Dans l'océan, près d'un fond sableux, un coelacanthe de bonne taille fait face à un plengeur.

Ce coelancanthe photographié dans la baie de Sodwana, sur la côte est de l'Afrique australe, appartient à l'espèce Latimeria chalumnae, l'une des deux seules espèces vivantes connues jusqu'ici !

© Laurent Ballesta / Expeditions Gombessa Photographie issue de l’ouvrage « Gombessa, rencontre avec le cœlacanthe » ed. Andromède Collection – 2013 http://laurentballesta.com/

Le cœlacanthe nouveau est arrivé ?

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Mis à jour le 24.02.2020

Les travaux de scientifiques indonésiens et français ont permis d’identifier une probable nouvelle espèce de cœlacanthe, et d’éclairer les mécanismes biogéographiques à l’origine de la divergence entre les populations déjà connues. L’histoire de l’évolution de ce groupe de poissons, vraisemblable ancêtre de tous les vertébrés terrestres, mobilise l’attention bien au-delà de la seule communauté des spécialistes.

Incroyable collision temporelle, l’un des plus anciens animaux encore vivant vient de se dévoiler au monde sur les réseaux sociaux ! La photo d’un cœlacanthe capturé au large de la Papouasie occidentale, diffusée par un pêcheur sportif  fier de sa prise, a mis les spécialistes en émoi. « Nous pressentions de longue date que la découverte d’un spécimen à l’est de l’Indonésie, en Papouasie occidentale notamment, signerait l’existence d’une nouvelle espèce, distincte de celle déjà connue sur les côtes de Sulawesi, explique Régis Hocdé, océanographe dans l’équipe franco-indonésienne qui a mené ces travaux. C’est bien le cas, mais en plus l’étude génétique de ce spécimen nous éclaire sur l’évolution de ce groupe de poissons venus du fond des âges, survivants d’une lignée de vertébrés aquatiques elle-même à l’origine de tous les vertébrés terrestres ».

Divergences génétiques significatives

L’ADN de ce cœlacanthe, pris accidentellement lors d’une partie de pêche en Papouasie occidentale par Dava L. Santoso en 2018, suggère qu’il appartient à une espèce méconnue jusqu’ici.

© Dava L. Santoso

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Seules deux espèces contemporaines de cœlacanthes – un groupe que l’on a longtemps cru éteint – ont été découvertes et caractérisées jusqu’ici, l’une aux Comores en Afrique de l’Est, l’autre à Sulawesi à l’est de l’Indonésie. Et il s’en est fallu de peu que l’on en reste là : l’auteur de la récente prise en Papouasie occidentale avait déjà mangé une bonne partie de ce poisson qu’il ne connaissait pas avant que les scientifiques ne soient alertés par les images circulant sur le net ! Heureusement, l’analyse moléculaire n’est pas gourmande en matériel biologique. Et les restes du festin ont suffi aux scientifiques pour mener une étude génétique de ce cœlacanthe capturé à 750 km à l’est de Sulawesi. « Le séquençage de l’ADN mitochondrial de ce spécimen, et la comparaison avec ceux de son voisin ont révélé des divergences génétiques significatives, de l’ordre de 1,2 %, suffisantes pour suggérer qu’il s’agit d’une nouvelle espèce », indique le biologiste de l’évolution Emmanuel Paradis. Les spécialistes sont parvenus à dater la divergence avec le voisin sulawésien à 13 millions d’années Les deux sous-populations indonésiennes ayant divergé de celle des Comores il y a 30-40 millions d’années.1.

L’étude d’un ou plusieurs spécimens entiers sera nécessaire pour compléter la caractérisation génétique par une description morphologique, rendue impossible cette fois par l’appétit du pêcheur et de ses amis. C’est un préalable indispensable à l’officialisation de la nouvelle espèce de Papouasie et à sa dénomination.

Chronique d’une découverte annoncée

Distribution des espèces contemporaines de cœlacanthes

© IRD - Régis Hocdé & Laurent Corsini

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« L’étude des courants marins de la région suggère qu’il existe une frontière océanographique entre l’île de Sulawesi et celle de Papouasie, infranchissable pour un poisson au métabolisme lentc’est un animal placide dans sa vitesse de déplacement, et son cycle de reproduction est plutôt long. comme le cœlacanthe, et suffisante pour isoler durablement deux populations marines issues d’une même espèce », indique le généticien évolutionniste Laurent Pouyaudcodécouvreur de Latimeria menadoensis, l'espèce de Sulawesi pour expliquer leurs conjectures quant à l’existence d’une espèce distincte à l’est de l’Indonésie. Un fort courant venu de l’est du Pacifique, mobilisant les 300 à 400 premiers mètres sous la surface de la masse d’eau, longe en effet la côte nord de l’île de Papouasie. À l’inverse un courant venant du nord traverse l’archipel vers le sud le long des îles Sulawesi. Ces courants cisaillant au niveau de la mer des Moluques viennent renforcer cette barrière naturelle. De fait, il a déjà été montré que d’autres organismes marins, dont les crevettes, ne sont pas les mêmes de part et d’autre de cet obstacle océanographique.
De plus, l’histoire tectonique locale est cohérente avec les résultats obtenus au plan génétique : « La région est l’objet d’un profond remaniement des plaques tectoniques avec plusieurs épisodes majeurs, dont l’un est intervenu il y a 20 millions d’années avec la migration de l’archipel des Moluques entre ceux de Sulawesi et de Papouasie Occidentale. Cet évènement a pu bloquer la connectivité entre les populations de cœlacanthes de Papouasie et de Sulawesi, en modifiant la bathymétrie et la courantologie, et conduire à la divergence génétique observée entre ces deux espèces », explique Régis Hocdé.

L’épicentre de la Papouasie

Les cœlacanthes contemporains, des Comores - comme celui-ci -, de Sulawesi ou de Papouasie occidentale, sont les descendants vivants d’un groupe de poissons à l’origine de tous les vertébrés terrestres.

© Société française d'ichtyologie - collection de vélins du MNHN - dessin de M B. Duhem

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Finalement, un scénario biogéographique et évolutif se dessine, expliquant le destin des cœlacanthes tout au long de l’ère tertiaire- 65 à - 2,5 millions d'années : le vaste groupe des Coelacanthiformes, très abondant et varié, peuplait naguère toutes les mers et de nombreuses rivières du globe. Ses descendants ont pu survivre à son extinction massive sur les côtes de la Papouasie, au nord de la plaque australienne, qui est l’épicentre d’une profonde reconfiguration des îles et continents depuis plus de 100 millions d’années, après la fracture du Gondwana et la migration de l’Australie de l’Antarctique vers sa position actuelle. Cette population aurait pu essaimer dans un premier temps, il y a 40 millions d’années, vers les Comores et Madagascar - l’Australie étant à cette époque deux fois plus proche du continent africain. Continuant sa lente remontée vers le nord, la plaque australienne aurait ensuite percuté la plaque asiatique, il y a 20 millions d’années, donnant naissance à l’archipel indonésien et entrainant la fragmentation de la population d’origine en deux populations distinctes, celle de Sulawesi et celle de Papouasie occidentale. « Seule une étude exhaustive de la variabilité génétique et de la distribution géographique de la population de Papouasie le long des côtes de cette île permettra de valider ce scénario, estime le généticien évolutionniste Kadarusman, qui a séquencé l’ADN du spécimen récemment découvert. Notre objectif est également de mieux cerner les caractéristiques écologiques et éthologiques des cœlacanthes indonésiens et de mettre en évidence d’éventuelles différences entre leurs populations pour mieux assurer leur préservation », conclut le spécialiste indonésien.


 

Cœlacanthe fossilisé

© Haplochromis - CC BY-SA 3.0

Les Cœlacanthiformes, ordre dans la classification du vivant auquel appartiennent les cœlacanthes contemporains, sont apparus il y a 400 millions d’années et n’ont longtemps été connus que comme fossiles.

Un poisson pas comme les autres

Les cœlacanthes ne sont pas des poissons ordinaires. Ils sont d’abord connus comme fossiles, remontant à 400 millions d’années pour les plus anciens, très longtemps avant l’apparition des dinosaures donc. Comme ces derniers, ils semblaient avoir totalement disparu, jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit capturé par un pêcheur au milieu du XXe siècle sur la côte est de l’Afrique ! L’espèce contemporaine, proche au plan morphologique de ses ancêtres fossiles, a été décrite et identifiée. D’autres prises en Indonésie, sur les côtes de Sulawesi il y a une vingtaine d’années et de Papouasie occidentale, récemment (2018), ont permis de caractériser deux autres espèces vivantes.
Outre cette partie de cache-cache avec les scientifiques, les cœlacanthes représentent un élément clef du passage de la vie aquatique à la vie terrestre : ils possèdent les prémices d’un poumon et, contrairement à tous les autres poissons, des nageoires charnues, qui sont des amorces de pattes.  Ils appartiennent à une famille dont quelques membres sont sortis de l’eau pour constituer les vertébrés terrestres il y a 350 millions d’années… Il y a donc un peu de cœlacanthe en nous !