Mis à jour le 01.02.2022
Les scientifiques s’intéressent de près aux incroyables connaissances des éléphants domestiques du Laos. Véritables experts de leur environnement, ces pachydermes inspirent des pratiques thérapeutiques dans l’entourage de leurs cornacs.
Utilisés pour le transport des marchandises et le débardage du bois, les éléphants sont traditionnellement très présents dans les villages laotiens.
© IRD - Jean-Marc Dubost
N’en déplaise au rat de la fable, on a aussi besoin d’un plus grand – et plus gros – que soi… Ainsi, au Laos, la formidable force des éléphants a longtemps été mise à contribution pour le transport des marchandises et l’acheminement de bois d'œuvre au village, avant que des routes ne soient construites et l’utilisation de véhicules généralisée. Mais en plus, ils contribuent à enrichir les pratiques phyto-médicinales des villageois. « Dans ce pays, naguère nommé pays du million d’éléphants en laotien, les pachydermes occupent une place importante au sein des communautés rurales, explique Jean-Marc Dubost, ethnobiologiste, doctorant à PHARMA-DEV. Leur utilisation des plantes qui soignent guide la pharmacopée familiale des cornacs et les soins ethnovétérinaires qu'ils prodiguent à leurs éléphants. Mais à l’heure où la mécanisation et l'emprise agricole croissante les écartent de la vie villageoise, il est important de documenter ces connaissances qui s'érodent très rapidement. »
Pachydermes prescripteurs
Les cornacs vivent des décennies au contact de leur animal et connaissent très bien leurs comportements, notamment ceux pour se nourrir et se soigner dans la forêt.
© IRD - Jean-Marc Dubost
Les cornacs laotiens, à la fois maitres, guides et soigneurs, passent souvent plusieurs décennies au contact quotidien du même animal. Ils accumulent nombre d’observations sur leur comportement. Ainsi, ont-ils remarqué que les éléphants, qui se nourrissent dans les forêts avoisinantes, savent choisir des plantes spécifiques quand leur état le nécessite : « Dans l’extraordinaire diversité des végétaux qui constituent leur régime, certaines espèces sont particulièrement recherchées par les animaux souffrant de tel ou tel mal ou par les femelles durant la période de leur gestation », rapporte le scientifique.

Pour se soigner, les éléphants consomment les racines de certains végétaux, après avoir arraché l’arbuste pour les extraire.
© IRD - Jean-Marc Dubost
De cette observation est née au fil du temps une convergence d’usage entre animaux et humains : pour se soigner, eux et leur entourage, les cornacs ont aussi recours à un certain nombre de racines et écorces consommées à des fins thérapeutiques par les éléphants. Le fait qu’ils les emploient dans le même contexte pathologique que leurs animaux, ce qui n'est pas le cas des autres villageois qui ont recours à la médecine traditionnelle, suggère que l’inspiration vient bien des pachydermes. Et la confiance en leurs éléphants va bien plus loin…
Substantifique crottin

L’écorçage d’un arbre. Les écorces aux vertus médicinales permettent aux éléphants souffrants de soigner spontanément leurs maux.
© IRD - Jean-Marc Dubost
« Ainsi, les excréments d’éléphant constituent la base de remèdes prisés, indique Éric Deharo, pharmacologue et représentant de l’IRD au Laos. Le plus souvent séchés, les crottins sont transformés par décoction ou macération, et utilisés selon les indications par voie orale ou en application cutanée. » Nombre de problèmes gastro-intestinaux, dermatologiques ou de fièvre, pour lesquels les cornacs ne se rendent pas au dispensaire, peuvent être traitées avec ces lotions et breuvages. « Là aussi, le raisonnement des cornacs témoigne de la grande confiance qu’ils ont en l’instinct de leur animal, estime Jean-Marc Dubost. Généralement les justifications aux usages de zoothérapieUsage de produits animaux pour se soigner sont de l’ordre du symbolique : un mille-pattes sera utilisé pour soigner les problèmes articulaires, la chauve-souris pour des personnes désorientées… Mais les cornacs considèrent de façon plus pragmatique que l’éléphant a un régime très varié, riche en plantes médicinales, faisant de ses crottins une sorte de cocktail médicinal. »

Les excréments d’éléphant, séchés et préparés en décoctions ou macérations, constituent la base de nombreux remèdes utilisés par les cornacs et leurs proches.
© IRD - Jean-Marc Dubost
De fait, parmi les 114 espèces inventoriées avec les maitres comme faisant partie du régime des éléphants, 72 sont utilisées par les guérisseurs de la région. De plus, la digestion des pachydermes est peu performante et près de 60 % des déjections sont constitués de matière végétale non-digérée, contenant certainement de nombreuses substances bioactives, voire des substances activées par le processus même de digestion. Mais ces usages, partagés entre éléphants et cornacs, sont menacés de disparaitre…
Mécanisation et préservation
La pharmacopée intuitive des éléphants inspire celle des cornacs, qui prélèvent les mêmes plantes en forêt pour soigner les mêmes maux.
© IRD - Jean-Marc Dubost
Peu à peu, tracteurs et camions remplacent la force des éléphants. N'ayant plus d'utilité au villageEt mobilisant malgré tout une personne à l'année pour s'occuper d'eux1, les pachydermes sont souvent vendus ou loués par les cornacs à des centres à vocation touristique où ils sont confiés à des jeunes inexpérimentés et soignés selon les principes de la biomédecine vétérinaire.
Pour éviter la disparition des savoirs de tradition orale, qui se transmettaient dans les lignées familiales de cornacs et ne sont plus perpétués, les scientifiques les recueillent et les mettent à disposition du Centre de conservation des éléphants au Laos (Elephant Conservation Center, ECC), partenaire de ce projet de recherche.
Les cornacs conduisent leurs animaux se nourrir dans la forêt, où ils peuvent trouver la végétation en grande quantité et diversité qui leur est nécessaire. Les éléphants mangent 200 à 300 kg d’aliments par jour et boivent 160 L d’eau.
© IRD - Jean-Marc Dubost
« Ces connaissances incitent l’ECC à revenir à une prise en charge moins médicalisée de leurs éléphants, adossée aux connaissances des anciens cornacs et aux aptitudes des animaux à se soigner par eux-mêmes », explique l’ethnobiologiste. En ce sens, une structure va être développée avec les cornacs expérimentés, pour retransmettre ces savoirs à la jeune génération de soigneurs employés dans ces centres.
Au-delà de la préservation du patrimoine culturel et de sa perpétuation pour le bien-être des éléphants, les recherches pourraient à l’avenir s’orienter vers l’étude des substances d’intérêt contenues dans les plantes médicinales partagées par les animaux et leurs cornacs, mais aussi vers l’exploration des qualités du microbiote intestinal des éléphants.