Aedes albopictus, une des espèces de moustiques vectrices du virus de la dengue

© IRD - Michel Dukhan

Le virus de la dengue manipule les phospholipides

En croisant leurs compétences en infectiologie et en métabolomique, des chercheurs sont parvenus à décrire comment, lorsqu’il infecte les moustiques du genre Aedes, le virus de la dengue modifie les voies de production des phospholipides, des molécules constitutives des membranes des cellules. 

Zones tropicales, subtropicales et désormais l’Europe : plus de la moitié de la population mondiale est aujourd’hui exposée à la dengue, qui touche plus de 390 millions de personnes chaque annéeD’après un modèle publié en 20131. Seul moyen pour lutter contre celle qu’on appelle aussi la grippe tropicale : le recours à des insecticides contre ses vecteurs – les moustiques du genre Aedes qui transmettent la maladie à la population humaine. Problème : cela reste insuffisant pour contrôler les épidémies. Les futures stratégies de lutte ont donc été orientées sur une autre voie : améliorer la connaissance des mécanismes de transmission de cette maladie aux humains – telle que la façon dont ce virus s’y prend pour assujettir le métabolisme de son hôte afin de se multiplier et se propager. 

Bloc de texte

Sous l’œil de la métabolomique 

C’est tout l’objet d’une étude parue dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences le 21 octobre 2020. Les auteurs se sont intéressés aux changements subis par les membranes cellulaires, portes d’entrée des virus dans les cellules. « Le virus de la dengue est un virus à enveloppe : son génome est contenu dans une membrane lipidique semblable à celle qui entoure les cellules de l’hôte, explique Julien Pompon, infectiologue dans l’unité Mivegec. Le virus a donc tout intérêt à s’en prendre à ces membranes car il lui est facile d’interagir avec. » Les scientifiques avaient déjà montréLe virus de la dengue réduit l’expression de AGPAT1 pour altérer les phospholipides et augmenter l’infection dans Aedes aegypti Thomas Vial, Wei-Lian Tan, Benjamin Wong Wei Xiang, Dorothée Missé, Eric Deharo, Guillaume Marti, Julien Pompon, Dengue virus reduces AGPAT1 expression to alter phospholipids and enhance infection in Aedes aegypti, PLOS Pathogenes, 9 décembre 2019 1 que lorsque le virus pénètre dans une cellule, un certain type de lipides de la membrane, les phospholipides, se reconfigurent. 

Aedes aegypti, une autre espèce de moustique vectrice du virus de la dengue

© Shih-Chia Yeh - photo non libre de droit

Bloc de texte

Ce remodelage permet d’une part à l’enveloppe virale de fusionner avec la membrane des cellules et de faire pénétrer le virus dans la cellule. Et d’autre part de créer une vésicule, sorte de « boul  » faite de phospholipides dans laquelle le virus peut répliquer son génome, c’est-à-dire le multiplier avant sa dispersion et la contamination des cellules voisines. Les scientifiques avaient également mis la main sur un autre maillon de cette chaîne : l’enzyme AGPAT11-acyl-sn-glycerol-3-phosphate acyltransferase alpha dont l’inhibition en cas d’infection entraîne la reconfiguration des phospholipides. Dans leur nouveau travail réalisé lors d’une mission longue durée de Julien Pompon à Duke-NUS Medical School à Singapour, ils ont tenté de décrypter ces mécanismes à une échelle plus fine encore. « Nous nous sommes intéressés au métabolome, soit l’ensemble des petites molécules que contient une cellule, comme les sucres, les acides aminés, les lipides. Accéder à ce qu’il se passe à ce niveau-là n’est possible que depuis à peine 10 ans grâce au développement de la spectrométrie de masseTechnique d’analyse permettant de détecter et d’identifier des molécules, par exemple les métabolites, dont les lipides, en mesurant leur masse et ainsi de caractériser leur structure chimique », précise Thomas Vial, l’étudiant en thèse sous la direction de Julien Pompon. 

Bloc de texte

La voie de novo bloque la réplication

Les nouveaux mécanismes décrits mettent en scène les phospholipides. Ceux-ci sont composés d’une « têt  », une molécule polaire, et de deux « queues » d’acides gras. « Ils sont produits de deux façons : soit par la voie de novo, en assemblant une molécule polaire à des acides gras, soit par remodelage en échangeant des chaines d’acides gras, explique Julien Pompon. Or chacune de ces voies aboutit à des phospholipides différents, possédant leurs propres propriétés physicochimiques. Ces deux voies sont ainsi antagonistes, l’activation de l’une inhibant l’autre et réciproquement ». 

© IRD - Sabrina Toscano

Bloc de texte

Une analyse métabolomique a permis d’identifier comment la présence du virus intervient dans ce ballet : l’infection inhibe la voie de novo et active le remodelage. « Nous avons aussi activé artificiellement la voie des novo, en ajoutant dans le repas de sang des moustiques de l’éthanolamine, une molécule précurseure de cette voie – ce qui a inhibé le remodelage, détaille le chercheur. Dans ces conditions, la réplication virale ne se faisait plus, ce qui a permis de conclure que le remodelage des phospholipides était crucial pour cette étape du cycle cellulaire viral, mais pas pour les autres, comme la traductionÉtape de production d’une protéine, l’assemblage ou la sortie du virus. »

Parmi les applications possibles liées à ces travaux, la mise au point de produits s’attaquant non pas directement au moustique mais à sa capacité à transmettre le virus en régulant la synthèse de phospholipides dans ses cellules. Prochaines étapes pour les scientifiques : affiner la compréhension des besoins métaboliques du virus de la dengue chez les moustiques pour identifier des cibles pour ces stratégies de blocage de la transmission.