Mis à jour le 17.12.2020
La biologie de l’évolution révèle comment la formidable diversité génétique des moustiques africains, alliée à une capacité d’hybridation entre espèces, a favorisé leur rôle délétère dans la transmission du paludisme.
La diversité génétique peut être une arme naturelle redoutable… Elle contribue ainsi à la dangerosité de certains moustiques, responsables de la forte pression du paludisme sur le continent africain. « La capacité d’adaptation de quelques espèces d’anophèles en fait des super-vecteurs de l’agent pathogène Plasmodium, terriblement efficaces pour infecter les populations exposées, explique Michael Fontaine, biologiste de l’évolution CNRS à MIVEGEC. Nos travaux montrent que cette aptitude adaptative est directement liée à une génétique hors norme. Elle pourrait interférer avec les différentes stratégies de lutte contre les vecteurs, voire affecter les performances ou le contrôle des plus prometteuses d’entre elles. »

La lutte anti-vectorielle s’emploie à détruire les anophèles et leurs gites larvaires aux alentours des villages, ici au Burkina Faso, pour limiter la pression du paludisme sur les populations rurales.
© IRD - Cédric Penetier
Course aux armements
En recul régulier depuis des années, grâce à des campagnes volontaristes visant à détruire les vecteurs et à limiter leurs contacts avec les populations notamment au moment où les moustiques piquent pour se nourrir de sang (par l’usage de moustiquaires entre autres), le paludisme reste un enjeu de santé publique majeur en Afrique subsaharienne : 93 % des 228 millions de cas mondiaux y ont été enregistrés en 2018Rapport OMS 2019, chiffre communiqué avec un intervalle de confiance de 95 %, soit 206-258 millions 1 ainsi que 94 % des 405 000 décès dus à la maladie - en majorité des enfants de moins de cinq ans. « Cette situation particulière de l’Afrique tient vraisemblablement à la longue histoire évolutive qui lie, dans le berceau de l’humanité, l’être humain, le vecteur et l’agent pathogène depuis l’aube des temps », estime le chercheur.

Lutte contre le paludisme par pulvérisation d’insecticides dans des habitations au Burkina Faso. Il s’agit de réduire les contacts avec les vecteurs à l’heure des repas de sang des moustiques, lesquelles correspondent à celle du coucher des habitants.
© IRD - Vincent Robert
Leur confrontation prend la forme d’une véritable course aux armements : le pathogène a trouvé des vecteurs pour atteindre l’humain – son hôte final –, lequel essaie de s’en protéger. Témoin : la place de la drépanocytose dans les populations africaines, une maladie héréditaire qui aurait disparu depuis longtemps si elle ne conférait pas à ses porteurs une certaine résistance face au paludisme. Quant aux vecteurs, ils ont développé une efficacité infectieuse implacable…
Efficacité infectieuse implacable

Pour se développer, les larves d' Anopheles gambiae, vecteur majeur du paludisme en Afrique, ont besoin des protéines issues du sang humain, dont se nourrissent leurs mères.
© IRD - Patrick Landmann
Il existe des milliers d’espèces de moustique. Une quarantaine d’entre elles peuvent transmettre le paludisme, toutes appartenant au groupe des anophèles qui en compte environ 500. Parmi elles, les vecteurs majeurs du paludisme en Afrique, en termes d’impact sanitaire, aux premiers rangs desquels figurent Anopheles gambiae et Anopheles funestus, appartiennent à quelques complexes d’espèces d’anophèlesDes espèces très proches génétiquement les unes des autres, partiellement interfertiles, et morphologiquement indiscernables. On les appelle parfois espèces jumelles. dont tous les membres ne transmettent pas la maladie aux humains. Ces insectes partagent des caractéristiques qui en font de super-vecteurs, capables d’inoculer et propager très efficacement le pathogène : ils sont anthropophiles, c’est-à-dire que les femelles se nourrissent de sang humain contrairement à nombre d’autres qui préfèrent piquer les animaux, mais surtout ils sont très largement distribués, présents dans presque tous les milieux d’Afrique subsaharienne, et ils s’adaptent rapidement aux changements des conditions environnementales. « Nous cherchons à comprendre à quoi tiennent ces singularités qui en font des vecteurs si performants », indique le spécialiste.
Énorme réservoir de mutations
Le séquençage du génome des insectes fournit de précieux éléments de réponse : « Il montre que les moustiques, et particulièrement les vecteurs majeurs du paludisme en Afrique, sont parmi les espèces les plus variées du règne animal. Les populations naturelles d’Anopheles gambiae africainsRésultat du séquençage du génome de 1000 Anopheles gambiae en 20151 présentent ainsi en moyenne un variant Pour chaque gène, ou plus généralement pour chaque séquence du génome, il existe en réalité des variations d’un individu à l’autre. C’est ce qui détermine la diversité génétique d’une espèce. Certaines variations n’entraînent aucune conséquence particulière, d’autres participent à des caractères différents.1toute les paires de baseUnité élémentaire de l’information génétique portée par les deux brins d’ADN, soit autant de mutations adaptatives potentielles, contre une toutes les 1000 paires de bases pour l’espèce humaine.

Femelles d’Anopheles gambiae, l’un des vecteurs majeurs du paludisme humain en Afrique, se gorgeant de sang dans des conditions artificielles reproduisant celles des repas pris sur leurs cibles humaines naturelles.
© IRD - Patrick Landmann
Cette formidable diversité, 500 fois plus élevée que chez l’humain donc, constitue un énorme réservoir de mutations dans lequel la sélection va opérer pour développer des caractères favorisant leur adaptation à de nombreuses conditions et aux changements de ces conditions », révèle le biologiste. Et les travaux menés par son équipe, en 2015 sur Anopheles gambiae et très récemment sur Anopheles funestus, montrent que ce ne sont pas les seuls mécanismes mobilisés pour faire de ces moustiques de véritables vecteurs tous-terrains…
Introgression en bonus
En plus de la considérable variété de leur génome, Anopheles gambiae et Anopheles funestus disposent d’un vrai bonus : du matériel génétique venu d’autres espèces de leurs complexes respectifs.

Les anophèles vecteurs du paludisme reçoivent et transmettent du matériel génétique d'autres espèces de moustiques, vectrices ou non. Démultipliant leurs capacités d'adaptation, cette hybridation interspécifique favorise les résistances aux insecticides.
© IRD - Sabrina Toscano
L’étude a révélé que c’est un trait commun à ces espèces qui sont devenues des vecteurs majeurs du paludisme, et cela pourrait donc aussi expliquer leur particulière compétence en la matière : ils ont reçu et continuent potentiellement de recevoir des variants d’autres espèces qui ne sont, elles, pas nécessairement vectrices du paludisme chez l’Homme. « Cette introgression Transfert de gènes d'une espèce vers le pool génétique d'une autredémultiplie encore les ressources génétiques à disposition des mécanismes de sélection pour s’adapter à des environnements très variés, estime le scientifique. Elle pourrait leur permettre de composer avec les changements des conditions environnementales, de s’accommoder aux évolutions du comportement humain, comme l’introduction de l’agriculture ou la sédentarisation des populations, voire de développer les résistances qu’on connait aux molécules insecticides utilisées dans la lutte anti-vectorielle. »
L’échange interspécifique de matériel génétique pose aussi des questions s’agissant de la nouvelle technique, très en vogue pour contrôler les vecteurs, de la stérilisation des populations naturelles par forçage génétique (en anglais, gene drive). Restera-t-elle efficace si des variants issus d’espèces non-ciblées viennent compenser les modifications artificielles, et qu’en serait-il si les modifications s’échappaient à la faveur d’introgressions vers les espèces tierces de leur complexe? « Il est donc indispensable d’étudier aussi les espèces de moustique considérées comme des vecteurs mineurs ou non-vectrices apparentées aux principaux vecteurs. Elles détiennent peut-être dans leur génome les armes qu’utiliseront demain les vecteurs majeurs du paludisme », conclut Michael Fontaine.