Peinture rupestre en Argentine

© Olivier Dangles et François Nowicki

La force des communs, leur dimension pluridisciplinaire

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Mis à jour le 29.07.2020

Que sont « les communs » et « les biens communs » ?

Ces notions intéressent désormais les domaines de la culture, de la protection de l’environnement, de l’urbanisme, de la santé, de l’innovation, du travail, de la science, etc. Fabienne Orsi, économiste à l’IRD, a codirigé un  dictionnaire(1) sur ce sujet. Elle nous convie au travers de cet entretien à mieux comprendre l’émergence et la portée de l’ensemble de ces phénomènes.

La notion de « biens communs » est de plus en plus usitée en dehors des cercles d’initiés. Quelle définition en donner ? Est elle identique à la notion « de communs » que l’on retrouve par ailleurs ?

Fabienne Orsi est économiste au sein du Laboratoire population-environnement-développement

© IRD / Manuel Carrard

Bloc de texte

Fabienne Orsi : Les notions de communs et de biens communs ne sont pas identiques. Les biens communs, renvoient à des biens décrétés communs par nature, comme l’eau, l’air, etc. On les dit communs à tous mais la manière de les rendre accessibles est l’objet d’un débat.  On cherche quelles modalités de gestion, quels types de gouvernance pour les préserver de toute appropriation ou dégradation.

La notion de communs quant à elle, fait d’abord référence aux travaux d’Elinor Ostrom. Politologue et économiste américaine décédée récemment, elle est la seule femme à avoir reçu le prix Nobel en sciences économiquesle prix de la Banque de Suède  pour ses travaux sur les « commons ». Ses travaux ont majoritairement porté sur les ressources naturelles. Il ne s’agit plus de biens ici, mais de construits sociaux. Elinor Ostrom a travaillé sur ce qu’elle appelle des « pools communs de ressources ». Il peut s’agir d’un lac, d’une forêt ou d’une pêcherie, et donc être constitué de plusieurs unités de ressources. Dans un lac, par exemple, on trouve plusieurs  poissons et dans une forêt plusieurs arbres. Il est donc possible de prélever des unités de ressources. Cela devient des communs, dès lors que se mettent en place des modes de gouvernance spécifiques. Ceux-ci sont initiés par une communauté d’usagers de ce « pool ». Cette dernière s’autogouverne alors, initie des règles pour définir les moyens, de prélèvement, de gestion, de contrôle, de sanction pour donner cette forme d’organisation sociale appelée « commun » à des fins de préservation de la ressource mais aussi de la communauté. Elinor Ostrom montre comment et dans quelles conditions l’organisation collective par une communauté d’usagers régule le pool commun de ressources, pour le rendre durable,  sans conduire à sa surexploitation et à sa dégradation. Ses recherches ont montré par exemple que la reconnaissance du droit des communautés à gérer des aires protégées, comme une forêt, en fonction des règles établies par elle-même, offrait souvent une protection de l’aire plus importante que quand elles étaient imposées par une autorité supérieure. Dans nombre de cas,  l’organisation ainsi mise en place s’avère bien plus efficace que celle mue par la propriété privée exclusive et par le marché. Cette approche bouleverse nos schémas de pensée et nos dogmes.

Dans cette distinction entre biens communs et communs, il faut aussi souligner l’importance de la langue. C’est dans le monde anglo-saxon que ce sujet a pris corps autour du terme de « commons ». Littéralement, nous pourrions le traduire en français par « communaux », mais celui ci est très marqué chez nous tant il fait référence à l’usage de la terre ou à l’histoire du Moyen-âge. Là ou d’autres langues n’utilisent qu’un terme, le français à ceci de singulier qu’il propose deux mots distincts. Et par là, il offre un niveau de précisions  permettant de donner accès aux subtilités de cette question.

Quelle est l’origine et l’ambition de l’ouvrage que vous venez de codiriger ?

Couverture du "Dictionnaire des biens communs"

© DR

Bloc de texte

F. O. : À l’origine du dictionnaire qui est plutôt un essai à entrées multiples, nous sommes un groupe de juristes, d’historiens, d’économistes rejoints par d’autres disciplines. Au travers d’un projet de rechercheANR Propice, nous avons travaillé sur le renforcement de la propriété intellectuelle en particulier dans le domaine du médicament et le domaine culturel. Nous avons montré comment dans les années 80-90 la propriété exclusive s’était étendue à des domaines qui en étaient jusqu’alors exclus comme la connaissance scientifique. Nous avons appréhendé les conséquences de cette extension en particulier dans le domaine de l’accès aux médicaments.

Notre idée était de poser la question de comment créer ou recréer du partage et de l’accès à la connaissance et à l’innovation. Mais au début nous avions l’impression de ne pas parler de la même chose selon notre discipline. Nous nous sommes alors dit qu’il était nécessaire de construire un langage commun. Et de fait, la force et la puissance du thème des communs viennent de sa dimension pluridisciplinaire. C’est ce que Ostrom et ses collègues de l’école de Bloomington avaient d’ailleurs largement mis en exergue. Aucune discipline ne peut dire une chose intéressante toute seule sur cette notion. C’est donc en croisant nos différentes approches que l’on peut envisager de construire une pensée, une méthode qui renouvelle les théories et la manière d’observer le terrain.

Comment le thème des communs scientifiques a-t-il émergé ?

F. O. : La notion de communs scientifiques est apparue en réaction à une volonté politique d’user massivement de la propriété privée dans le champ de la recherche académique, comme cela a été le cas dans le domaine de la recherche sur le génome humain par exemple.
Le consensus jusque dans les années 80 était que le contribuable finançant la recherche, la connaissance scientifique était en contrepartie en libre accès. A partir des années 80-90 se développe une politique scientifique très différente. Elle considère que l’usage de la propriété intellectuelle dans le domaine scientifique doit conduire à un  développement de l’innovation plus important. Nous sommes en 2018 et le sujet fait toujours controverse !  Il n’y a pas de travaux qui prouvent qu’un recours plus important à la propriété intellectuelle débouche sur plus d’innovation.

Quelle a été la place de l’avènement des logiciels libres dans l’expansion de la notion de communs?

F. O. : Elle a été essentielle. Les travaux sur les communs et le questionnement sur les logiciels libres se sont rencontrés. Ces derniers et les communautés épistémiques en ligne comme Wikipedia, ont fait exploser le dogme de la propriété privée exclusive pour inventer un usage alternatif de la propriété. Dans le cas des logiciels libres le droit d’auteur s’utilise non pas à des fins d’exclusion mais à des fins d’inclusion ! La création de licences ouvertes permet l’accès à tous mais protège la connaissance produite de la captation par un tiers. Avec les licences GPLLicence publique généralepar exemple, une communauté  peut créer ses propres règles d’organisation de gestion et d’accession à la connaissance produite. De la même manière que les logiciels libres se sont construits en opposition au logiciel microsoft, qui est un logiciel propriétaire, de nouvelles approches sont en train d’être construites dans la société civile... Par exemple on réfléchit à la création de plateformes alternatives au modèle Uber, non pas basées sur des formes de travail précaire, sur l’exploitation et la captation mais sur des formes coopératives pensées sur la base de la communauté ouverte. Désormais, les travaux sur les communs sont en train de se diffuser dans tous les domaines,  de l’agriculture à l’architecture en passant par le numérique ou la santé par exemple,  pour tenter d’inventer de nouvelles manières de faire, de s’organiser sur un mode collectif et collaboratif et sur une propriété qui ne soit pas exclusive.