Mis à jour le 27.07.2022
Une expertise collective sur la pêche artisanale en Haïti, menée sur cinq ans2017-20211 par un panel de spécialistes internationaux, vient d’être publiée par les éditions de l’IRD et devrait être officiellement présentée aux autorités compétentes dans les prochains mois. Le géographe Gilbert David, spécialiste des systèmes insulaires, qui a dirigé ce vaste chantier, répond aux questions d’IRD le Mag’.
IRD le Mag’ : Quelles sont les spécificités haïtiennes en matière d’exploitation des ressources halieutiques ?
Gilbert David : Certaines sont liées à la géographie : la zone économique exclusive d’Haïti – comme partout dans les Antilles – est de trop petite taille pour permettre la viabilité d’une pêcherie industrielle exploitant les grands pélagiques (thons, daurades coryphènes…). Très mobiles, ces poissons se déplacent au gré des saisons, et l’hiver leur abondance est trop faible dans les eaux haïtiennes pour qu’une petite flotte de palangriers ou de thoniers senneurs puisent opérer de manière rentable dans les eaux nationales. L’avenir de la pêche haïtienne passe donc par la pêche artisanale.

Petites et rudimentaires, la plupart des unités de pêche ne peuvent exploiter les ressources éloignées des côtes.
© IRD - Catherine Sabinot
Mais d’autres particularités d’ordre social interviennent : le pouvoir d’achat moyen des consommateurs haïtiens est très faible. Plus de la moitié de la population vit sous le seuil d’extrême pauvreté, fixé à un dollar américain par jour. C’est une contrainte majeure pour tout développement du marché des produits de la pêche. Enfin, les nombreux risques naturels et sécuritaires qu’affronte la société haïtienne pourraient constituer des obstacles à la mise en œuvre pourtant nécessaire de mesures en faveur du développement du secteur de la pêche artisanale.
IRD le Mag’ : Que représentent les produits de la mer dans l’alimentation des foyers haïtiens ?
Gilbert David : Les Haïtiens consomment peu de poissons, aux alentours de quatre à cinq kilogrammes par an et par habitant, quand la moyenne mondiale est de 20,5 kg en 2018. Ce constat traduit une offre de produits de la pêche locale bien trop faible pour couvrir les besoins de la population.

51 % de la flotte de pêche haïtienne est constituée de petites pirogues, de 3,5 à 5 mètres de long.
© IRD - Catherine Sabinot
Besoins que les importations de poisson sont loin de satisfaire. Sur la période 2012-2015, de 16 000 à 21 000 tonnes de poissons ont ainsi dû être importées chaque année – il s’agit généralement de poisson congelé peu couteux en provenance des États-Unis –, la pêche nationale haïtienne n’arrivant pas à atteindre les 13 000 tonnes annuelles. L’objectif est donc clair, la production de la pêche artisanale doit doubler, voire tripler pour espérer conforter la sécurité alimentaire du pays en produits de la mer. Le défi sera dur à relever.
IRD le Mag’ : Quels sont les vulnérabilités de ce secteur ?
Gilbert David : L’espace halieutique exploité ne représente qu’une très faible partie de l’espace exploitable et il est gravement surpêché. La plupart des embarcations sont en effet de taille modeste et leur faible rayon d’action les oblige à n’opérer que dans les eaux côtières, généralement d’une profondeur inférieure à 50 mètres.
Par ailleurs, les conditions de conservation de la pêche sont souvent déficientes. Lorsque de la glace est utilisée, ce n’est pas pour préserver la qualité du poisson tout au long de la filière mais pour éviter que le produit déjà abimé ne devienne impropre à la vente.

Les Haïtiens ne sont pas de gros consommateurs de poisson, notamment en raison de leur très faible niveau de revenus.
© IRD - Catherine Sabinot
Et lorsque le poisson ne peut plus être vendu « en frais », il est séché.
Par ailleurs, le faible pouvoir d’achat des consommateurs entrave le développement de la pêche artisanale : il les incite à se satisfaire de petits poissons, issus de la surpêche des zones peu profondes, frais ou séchés. Enfin les habitudes alimentaires disqualifient la consommation de gros poissons pélagiques, pêchés au large autour de DCP dispositif de concentration de poissons, objets flottants sous lesquels se regroupent les pélagiquesdont les autorités promeuvent l’usage depuis une vingtaine d’années. Vendus en morceau, ils n’ont pas la faveur des Haïtiens et il court même des rumeurs – infondées – sur leur toxicité.
IRD le Mag’ : Que préconisez-vous pour renforcer les capacités, la productivité et la durabilité de la pêche ?
Gilbert David : Il s’agit tout à la fois d’accroitre l’offre halieutique et d’améliorer la qualité du poisson commercialisé.
Pour cela, il faut équiper de nouvelles embarcations pouvant exploiter à la fois les espèces démersales profondes, vivant entre 100 et 800 mètres de fond et les grands pélagiques agrégés autour des DCP ancrés. Il serait ainsi possible de multiplier par dix la superficie exploitée. Et pour que le poisson soit conservé dans les meilleures conditions, il convient de le tuer dès la capturePar destruction complète du système nerveux1, de le mettre dans des glacières d’eau de mer réfrigérée à 4°C par des pains de glace, puis de préserver la chaîne du froid tout au long de la filière. L’acceptabilité des grands poissons devra également être promue par des actions de communication.

L’installation de récifs artificiels permet d’intensifier la productivité des fonds marins et de multiplier la ressource halieutique.
© IRD
Il s’agit aussi de sécuriser la petite pêche côtière, qui fait vivre des milliers de familles, en développant des procédures d’intensification écologique via la pose de récifs artificiels. À terme, ceux-ci permettent d’accroitre la quantité de poissons exploitables et d’augmenter la taille moyenne des prises.
Une régulation de l’effort de pêche sur les zones surexploitées devra également être mise en place pour établir une réelle « durabilité » de ces écosystèmes. Des recherches avec nos partenaires et les associations de pécheurs doivent être menées pour en définir le cadre.
Pour accroitre l’offre de produits marins, il faut aussi développer une aquaculture économe en intrants pouvant offrir des protéines de qualité à un coût peu élevé. L’élevage en bassin du tilapia Sarotherodon melanotheron est la solution proposée.
Enfin, la qualité du poisson séché doit être améliorée en travaillant avec les associations de femmes qui le transforment et le vendent, pour tester un modèle de séchoir solaire pratique et peu coûteux.
IRD le Mag’ : Comment la recherche scientifique peut-elle contribuer à améliorer la situation ?
Gilbert David : L’expertise pêche artisanale en Haïti, réalisée sous le format des expertises scientifiques collectives de l’IRD (ESCI) pour le Sud avec le Sud, s’inscrit pleinement dans la science de la durabilité. Elle repose sur la mobilisation de la littérature scientifique internationale autour de questions de recherche coconstruites avec nos partenaires.

Pêcheurs et vendeuses, la filière halieutique artisanale fait vivre de nombreuses familles haïtiennes.
© IRD - Catherine Sabinot
Et pour répondre à la demande sociale, elle s’accompagne également d’une recherche-action de terrain afin que ses résultats puissent être appliqués. Ce volet in situ est l’occasion de renforcer les capacités de nos partenaires haïtiens. Ainsi, un master au Canada, deux masters en France et une thèse de doctorat sont en cours. Ce renforcement des compétences devrait s’intensifier avec la mise en œuvre des recommandations formulées par les experts de l’ESCI. Il est indispensable pour piloter et accompagner le futur plan de développement de la pêche artisanale haïtienne – que les bailleurs de fonds internationaux vont financer – et pour assurer un meilleure participation d’Haïti aux programmes internationaux de protection et de gestion de la biodiversité marine et côtière.

© IRD Editions
La pêche artisanale en Haïti
Sous la direction de Gilbert David
IRD Éditions, Collection Expertise collective, mai 2022
livre papier (format 160 x 240 - 248 pages - 25 €)
eBook - Synthèse en français (PDF - 248 pages - gratuit)
eBook - English synthesis (PDF - 248 p - free)
eBook - Contributions intégrales (PDF - 780 pages - gratuit)