturne pour les poissons, ou, pour certaines algues la possibilité de dériver sur des radeaux formés d’autres algues détachées de leur substrat, interviennent aussi dans les capacités de colonisation.1. Pour autant, l’existence de chapelets d’îles et de monts sous-marins peut permettre à certaines d’entre elles une colonisation de milieux insulaires éloignés par étapes, de proche en proche.
« Dans l’ensemble indopacifique, le peuplement des îles par les espèces marines dépend en partie de leur positionnement par rapport au Triangle de corailL’épicentre de la biodiversité marine situé entre les Philippines, la Malaisie et l’Indonésie, précise la spécialiste. Plus grande est la distance qui sépare une île de cette région, plus faible est sa diversité marine. » Cette biogéographie insulaire singulière a même sa théorie, fondée dès les années 1950 par le mathématicien et écologue Robert Helmer Mac Arthur et le biologiste Edward Osborne Wilson qui lui ont donné leur nom. Elle établit un gradient entre la richesse spécifique d’une île, sa taille et sa distance par rapport à un continent.
Une richesse spécifique spectaculaire
L’éloignement et le confinement naturels des espaces insulaires - et notamment des lointaines îles océaniques - en font des lieux privilégiés pour la spéciation géographique, c’est-à-dire la formation de nouvelles espèces par l’isolement d’avec les populations continentales souches et de celles des autres îles. Elle confère à ces milieux une richesse spécifique et une valeur écologique inégalées : « Les 200 000 îles principales du globe, qui ne représentent pourtant que 5 % des terres émergées, abritent 20 % des espèces d’oiseaux connues et 17 % des plantes à fleurs », indique Éric Vidal. Ces espèces endémiquesqu’on ne trouve nulle part ailleurs sur la planète représentent de fait une forte proportion du vivant insulaire : trois quarts de la flore calédonienne est endémique, et ce taux atteint 80 % en Nouvelle-Zélande et 89 % à Hawaï.
Bien sûr l’endémisme est moins élevé dans les îles continentales – situées à proximité d’un continent et issues d’une séparation plus ou moins ancienne –, particulièrement pour les organismes marins. Cependant, elles peuvent devenir le gite ultime pour les espèces terrestres les plus menacées sur le continent voisin par les activités anthropiques. À ce titre, les scientifiques de l’UMR IMBE étudient les écosystèmes des petites îles de Méditerranée. Elles recèlent des organismes désormais absents des régions continentales mais aussi des îles plus anthropisées. Elles permettent d’observer les processus de persistance et d’adaptation, pour comprendre comment animaux et végétaux pourront résister aux changements environnementaux.
Hot-spots de vulnérabilité
Mais cette richesse, cette singularité du vivant a un prix : « Les écosystèmes et les espèces insulaires sont naturellement fragiles, explique Éric Vidal. Ils ont vécu longtemps très isolés, avec des pressions environnementales réduites ou atypiques, et sont très exposés dès lors que des espèces exogènes arrivent. » De fait, au lent processus naturel de dispersion et colonisation est venu s’ajouter l’activité humaine.
Selon les lieux, l’arrivée des humains est plus ou moins ancienne – remontant à quelques dizaines de milliers d’années pour l’Australie et il y a moins d’un millénaire pour la Polynésie. Elle s’est accompagnée dès le départ d’extinction d’espèces endémiques, balayées par l’introduction volontaire ou non de compétiteurs plus efficaces, comme le petit bétail ou les rongeurs. Mais à ces événements ponctuels est venu s’ajouter à partir du XVIe siècle l’avènement de l’économie des échanges fondée sur la navigation, constituant de véritables corridors artificiels de migrations des espèces : les milieux insulaires comptent les deux tiers des extinctions enregistrées dans le dernier millénaire et ils abritent plus de la moitié des espèces considérées comme menacées de nos jours. Car le phénomène de l’introduction d’espèces invasives s’emballe littéralement avec la globalisation contemporaine des échanges. Animaux, végétaux et microorganismes sont introduits volontairement dans les milieux insulaires pour y être cultivés, élevés, ou involontairement dans l’eau des ballasts des navires ou dans les produits végétaux importés. Des centaines de ravageurs invertébrés et des vecteurs de maladies sont ainsi déjà arrivés en Nouvelle-Calédonie, par exemple.
Diagnostic, préservation et réhabilitation
Ces invasions biologiques, et leur impact environnemental et économique, constituent un véritable défi pour les scientifiques. En premier lieu, Ils doivent diagnostiquer le phénomène, caractériser les atteintes subies par les espèces et écosystème des îles. Les équipes de l’IRD explorent ainsi le rôle de la faune introduite dans les processus de dispersion d’espèces végétales natives en Nouvelle-Calédonie, la prédation exercée par les rats introduits sur des œufs d’oiseaux et sur les reptiles endémiques, l’éventualité d’éradiquer les mammifères invasifs pour sauver les vertébrés insulaires menacés… Les spécialistes s’emploient également à proposer aux autorités des solutions de biosécuritéPar le contrôle, la limitation voire l’interdiction des importations susceptibles de véhiculer des espèces invasives.1 pour limiter l’introduction d’espèces allochtonesd’origine étrangère à l’écosystème en question et préserver ainsi les milieux et espèces autochtones. Enfin, les recherches vont également s’orienter vers la réhabilitation des milieux envahis, pour qu’ils recouvrent leur état initial. « Le maintien des écosystèmes insulaires, dont la singularité est aussi précieuse au niveau local que global, dépend de la conservation et de la restauration de leur biodiversité endémique. Les spécialistes, et les autorités qui ont pris conscience de ces enjeux, sont très mobilisés », conclut Éric Vidal.
Biodiversité : le coup d’haret
Le pire ennemi de la biodiversité insulaire est l’un des plus vieux amis de l’Homme ! Le chat, qui accompagne tous les déplacements humains depuis bien longtemps parce qu’on apprécie sa compagnie et son efficacité à lutter contre les rongeurs - eux-mêmes involontairement introduits -, est ainsi responsable d’une part substantielle des extinctions de vertébrés terrestres sur les îles de la planète dans les 500 dernières années. En effet, malgré 9000 ans de domestication, il n’a pas perdu ses vieux réflexes : il a conservé à la fois son instinct de chasseur et une capacité à revenir très rapidement à l’état sauvage pour constituer ce que l’on appelle des populations de « chats harets » vivant sur le milieu naturel. Affranchi de son maître, il peut même prospérer de façon impressionnante : cinq chats furent introduits aux Kerguelen, des îles du sud de l’océan Indien, en 1950, leur nombre atteint aujourd’hui plusieurs milliers d’individus !
« Ce marronnageRetour d'animaux domestiques à l'état sauvage félin est d’autant plus destructeur dans les îles, que les espèces endémiques n’ont souvent pas connu de prédateur avant l’arrivée des chats, explique le biologiste de la conservation Éric Vidal. Elles ont donc perdu tous les réflexes de préservation qui caractérisent les proies, vigilance, fuite, camouflage, que pouvaient avoir leurs lointains ancêtres continentaux. Il n’est pas rare que les oiseaux ou reptiles insulaires se laissent capturer et dévorer sans même réagir… » La prédation exercée par les chats menace par exemple d’extinction l’iguane des Petites Antilles, le pétrel de Barau à la Réunion, les gallicolombes de Polynésie ou encore les reptiles de Nouvelle-Calédonie. La plupart des espèces menacées étant endémiques, leur disparition dans les îles signe souvent leur extinction définitive.
L’impact des chats harets sur la biodiversité insulaire a fini par interpeller les autorités de certains États. L’importation de chat domestique est ainsi contrôlée dans de certaines îles – elle pourrait même être prohibée sous peu dans le sud de la Nouvelle-Zélande - et l’Australie a entrepris de les éliminer par millions dans certaines régions et notamment sur les îles bordant le continent. « Au sein des UMR IMBE et ENTROPIE, nous étudions l’écologie, la distribution et les impacts sur la faune locale de ces prédateurs invasifs sur les îles françaises du Pacifique, notamment en Polynésie française, indique le spécialiste. Ces éléments permettront d’élaborer des stratégies cohérentes de préservation de la biodiversité terrestre polynésienne. »
Précieux laboratoires écologiques
Les écosystèmes insulaires intéressent beaucoup la recherche sur l’évolution, l’écologie et la conservation. Ce sont des systèmes simplifiés dans leur fonctionnement, avec moins d’espèces en présence, des interactions biotiques différentes et plus limitées, et le tout dans un espace géographique circonscrit. De fait les îles se prêtent parfaitement à l’observation à petite échelle de processus d’origine naturelle ou anthropique difficiles à caractériser sur les continents tant les interactions y sont nombreuses. Et certains archipels qui comptent des dizaines d’îles semblables, comme les Keys en Floride, offrent des situations expérimentales introuvables ailleurs, avec des conditions naturelles comparables et des espaces bien cloisonnés entre eux. Les milieux insulaires permettent aussi d’étudier et comprendre la crise de la biodiversité à l’œuvre, puisque les espèces y sont particulièrement fragiles et sensibles à toutes les formes de pressions environnementales.
Ben H. Warren et al., Islands as model systems in ecology and evolution: prospects fifty years after MacArthur-Wilson, Ecology Letters ; 2015 ; doi: 10.1111/ele.12398
Des sociétés sous contrainte environnementale
S’il est un concept discuté, sinon décrié, par les spécialistes en sciences humaines, c’est bien celui d’insularité. Les scientifiques débattent depuis des décennies de l’existence, ou au contraire de l’absence, de spécificités propres aux sociétés insulaires. Toujours est-il que celles-ci partagent souvent des contraintes naturelles comparables et qu’elles ont développé des stratégies voisines pour y faire face. Mais cette ingénierie sociale traditionnelle, qui leur a permis de subsister des millénaires durant dans un environnement marqué par la frugalité des ressources et la prégnance des risques, connait ses limites. « L’ouverture au monde, l’accélération des échanges et l’insertion dans la globalisation bouleversent les équilibres, explique Gilbert David, géographe spécialiste des espaces insulaires dans l’UMR ESPACE-DEV. Les recherches s’emploient à caractériser les aspects de ces sociétés, pour accompagner leur développement durable dans un environnement changeant. » Le Pacifique insulaire offre en ce domaine un terrain d’observation particulièrement fécond.
Agrandir l’espace pour vaincre le confinement
Isolement, espace réduit et fragmenté, ressources limitées, permanence des menaces naturelles, les habitants des 200 000 îles du monde connaissent des conditions de vie bien différentes des continentaux. Ce cadre particulier et ses contraintes ont modelé, selon les scientifiques, quatre caractéristiques essentielles que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés insulaires : leur rapport à l'espace, leur attachement au territoire, la multiplicité des rôles sociaux de chaque acteur et la gestion intégrée du risque naturel.
« Quand on vit dans un espace très réduit, comme une île, il importe d’agrandir cet espace, indique le chercheur. Et cela passe par de multiples stratégies de nature sociale ». Ainsi, dans les îles hautes d’Océanie, il est fréquent que des habitants résidant dans l’intérieur des terres à seulement quelques kilomètres à vol d’oiseau du bord de mer n’aillent jamais à la côte. Et quand ils veulent manger du poisson, ils demandent aux côtiers de leur en échanger contre des produits issus de l’intérieur de l’île. Une autre stratégie identifiée consiste pour un village à ne cultiver que le produit le mieux adapté aux aptitudes agronomiques du sol, comme le taro, afin d’organiser des échanges avec d’autres communautés qui font pousser d’autres tubercules… Dans le même ordre d'idée, les villages sont souvent séparés par un no mans land de plusieurs centaines de mètres, peuplé d'esprits, plutôt que par une simple ligne frontalière. Ce stratagème permet à la fois d’étendre artificiellement le territoire mais aussi de réduire sensiblement la conflictualité qui est potentiellement importante compte tenu de la claustration spatiale insulaire.
Attachement au territoire
S’ils ont peu d’espace disponible, et doivent composer avec cette contrainte, les habitants des îles n’en sont que plus attachés à leur territoire. « Ils restent autant que possible sur place, mais s’ils doivent migrer, parce que les ressources naturelles ou les sources de revenus sont trop faibles localement, ils conservent un lien affectif indéfectible avec leur terre d’origine », explique le géographe.
Cela se traduit chez eux par le rêve constant d’y revenir, mais aussi par des interactions permanentes avec leur société d’origine : retour épisodique pour les vacances ou définitif à la fin de la vie active, soutien économique substantiel des migrants aux parents restés dans l’île. Cette manne financière peut représenter une part prépondérante des ressources de certaines îles qui, faute de productions à commercialiser sur le marché international, ont développé une spécialisation économique fondée sur la migration, les transferts financiers de la diaspora et une fonction publique pléthorique. Ce schéma est désigné par les spécialistes sous le nom de système MIRAB (MIgrant/Remittances and Aid/Bureaucraty). Les exemples de cet attachement à la terre d’origine ne manquent pas : Corses, Fidjiens ou Antillais renoncent rarement à leurs racines insulaires, ou Comoriens de Marseille qui se transforment une fois l'an en « Je viens », terme consacré aux migrants venant retrouver la vie d’îlien tous les étés dans l’archipel.
Rôles sociaux et risques naturels multipliés
Peu fournies dans leurs effectifs, les sociétés insulaires tendent aussi à meubler cet huis-clos contraint en multipliant les interactions entre leurs membres : « À l’instar des écosystèmes insulaires, où les organismes occupent des niches écologiques plus larges que leur alter ego sur les continents faute de concurrents, les socio-systèmes connaissent un ratio nombre d'éléments / relations inter-éléments spécifique, explique le géographe. Ainsi, chaque acteur insulaire exerce plus de rôles sociaux que les continentaux. » De fait, pour une personne extérieure aux sociétés insulaires, il est bien difficile de savoir le rôle que joue l'acteur lorsqu'on le rencontre.
Enfin, en raison de l’omniprésence des aléas naturels et anthropiques qui pèsent sur les îles et leurs habitants, la gestion des risques forme un soubassement culturel commun à de nombreuses sociétés insulaires. « Éruptions volcaniques, activité sismique, tsunamis, cyclone, sécheresse menacent davantage ces espaces, par ailleurs réduits et offrant peu de solutions de replis, indique le chercheur. Et les sociétés ont su s’adapter à ces contraintes omniprésentes : nos travaux ont ainsi montré que les cultures vivrières, gérées de façon traditionnelles, sont sensiblement moins impactées et plus rapidement rétablies après un événement majeur comme un cyclone que les cultures de rente issues du développement agricole moderne. » Fondées sur des techniques architecturales simples, permettant de reconstruire rapidement les abris après leur destruction, d’aménagements horticoles et de pratiques culturales préservant les productions, ces stratégies minimisent les effets négatifs de l'aléa et favorisent la survie des individus et la reproduction de la société. Bien sûr, tous ces traits culturels sont moins prégnants à l’heure où les sociétés insulaires s’ouvrent sur le reste du monde, mais ils restent une composante avec laquelle il faut compter, notamment pour mettre en place des politiques d’adaptation au changement climatique au niveau des villages.
Économies singulières
« Grâce à ce socle culturel, les sociétés insulaires semblent plus résistantes que les sociétés continentales, estime Gilbert David. Quand les grands changements, comme l’esclavage ou le contact avec le reste du monde, ne les ont pas totalement détruitesLe contact avec les Occidentaux s'est souvent traduit par un effondrement des populations insulaires du fait de l'inadéquation de leur système immunitaire à résister à des virus et bactéries apportées par les marins.1, elles les intègrent en les détournant de leur fonction initiale pour les fondre dans le "moule insulaire"La généralisation de l'argent en tant que vecteur de la promotion sociale, par exemple, n’est pas toujours acceptée par les habitants des îles, encore très ruraux pour certains. Et la forme la plus classique de résistance consiste à instaurer des mécanismes de redistribution des revenus, via notamment la religion. Ainsi, la construction d'églises, de mosquées ou de tout autre lieu communautaire permet aux insulaires plus aisés d'en faire profiter l'ensemble de la communauté, laquelle peut être en compétition de prestige avec les communautés voisines pour le plus beau lieu de culte.1 ».
Mais au plan économique, cela ne suffit pas à faire la différence : hormis quelques-unes d’entre elles, comme Singapour, qui connaissent un développement économique incontestable, la plupart des sociétés insulaires appartiennent à la sphère des États ou régions en développement. Pour certains économistes, ces difficultés singulières à émerger tiennent essentiellement à leur taille et à leur poids démographique réduits. Rares sont celles qui atteignent le million d’habitants, un seuil considéré comme minimal par des spécialistes pour envisager une politique économique de substitution aux importations Émergence d’une production locale pour remplacer l’importation souvent onéreuse de marchandises et denrées venues de l’étranger. Leur marché intérieur étant trop limité, elles doivent pour la plupart se tourner vers le monde extérieur et trouver les moyens de le faire.
Tourisme, poisson et migration
Pour cela, le tourisme s’est souvent imposé aux économies insulaires. Il présente l’avantage de fournir du travail dans un marché de l’emploi très défavorable. Cependant la concurrence est vive entre les destinations et les profits reviennent souvent à des investisseurs non-insulaires. « Le plus grand défi à relever porte sur la capacité du tourisme à entraîner le développement local, estime le chercheur. Quand 100 euros sont dépensés par un touriste dans une île, au moins 80 quittent l’île pour acheter la nourriture, la boisson et les services mis à sa disposition. Dans cette perspective, le tourisme international est nettement moins performant que les gîtes familiaux qui s’approvisionnent auprès des agriculteurs et pêcheurs locaux. »
L’économie bleue, qui désigne l’exploitation des richesses marines présentes dans la zone d’économie exclusiveEspace maritime s’étendant à 360 km du littoral et dans lequel l’État côtier est souverain pour exploiter les ressources, peut constituer une manne potentielle importante pour les îles isolées disposant donc d’un vaste territoire liquide. « Mais là aussi, l’armement d’une flotte de pêche thonière visant l’approvisionnement du marché international représente souvent des investissements dépassant les moyens disponibles localement », rapporte le géographe.
Finalement, pour de nombreux habitants des îles, le salut est dans l’exil: la main d’œuvre insulaire part massivement travailler dans des régions plus prospères, en Australie, Nouvelle-Zélande ou sur la côte ouest des États-Unis pour les Océaniens, en Europe ou en Asie pour les ressortissants de l’océan Indien, en Europe, au Canada ou sur la côte est des Etats Unis pour ceux des îles de l’Atlantique…
Distance aux marchés
Pour d’autres analystes, la singularité des économies insulaires tient à leur éloignement. « La distance des îles par rapport aux principaux foyers de consommation et aux centres de décision du système-monde constitue une variable au moins aussi handicapante que leur taille réduite », indique le scientifique. Ainsi, la spécificité insulaire proviendrait-elle, pour l’économie comme pour la biodiversité, de l’isolement. S’appuyant sur cette analyse, les spécialistes de l’UMR Espace Dev, qui étudient les conditions du développement durable des îles d’Océanie, considèrent que seules certaines économies insulaires peuvent réellement trouver leur place dans l’extraversion. C’est le cas de celles qui sont suffisamment proches géographiquement du marché mondial, ou y sont très connectées par des liaisons abondantes et bon marché. Pour les autres, le défi est plutôt de parvenir à un développement intégré à l’échelle nationale ou régionale. Il s’agit pour elles de surmonter la forte fragmentation des espaces, qui existe à l’intérieur même des îles et entre elles, et de mettre l’accent sur la sécurité alimentaire et la sécurité énergétique. Ces productions - alimentaire et énergétique - constituent les deux seuls secteurs pour lesquels une politique de substitution aux importations peut être mise en place à l’échelle de l’île comme à celle de l’archipel.
« L’insularité, on le voit bien, est un fait complexe et essentiellement contradictoire, reconnait Gilbert David. Il est illusoire d’établir une loi des îles pesant sur les Hommes, car on ne trouve partout que variété et diversité. C’est pourquoi les recherches sont indispensables à établir les modèles de développement adaptés aux besoins de chaque société insulaire, aux changements environnementaux et à la globalisation. »
Épicentre du développement touristique
Les espaces insulaires tropicaux sont directement associés à l’avènement de l’ère du tourisme et des loisirs, mais aussi à nombre de révolutions techniques, historiques et géopolitiques qui ont accompagné son développement fulgurant. « Tout a commencé sur des îles dévolues à des cultures de rente dans l’économie moderne naissante, raconte le géographe spécialiste du tourisme Jean-Christophe Gay. Pour améliorer leurs profits, les sociétés exploitantes construisent des hôtels à proximité des plantations et utilisent les rotations des navires venus chercher la production agricole pour acheminer les premiers touristes. » C’est ainsi le cas de la Jamaïque ou de Cuba à la toute fin du XIXe siècle. Hawaï devient une destination courue, célébrée par des écrivains influant comme Mark Twain et Jack London. Et les visiteurs y découvrent avec intérêt le rapport ludique à la mer entretenu par les autochtones : la civilisation de la plage en maillot de bain, du bronzage et du surf commence. Les spécialistes ont montré les atouts recherchés par les visiteurs. L’île est d’autant plus attirante qu’elle évoque l’isolement. Si elle possède un sommet d’où on peut constater de visu la présence océanique à 360°, c’est le must !
Par la suite, c’est une révolution technologique, l’apparition des avions à réaction pressurisés à la fin des années 1950, qui fait exploser la demande : les îles sont désormais à quelques heures de vol seulement des villes occidentales. Le tourisme insulaire se démocratise considérablement, prenant parfois une dimension quasi industrielle. Des destinations, naguère encore méconnues, profitent de l’opportunité pour développer une offre massive : Caraïbe, Maurice, Guam, Fidji, etc. Et toujours loin devant les autres, Hawaï. Au début des années 2000 par exemple, 16 Boeing 747 en provenance du Japon se posent tous les matins à Honolulu… Selon les spécialistes l’offre répond à une équation intégrant la distance et le niveau des prestations offertes : plus une île est éloignée de sa cible commerciale plus elle doit proposer du haut de gamme aux touristes, comme le font les Maldives, les Seychelles ou la Polynésie française.
Le tourisme insulaire continue aujourd’hui sa croissance, à un rythme très soutenu, et connait une nouvelle révolution liée à la mondialisation : l’arrivée massive sur le marché des classes moyennes chinoises. Ainsi, Hainan, une île tropicale à l’extrême sud de l’empire du Milieu vient détrôner Hawaï par sa fréquentation. Elle accueille annuellement plus 35 millions de touristes, près de quatre fois plus que le cinquantième État américain…
Gay J.-Ch. et Mondou V., 2017, Tourisme et transport : deux siècles d’interactions, Bréal, 256 p.
Huis-clos sanitaire explosif
Dengue, chikungunya, diabète, les espaces insulaires connaissent des épidémies spectaculaires de maladies infectieuses et de maladies chroniques. Ces affections y atteignent une ampleur inégalée, touchant une partie très importante de la population, et obéissent souvent dans les îles à des dynamiques inédites. Elles représentent un problème de santé publique majeur. « L’isolement géographique, la densité de population dans un espace réduit, le passage brutal d’une vie frugale à l’abondance de la consommation de produits issus de l’industrie agroalimentaire et le fort impact du changement climatique sur les îles sont autant de facteurs impliqués, et susceptibles de se combiner, dans ce profil sanitaire singulier », explique Patrick Mavingui, biologiste à La Réunion dans l’UMR PIMIT. Les scientifiques explorent ces pistes et leurs éventuelles interactions.
Isolement et spéciation pathogène
Les maladies infectieuses des îles pourraient être un peu différentes de celles qui sévissent sur les continents… « Il est établi que l’isolement géographique insulaire est à l’origine de la spéciation des macroorganismesLes espèces animales et végétales insulaires évoluent indépendamment de leurs populations d’origine restées sur les continent1, explique le spécialiste. Tout laisse à penser qu’il en va de même avec les microorganismes, et notamment ceux qu’ils hébergent, mutualistesqui ont une interaction à bénéfice réciproque avec leur hôte, commensaux qui ont une interaction à leur bénéfice mais dont l’impact est neutre pour leur hôteou pathogènes ». Les recherches menées au sein de l’UMR PIMIT ont ainsi montré que l’une des bactéries responsables de la leptospiroseUne maladie infectieuse grave dans l’océan Indien appartient à une espèce particulière, différente de celle qui sévit sur les continents. De même, les réservoirs animaux de cette bactérie font partie de la faune endémique, chauves-souris et rongeurs qu’on ne trouve que dans les îles de la région. Cela suggère une coadaptation entre le pathogène insulaire et ses réservoirs. « Si ces agents infectieux endémiques semblent avoir un impact pathologique moindre que les microorganismes venus du reste du monde, les connaissances sur leur évolution, leur écologie et les interactions avec la santé humaine restent très insuffisantes, prévient Patrick Mavingui. Ces sujets font partie des priorités scientifiques pour parvenir à modéliser et anticiper les menaces sanitaires à venir ».
Espace limité et dynamique épidémiologique
Outre la diversité des pathogènes propre aux îles, la géographie insulaire intervient pour sa part dans la dynamique épidémiologique des maladies infectieuses : « La concentration des populations sur un territoire réduit, avec de nombreux contacts et circulations de personnes, influe significativement sur l’importance de la transmission des affections à vecteurs », explique le scientifique.
Dans ce quasi huis-clos entre moustiques et Hommes, l’introduction d’un pathogèneLe passage d’un voyageur infecté, piqué par un moustique sur l’île, peut suffire à déclencher une épidémie.1, peut déclencher des flambées épidémiques dont l’intensité atteint des niveaux exceptionnels. Le virus du chikungunya, transmis par le moustique Aedes albopictus, a ainsi engendré sur l’île de la Réunion une épidémie sans précédent en 2005-2006, affectant près de 30 % de la population. Une telle incidence n’a été décrite que dans des espaces insulaires. « Paradoxalement, cette intensité impressionnante a concouru à la fin de l’épidémie au moins autant que les mesures de lutte anti-vectorielle, indique Patrick Mavingui. Car les personnes précédemment infectées, et donc immunisées, ont fini par constituer une part suffisamment importante de la population pour interrompre la transmission ». Mais ce mécanisme ne saurait fonctionner pour les épidémies de dengue, récurrentes dans de nombreux territoires insulaires depuis quelques années, parce qu’il existe quatre types du virus, sans protection croisée entre eux.
Diabète hors contrôle
Plus que nulle part ailleurs, les sociétés insulaires connaissent une véritable épidémie de maladies chroniques. En effet, les populations insulaires vivaient jusque récemment dans une économie d’autosuffisance, avec une alimentation frugale basée sur l’agriculture vivrière, les productions familiales, la pêche.
Mais d’un seul coup, en l’espace d’une ou deux générations à peine, elles ont eu accès à une consommation pléthorique de produits industriels riches et déséquilibrés. Cette transition nutritionnelle accélérée, sur une population dont la frugalité avait modelé génétiquement un profil métabolique économe, a eu l’effet d’une bombe. L’explosion de l’obésité, des maladies chroniques - le diabète de type 2 et ses complications - constitue ainsi un problème sanitaire majeur. C’est la première maladie chronique sur l’île de la Réunion par exemple avec un taux deux fois plus élevé qu’en France métropolitaine, et les populations de plusieurs archipels du Pacifique sont touchées par des formes spectaculairement précoces, dès l’adolescence, quasi inédites jusqu’à présent.
Interactions métabolisme et pathogènes
Au-delà des politiques sanitaires indispensables pour limiter l’incidence des maladies chroniques, l’existence d’interactions avec le contexte infectieux insulaire se pose. « Nous venons de lancer des travaux sur les liens éventuels entre ces pathologies métaboliques et les infections, explique le virologiste Philippe Desprès. Le diabète constitue-t-il un terrain favorisant ou rendant plus sévères les infections ? Ou, à l’inverse celles-ci sensibilisent-elles ou aggravent-elles le diabète ? » La question se pose par exemple sur la chronicité du chikungunya : les facteurs de risque sont-ils les mêmes dans les îles submergées de diabètes que dans les autres régions du monde ? De même, qu’en est-il du virus Zika, connu pour persister longtemps dans les cellules du rein, chez les diabétiques, qui sont très souvent affectés par des complications rénales ?
Pressions climatiques
Des menaces d’une autre nature pèsent sur les îles : avec la multiplicité des risques liés à l’atmosphère et l’océan qui les entourent, les espaces insulaires sont en première ligne face aux impacts du changement climatique. Et ce n’est pas sans effet sur leur situation sanitaire : « La température intervient par exemple sur le cycle du virus de la dengue, qui se réplique plus rapidement dans le moustique vecteur, et sur le métabolisme du moustique, qui digère plus vite, peut repiquer plus tôt et complète son cycle larve-nymphe-adulte (gonotrophique) plus rapidement lorsque la température augmente, explique le climatologue Christophe Menkes. Aussi, jusqu’à un certain seuil, plus il fait chaud, plus la transmission de la maladie s’accélère. » Et les saisons plus fraiches de l’année, qui interrompaient l’activité des vecteurs et donc la circulation des pathogènes, tendent à s’estomper, effaçant par là même ces périodes de répit.
Les chercheurs de l’unité ENTROPIE ont ainsi établi un lien clair entre évolution du climat et fréquence des épidémies de dengue en Nouvelle-Calédonie. Ils peuvent d’ailleurs prédire un mois à l’avance la susceptibilité de tels épisodes, avec 70-80 % de fiabilité, en se basant sur les seules variables température et humidité. « Si le climat se réchauffe de 3°C d’ici 2100, le risque climatique d’avoir des épidémies de dengue - qui reviennent à peu près tous les cinq ans en Nouvelle-Calédonie aujourd’hui -, deviendrait annuel (c’est à dire une situation endémique où le virus est installé)Si l’augmentation de température est limitée à 1.5°C, objectif des accords de Paris, le risque climatique d’épidémies est divisé par deux, à une fréquence biennale. 1 », estime-t-il.
Les chercheurs, qui explorent aussi les effets du climat sur d’autres maladies transmissibles présentes dans les milieux insulaires comme la leptospirose, sont impliqués dans un ambitieux projet de lutte biologique en Nouvelle-Calédonie. Celui-ci vise l’éradication de la dengue, du chikungunya et du Zika de l’île, par infection des moustiques avec Wolbachia. La présence de cette bactérie dans l’insecte vecteur empêche en effet les arbovirus de s’y multiplier. De plus, les moustiques infectés transmettent la bactérie à leur descendance, créant ainsi des générations de vecteur incompétents à la transmission de ces maladies virales. La dispersion d’Aedes aegypti infectés par Wolbachia a déjà débuté dans la capitale calédonienne, et les scientifiques suivent la progression de la bactérie dans les populations de moustiques.
Face à la submersion annoncée
Émergeant parfois à peine des flots et avec des possibilités limitées de repli à l’intérieur des terres, les espaces insulaires font partie des ensembles géographiques les plus vulnérables à la montée du niveau de la mer et aux pertes de territoires afférentes. En cause, le changement climatique. Mais pas seulement ! « Tous ne sont pas exposés de la même manière et pour les mêmes raisons, mais certains sont d’ores et déjà en première ligne », indique Rafael Almar, océanographe dans l’UMR LEGOS. Les spécialistes de l’IRD et leurs partenaires sont sur le pied de guerre pour comprendre les mécanismes physiques à l’œuvre, étudier les bouleversements qui en découlent et accompagner les sociétés insulaires face à ce changement à marche forcée.
Subsidence et niveau relatif de la mer
Le risque de submersion des îles n’est pas seulement lié à l’élévation du niveau de la mer. Certes, avec le réchauffement climatique, la fonte des glaces et la dilatation de la masse océanique, celui-ci augmente globalement de 3 mm par an. Sur une côte très basse, affleurant à peine comme il s’en trouve parmi les îles du Pacifique, cela peut suffire à poser rapidement des problèmes. Mais d’autres processus concourent aussi à engendrer des inondations voire des pertes substantielles de territoires. « Plus que la montée de la mer, c’est la subsidence terrestre – ici insulaire – qui fait le plus de dégâts actuellement », affirme le chercheur. Ce phénomène correspond à un enfoncement du sol et induit une augmentation du niveau relatif de la mer. D’origine anthropique et locale, il est lié à la pression sur les nappes phréatiques insulaires. Le prélèvement trop soutenu d’eau douce prive le sol de volume et il peut s’effondrer de plusieurs millimètres par an.
Récifs à rude épreuve
En outre, la dégradation des barrières récifales, qui entourent de nombreuses îles tropicales, les exposent davantage aux assauts de la houle. Les coraux, qui constituent ses barrages naturels entre le lagon et la haute mer, subissent tout à la fois des altérations liées au réchauffement et à l’acidification des océans, mais aussi aux destructions mécaniques engendrées par les cyclones dont l’intensité augmente sensiblement avec le changement climatique. La subsidence, l’affaiblissement du bouclier récifal, mais aussi l’exploitation des ressources en sable et la destruction des mangrovesForêt tropicale côtière spécifique, se développant dans la zone de balancement des maréesfavorisent une érosion côtière : la ligne littorale recule parfois de plusieurs mètres par an, grignotée par l’action mécanique de la houle et par le prélèvement de matériaux de constructionEn quelques décennies, le bâti traditionnel, en matériau végétal, a laissé la place à des édifices en dur dans presque tous les espaces insulaires.1. Enfin, plus ponctuellement, les vagues de submersion qui accompagnent les cyclones peuvent provoquer des inondations destructrices – comme ce fut le cas lors du récent passage de Dorian, à la fin de l’été 2019, sur les Bahamas -, voire rendre les terres incultivables ou saler les nappes phréatiques insulaires.
« L’impact humain local est prépondérant dans l’évolution du trait de côte et dans les phénomènes d’érosion-submersion, surpassant les effets du changement climatique, estime Rafael Almar. L’aménagement local et la surexploitation de ressources limitées, liées à l’adoption d’un mode de vie globalisé, ne sont pas toujours compatible avec la pérennité des fragiles environnements insulaires ». Les travaux actuels des spécialistes de l’UMR LEGOS, sur la périodicité des évènements météorologiques extrêmes, sur la dynamique de dissipation de l’énergie des vagues par le récif, sur la circulation de l’eau dans le lagon visent à préciser l’évolution des phénomènes en fonction de la montée globale et relative du niveau de la mer.
Atolls et hautes terres
Tous les espaces insulaires ne sont pas logés à la même enseigne : les plus bas et les plus petits sont les plus menacés. De fait, les îles volcaniques s’enfoncent et s’érodent inexorablement, à la vitesse d’un centimètre par an. Au bout de quelques dizaines de millions d’années, les plus anciennes finissent par ne plus émerger que de quelques mètres au-dessus des flots, puis ne conserver que l’anneau de corail qui délimite leur lagon et quelques îlots qui se sont développés sur les affleurements coralliens. Ces atolls, comme les Maldives, Kiribati, Tuvalu ou les îles Fidji, sont extrêmement exposés au risque de submersion.
Concrètement, l’assaut des flots se traduit par des pertes de terres côtières, vivrières parfois, des destructions d’infrastructures, le déclin ou la disparition des ressources en eau douce, autant de sinistres qui rendent la vie difficile aux habitants, voire les contraignent à l’exil. Plusieurs villages fidjiens ont ainsi dû être déplacés. Quand ce n’est pas tout simplement la submersion totale : cinq des îles Salomon, un archipel d’Océanie, ont d’ores et déjà disparus, entre 1947 et 2014. Pour les îles plus élevées en altitude, continentales émergeant franchement ou volcaniques plus jeunes, disposant encore de hautes terres sur les flancs de leur volcan, le problème est beaucoup moins pressant.
Émergence d’un front politique
Pour affronter la situation, les autorités concernées ont pris leur destin en main : les États insulaires se sont rendu incontournables sur la scène internationale dans les négociations climatiques : l’Alliance des petits États insulaires (Alliance of Small Island States, AOSIS) mène ainsi un combat important en la matière depuis les années 1990. Et après l’échec de la COP 15, à Copenhague en 2009, des initiatives plus régionales (Forum des îles du Pacifique), voire sous-régionales (Polynesian Leaders Group par exemple) ont pris le relais pour défendre les intérêts des petits États et territoires insulaires du Pacifique. Plus récemment, Fidji a dirigé les travaux de la COP 23 en 2017 à Bonn en Allemagne. Ces États se sont également regroupés au sein d’un forum des États archipels et insulaires à l’initiative de l’Indonésie depuis 2018. « Les enjeux sont à la fois diplomatiques - tenter de faire adopter et respecter les accords visant à restreindre les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique -, économiques - obtenir l’aide des pays industriels - et juridiques », indique Victor David, juriste à l’UMR GRED. La pérennisation de la souveraineté sur les zones économiques exclusivesEspace maritime s’étendant à 360 km du littoral et dans lequel l’Etat côtier est souverain pour exploiter les ressources après la submersion d’un îlot, ou la possibilité d’obtenir de l’espace sur d’autres îles moins exposées pour y réinstaller les réfugiés climatiques est au centre des préoccupations.
À l’échelle nationale, les gouvernements des pays insulaires ont adopté des plans d’adaptation aux changements environnementaux qui menacent ou affectent déjà leur territoire. D’aucuns ont bâti des digues pour tenter de ralentir l’érosion côtière, d’autres délocalisé vers des terres plus hautes des communautés dont l’espace de vie était compromis. D’autres encore, acquis des terres dans des îles plus hautes et disposant de réserves foncières.
Mobilisation communautaire
Mais les espaces insulaires sont très fragmentés, et la prise de conscience officielle, celle des autorités, ne suffit pas à mobiliser les populations concernées. « Ce sont pour beaucoup des régions pauvres, peu connectées entre elles, et l’information ne passe pas, explique Victor David. Nombre de leurs habitants ont encore un mode de vie traditionnel et ignorent tout des plans d’action échafaudés dans les capitales, lesquels peinent d’ailleurs souvent à se concrétiser faute de moyens. » Face à cela, les scientifiques de l’UMR GRED basés en Nouvelle-Calédonie ont développé entre 2016 et 2018 avec l’appui du Fonds Pacifique un programme de recherche participative nommé FRAGILESFonder la Résilience et l’Adaptation aux changements Globaux dans les ÎLES du Pacifique, qui s’emploie à impliquer les communautés insulaires. Initié à Ouvéa, dans les îles Loyauté de Nouvelle-Calédonie, puis transposé dans d’autres atolls menacés du Pacifique sud (notamment North Tarawa, dans la république de Kiribati), ce travail a permis aux habitants de percevoir la réalité et le rythme des changements environnementaux à l’œuvre. Dans un objectif de renforcement des capacités, il a également permis de les impliquer dans la recherche des solutions les plus adaptées à leurs besoins.
OUVRAGE
NOUVELLE-CALÉDONIE - Archipel de corail
Sous la direction de Claude Payri
IRD Editions / Solaris - collection Beaux-livres
parution 15 août 2018
disponible en papier (format 255 x 225, 288 pages, 1607 g.), ePub (23,01 Mo) et PDF (88,53 Mo)