Alors que le Liban affronte ce qui semble être sa plus grave crise économique, la revue Ethnologie française dresse le contour de la société libanaise juste avant la pandémie et l’explosion du port de Beyrouth, au travers d’études anthropologiques innovantes. Tour d’horizon de quelques-unes de ces « photos » instantanées avec Nicolas Puig, anthropologue IRD dans l’unité de recherches Migrations et Société (URMIS).
Pourquoi avoir intitulé ce numéro sur le Liban, « Anthropologies » au pluriel, « en temps d’incertitudes » ?
Nicolas Puig : Comme nous le soulignons avec Michel Tabet, réalisateur et anthropologue visuel, en post-doc à l’IRD, en introduction de la revue, le Liban après une période de guerre civile de 15 ans (1975-1990), reste traversé par de nombreuses tensions. Aujourd’hui, il subit une crise économique, politique, sociale et environnementale sans précédent. Les Libanais font donc face de longue date à des « incertitudes » qui influent également les anthropologues et leur travail de terrain. Ainsi, à l’image du caractère diasporique du pays produit par ces crises, la majorité des anthropologues d’origine libanaise étudie à l’étranger, puis certains s’y installent définitivement, tandis que d’autres reviennent vivre au Liban. Les thématiques abordées dans la revue témoignent des fragmentations sociales, économiques et communautaires du pays. Les auteurs montrent la variabilité des expériences vécues tout en dégageant des perspectives sur les réalités sociales et les liens entre religion, politique et sociétés partisanes (partis politiques, milices, etc.) et dessinent ainsi les contours du Liban actuel, à un instant T.

Quels grands thèmes sont abordés et avec quels « outils » ?
N. P. : Une première entrée porte sur l’altérité, c’est-à-dire les relations aux autres, appréhendées au travers d’outils innovants comme par exemple la méthodologie de Nizar Hariri de l’université Saint-Joseph de Beyrouth et Dima Tannir de l’université allemande du Caire. En plus d’être anthropologue, cette dernière est aussi artiste visuelle. Les deux auteurs ont ainsi fait rejouer par un couple sunnite sa cérémonie de mariage plus de vingt ans après.

Dans sa série de portraits Mirror Mirror, la peintre libanaise Tagreed Darghouth présente des patients de chirurgie plastique à différents stades de guérison après avoir réduit l'arche de leur nez.
© Tagreed Darghouth
Ce retour dans le temps a mis en lumière la dimension communautaire qu’avait leur union, c’est-à-dire « la conservation du contrôle de la communauté sur ses membres, notamment les femmes ».
De mon côté, j’ai observé comment les négociations entre les chirurgiens esthétiques et leurs clientes contribuent à l’invention d’une beauté libanaise spécifique et composite. Cette coproduction procède d’imaginaires du visage très divers et elle témoigne d’un trouble dans l’ethnicité, la rhinoplastie étant l’opération la plus courante au Proche-Orient. Ces pratiques sont aussi traversées par une dynamique néoténique qui recouvre le fait de chercher à rendre son visage sympathique et agréable en adoptant des traits juvéniles comme l’arrondi des yeux.

Tag « Révolution sur nous », au centre-ville de Beyrouth, novembre 2019
© Carine Doumit
Lama Kabbanji, au CEPED, a quant à elle étudié les vingt premiers jours de l’intifada d’octobre 2019 grâce à une enquête sonore et à l’analyse de slogans, de discours, de chansons, etc. Elle a ainsi montré la forte présence des jeunes et des femmes, issus des classes populaires et moyennes, qui revendiquent notamment de pouvoir rester vivre dignement et correctement au Liban.
Sur quel autre thème portent les articles ?
N. P. : Le Liban est très cosmopolite, il y a donc plusieurs études sur les relations entre Libanais et Syriens. Par exemple, Leila Drif de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), s’est penchée sur le rôle d’interface joué par les concierges syriens dans Beyrouth qui permettent aux populations urbaines pauvres, notamment syriennes, un accès à des ressources : hébergement d’accueil temporaire, recommandation pour un logement ou un travail, don ou vente d’objets bon marchés.

AhlmAhmad a deux passions étroitement liées : les pigeons et crapahuter sur les terrasses de son quartier.
© Thierry Magniez
L’article d’Emma Aubin-Boltanski du Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor), décrit quant à lui les pratiques colombophiles dans le bidonville de Hayy Gharbé, en banlieue sud de Beyrouth, sources de rêve, voire pour les réfugiés syriens, d’un rétablissement de leur masculinité brisée par l’exil et la guerre, même si les codes sociaux hiérarchisés entre Libanais et réfugiés, et la violence qui les accompagnent, ne sont jamais loin. D’autres textes traitent de l’histoire de Beyrouth ou encore du statut personnel à travers la revendication du mariage civile.
A-t-on d’ores et déjà une idée de l’impact de la pandémie de la Covid-19 et de l’explosion du port de Beyrouth ?
N. P. : La Covid, comme ailleurs, est un révélateur des inégalités qui ont été accrues avec les confinements successifs. L’explosion du port de Beyrouth qui a eu lieu le 4 août 2020, est postérieure aux articles de la revue ; ils n’y font donc pas référence. Mais c’est un élément destructeur de la partie de la ville qui était un lieu de créativité, de bars, du monde de la nuit. C’est donc la destruction d’un des moteurs de la croissance libanaise, mais aussi le délitement total du peu de confiance dans l’État car c’est le fruit d’une gestion catastrophique et corrompue. Bilan, la crise économique et les blocages politiques sont tels que, deux ans après la révolution de 2019, aucune des revendications identifiées par Lama Kabbanji n’a abouti et les départs du pays sont massifs.