Mis à jour le 31.03.2022
Quand le désintérêt suscité par un sujet scientifique aboutit à valider une hypothèse majeure.
Par Philippe Borsa, généticien des populations et biologiste marin à ENTROPIE
Venu étudier la biologie des anchois autour de la Nouvelle-Calédonie, le généticien des populations et biologiste marin Philippe Borsa s’est heurté à un certain désintérêt pour le sujet. Bien qu’essentiel dans la chaîne alimentaire marine, ce petit poisson pélagique est invisible lors des plongées récréatives dans le lagon et absolument pas prisé par les consommateurs qui lui préfèrent de gros poissons carnivores : son projet a rencontré fort peu d’écho en matière de financement local de la recherche… Qu’à cela ne tienne, il a réorienté ses travaux sur un poisson très prisé de tous, plongeurs comme gastronomes et donc également des bailleurs de fonds, le bossu blanc. « Et nous avons découvert que, malgré son importance commerciale, cette sous-famille, celle des Monotaxinae, restait largement méconnue au plan scientifique, explique-t-il. Ainsi sur les cinq espèces présentes autour du Caillou, trois n’avaient pas de nom et deux d’entre elles n’avaient même jamais été signalées. » Avec son complice taiwanais Wei-Jen Chen, phylogénéticienspécialiste de l’évolution moléculaire profonde établissant la généalogie d’une espèce, d’un groupe ou d’une famille, ils ont ainsi décrit et caractérisé génétiquement ces espèces. Se lançant ensuite dans une étude de la sous-famille à l’échelle du bassin Indopacifique, ils ont confirmé l’existence de huit espèces, nouvelles pour la science à défaut de l’être pour les pêcheurs et les consommateurs !

Des bossus blancs - appelés " kakap putih " en indonésien - sur un étal à Lampulo en Aceh.
© IRD - Philippe Borsa
Grâce au matériel très complet réuni pour cette étude, couvrant la diversité génétique des bossus blancs de tout ce vaste bassin océaniqueAvec des échantillons obtenus de la Mer Rouge, du Canal du Mozambique, des Seychelles, de la Mer d’Oman, des Maldives, d’Indonésie, de Taiwan, du Japon, de Papouasie Occidentale, des îles Marshall, de Fidji… 1, ils ont pu en établir la phylogénie et ainsi tester les hypothèses sur la biogéographie des espèces récifales de l’Indopacifique. « Pour les espèces les plus répandues, nous avions des échantillons des trois grandes zones, l’océan Indien, l’océan Pacifique et le Triangle de Corailzone qui baigne la Malaisie, l'Indonésie, les Philippines et les îles Salomon, raconte-t-il. Dès lors, nous avons pu établir avec un certain degré de vraisemblance où vivaient leurs ancêtres. » En l’occurrence, ils ont montré que la plupart des espèces de ce groupe avaient pour origine le Triangle de Corail. Ce résultat est un argument majeur en faveur d’une des quatre hypothèses sur la colonisation des espaces récifaux de l’Indopacifique, celle de la spéciation centrifuge à partir de ce hot-spot de biodiversité.
Quatre hypothèses sur la biogéographie récifale de l’Indopacifique
La diversité des organismes marins de récif coralliens dans l’Indopacifique est très caractéristique : il y a un foisonnement d’espèces dans la région centrale, le Triangle de Corail situé entre la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines, et un appauvrissement très sensible en s’éloignant de ce centre dans toutes les directions.
Les scientifiques envisagent quatre hypothèses pour expliquer cette répartition singulière :
- l’hypothèse centrifuge : les espèces se forment dans la région centrale puis vont disperser au gré des courants vers l’extérieur
- l’hypothèse d’accumulation ou centripète : les petites populations isolées géographiquement, se différencient pour former de nouvelles espèces, qui finissent par converger vers le centre à la faveur des courants fluctuants, où elles s’accumulent
- l’hypothèse de chevauchement : il existe un cortège d’espèce du Pacifique et un cortège d’espèce de l’océan Indien qui se mélangent dans la région centrale du Triangle de Corail
- l’hypothèse du refuge : les espèces soumises aux variations du niveau des mers au Pléistocènede 2,58 millions d'années à 11 700 ans avant le présent, et aux changements écologiques afférents, ont pu survivre dans la région du centre – l’actuel Triangle de Corail – parce que celle-ci recelait une grande variété d’habitats et s’éteindre partout ailleurs où les conditions écologiques étaient moins favorables.