Une correspondante bancaire (au milieu) entourée de femmes. Cette activité remplace en quelque sorte le « distributeur » d’argent dans les villages les plus reculés. Tamil Nadu, 2016.

© IRD - Isabelle Guérin

La dette, nouvelle forme de travail des femmes

Mis à jour le 21.07.2023

Cet article, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons, a été rédigé par Isabelle Guérin, directrice de recherche à l'IRD-Cessma (Université de Paris), affiliée à l’Institut Français de Pondichéry, Institut de recherche pour le développement (IRD); Elena Reboul, post-doctorante, Centre d'études de l'emploi et du travail, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Timothée Narring, ethnographe et sociologue de l'endettement des milieux populaires, Cessma, Université Paris Cité.

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« Controverses » est un nouveau format de The Conversation France. Nous avons choisi d’y aborder des sujets complexes qui entraînent des prises de positions souvent opposées, voire extrêmes. Afin de réfléchir dans un climat plus apaisé et de faire progresser le débat public, nous vous proposons des analyses qui sollicitent différentes disciplines de recherche et croisent les approches. La série « travail » s'attache à décrypter des aspects improbables, parfois inconnus ou impensés autour de cette notion actuellement au cœur des débats politiques.

« Je passe mon temps à gérer et à faire tourner la dette. Comment voulez-vous que je travaille ? » (Pushpurani)

Femme Dalit (ex-intouchable) d’un village du Tamil Nadu (Inde), Pushpurani jongle en permanence avec dix à vingt prêts, contractés auprès de compagnies financières, de prêteurs informels, de l’élite locale et de voisines.

« Pourquoi autant de retraités retournent travailler ? À cause des dettes. » (Felipe, habitant d’une favela de Vitoria, Brésil)

La mère de Felipe, Dona Gê, 74 ans, confectionne des vêtements et vend des gâteaux dans la rue depuis que le remboursement des crédits absorbe 70 % de sa pension de retraite.

Ces témoignages illustrent les répercussions concrètes, pour les femmes de milieux populaires, d’une évolution observée à l’échelle globale ces trois dernières décennies : l’explosion de l’endettement des ménages, tiré par un accès élargi au crédit et une vulnérabilité économique accrue.

Dans différentes régions du monde, la gestion de la dette au quotidien s’apparente à une réelle forme de travail ; or ce « travail de la dette » est en premier lieu déployé par les femmes. Trouver les fonds pour rembourser la dette entraîne ensuite de nouvelles formes de mise au travail, un « travail pour la dette » qui, là encore, touche bien souvent les femmes.

Le travail de la dette et pour la dette émerge ainsi comme une nouvelle forme de travail de l’ombre, gratuit et symptomatique d’économies financiarisées. Deux thèses récentes de doctorat, l’une en économie, l’autre en socio-anthropologie, et un ouvrage à paraître rendent compte de cette réalité en Inde et au Brésil.

L’ampleur de la dette

Si l’endettement des ménages reste très inégal d’un pays à l’autre, son niveau moyen a quasi doublé entre 1995 et 2021 dans les pays de l’OCDE, passant ainsi de 68 à 127 % du revenu disponible (OECD, 2023. L’accélération est particulièrement manifeste dans les Suds. Selon la BRI, l’endettement des ménages a bondi de 28 à 50 % du PIB dans les économies émergentes entre 2010 et 2022.

Mais tandis qu’au Nord les prêts immobiliers représentent le gros de l’endettement (84 % en France en 2021), son essor dans les Suds est surtout tiré par des formes variées de crédit à la consommation, que des politiques dites d’inclusion financière ont démocratisé à partir des années 2000, ciblant en priorité les milieux populaires et en particulier les femmes.

Au Brésil, d’après les données de la Banque Centrale, la part des ménages endettés auprès des établissements de crédit est ainsi passée de 44 % à 55 % entre 2010 et 2015 – avant de grimper au cours de la pandémie de Covid-19 pour atteindre 80 % en 2021.

Au Tamil Nadu, à la suite de deux décennies de politiques de bancarisation et de développement du micro-crédit féminin, des données d’enquête en zone rurale de l’Observatoire des dynamiques rurales et des inégalités en Inde du Sud documentent une hausse de l’endettement moyen des ménages de 160 à 250 % de leur revenu annuel entre 2010 et 2016. Et la dette pèse plus lourdement sur les femmes, qui gagnent en moyenne 22 % des revenus du ménage mais assument 37 % des dettes.
 

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Dans leur vaste majorité, celles-ci visent à « joindre les deux bouts » : se nourrir, se soigner, se loger, payer les factures d’eau, de gaz et d’électricité. Elles permettent aussi de participer à des rituels, de s’équiper en biens de consommation… et de rembourser d’autres dettes.

À cet égard, si le microcrédit a longtemps été pensé comme une aide à la création d’entreprise et de sortie de la pauvreté, il se révèle être surtout un crédit à la consommation, permettant au mieux de lisser dans le temps recettes et dépenses, au pire agissant comme un facteur de surendettement.

Le travail de la dette

Les femmes des milieux populaires sont en première ligne de nouvelles formes de mise au travail générées par ce recours accru à la finance. Gestionnaires des budgets familiaux, elles se voient accaparées par la gestion et le refinancement des dettes, celles contractées en leur nom propre mais aussi bien souvent celles de l’ensemble de la famille.

Dans le contexte français, les ethnographies d’Ana Perrin-Heredia et de Camille François le montrent bien : les femmes gèrent le manque et les découverts et sont les premières cibles des huissiers face aux retards de loyer.

Gérer la dette est un réel travail : les tâches sont routinières, chronophages, et mobilisent des compétences bien spécifiques. Au Tamil Nadu, ce « travail de la dette » implique par exemple de prendre en charge des transactions de remboursement mensuelles, hebdomadaires, voire journalières. Il s’agit de jongler avec cinq, dix, quinze prêts à la fois, et de suivre ces écheveaux de dettes par une incessante gymnastique mentale, qui nécessite des calculs complexes basés sur des critères de prix et de sentiments.
 

Une responsable de groupe de microcrédit : ce travail implique de tenir à jour une multitude de documents administratifs, très souvent des archives « papiers » dans les villages.

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Il faut aussi négocier les montants, les prix et les délais de remboursement, afin de les adapter à l’irrégularité et à l’imprévisibilité des revenus, et ce avec un large éventail de prêteurs et de prêteuses. Outre les organisations de microcrédit et les compagnies financières, les prêts proviennent d’une myriade de prêteurs du quartier ou des bourgs voisins, qu’il s’agisse de prêteurs sur gage ou ambulants, de boutiquiers, de l’élite locale, d’amies et de voisines ou encore de parents.

Assurer le travail de la dette, c’est aussi faire face à des remarques désobligeantes ou méprisantes de la part des prêteurs, parfois à des insultes, tout en gardant son calme. Ne pas honorer sa dette est un signe d’irresponsabilité, de frivolité et de mauvaise gestion et empêche de s’endetter à nouveau. Pour les prêteurs, quel que soit leur profil, salir les réputations est une arme redoutable d’incitation au remboursement.

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Il faut enfin soigner son apparence et son attitude, pour apparaître comme une femme forte et déterminée, capable de rembourser ses dettes. Et si les moyens matériels manquent, il s’agit de monnayer son corps et d’entrer dans une myriade d’échanges dette-sexe, du sourire et des attouchements à la pénétration.

Travailler pour la dette

Le travail de la dette va souvent de pair avec un travail pour la dette, visant à trouver les fonds nécessaires au paiement de dettes et d’intérêts souvent exorbitants. Dans les favelas brésiliennes, cela se traduit par un allongement des journées de travail, débordant sur les soirées et les dimanches. On jongle avec deux ou trois activités pour assurer les entrées d’argent liquide. Pour les hommes, il s’agit surtout de travailler sur des chantiers dans des conditions dégradées, sans protection sociale et pour un salaire inférieur au minimum légal.

Pour les femmes, il peut s’agir d’activités extérieures à la maison, comme femmes de ménage, ou d’activités domestiques, comme la confection de vêtements ou de gâteaux vendus ensuite sur les marchés. C’est en particulier le lot des grands-mères, qui continuent à travailler après leur retraite et utilisent leur accès au crédit pour aider leurs enfants au chômage.

Le travail de la dette et le travail pour la dette représentent une immense source de dépossession pour les milieux populaires et de profit pour l’industrie financière, qui s’appuie sur le travail gratuit des femmes comme sur la captation d’une part considérable du revenu des familles : la part des intérêts représente 30 % au Tamil Nadu en 2016 selon l’enquête citée plus haut, 12 % au Brésil en 2021.

 

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Cahier de gestion des comptes tenu par une femme dans un village au Tamil Nadu, Inde.

Cette exploitation ne saurait toutefois se résoudre à des logiques de prédation financière. Elle prend sa source dans un régime d’accumulation incapable d’assurer la reproduction sociale des travailleurs, où se combine à la fois l’incapacité du capital privé à fournir des salaires de subsistance et l’inefficacité de l’État à fournir une véritable protection sociale.

Résistances féminines

Sous des formes atténuées et diverses, on retrouve ces caractéristiques en Europe. En France, les réformes des retraites et de baisse du « coût du travail », menées dans un contexte d’austérité budgétaire, amplifient les difficultés des milieux populaires à « joindre les deux bouts ». Face à ces contraintes croissantes, le mouvement des « gilets jaunes » a mis en évidence la place centrale des mères dans la gestion des dettes (factures et crédits immobiliers notamment). Ces mobilisations montrent aussi que le « travail de la dette » est le support de résistances féminines et d’une parole politique, ancrée dans le quotidien des milieux populaires.

Car si les femmes sont des actrices de l’ombre de la finance, elles en sont aussi de ferventes opposantes. En Argentine, dans différents pays d’Europe, mais aussi au Maroc, au Sri-Lanka, en Inde, et probablement ailleurs, elles s’élèvent contre la violence de la dette et son poids excessif sur leurs épaules. Ces femmes militent activement pour l’annulation de la dette mais aussi pour des politiques sociales permettant d’éviter cet endettement chronique. Il est temps de les entendre.