Pratique relativement récente dans l’univers des sciences sociales appliquées à la santé, l’écoute sociale consiste à collecter les perceptions de la population sur internet. Intéressante à bien des égards, elle risque cependant de produire une représentation biaisée de l’opinion publique si elle n’est pas associée à d’autres méthodes d’analyse de terrain.
Pour donner aux individus les moyens de vivre une vie saine et promouvoir le bien-être à tous les âgesTroisième objectif de développement durable des Nations unies il est primordial d’écouter, d’analyser et de comprendre les besoins des populations. Ce à quoi s’attèlent les anthropologues et sociologues de la santé, grâce à une multitude de méthodes et d’outils. Parmi eux, l’écoute sociale consiste à recueillir les opinions et perceptions des individus sur internet. Une pratique à laquelle les scientifiques et autorités de santé ont de plus en plus recours, mais qui risque de ne leur livrer qu’une vision tronquée de la réalité s’ils l’utilisent seule.
Une méthode marketing…
Traduction française de l’expression anglaise « social listening », l’écoute sociale a été développée par le secteur du marketing pour connaître l’avis et les attentes des consommateurs sur une marque ou une marchandise. Très utilitariste, elle a pour but de collecter et d’analyser d’importantes masses de données en ligne, mobilisables immédiatement. Pour cela, des logiciels d’intelligence artificielle scannent les conversations publiques sur les réseaux sociaux, filtrant les canaux utilisés, les sujets abordés ou encore les langues parlées, en fonction des requêtes des entreprises.
…de plus en plus utilisée dans le milieu de la santé…
Simple, rapide et peu coûteuse, l’écoute sociale s’est rapidement diffusé dans le domaine de la santé publique, et ce d’autant plus depuis la crise du Covid-19. En effet, l’impossibilité d’aller sur le terrain au cours des différents confinements et la nécessité de lutter contre la désinformation en ligne autour de la vaccination, l’a érigée en méthode privilégiée pour détecter les nouvelles préoccupations du public et ses lacunes en matière d'information sanitaire.
…avec des risques de dérives
Et comme pour tout nouvel outil ayant fait ses preuves, le risque d’utilisation abusive guette. Ainsi, de méthode privilégiée, l’écoute sociale devient, dans de nombreux cas, l’unique méthode utilisée pour capter l’opinion publique sur des questions de santé. C’est notamment ce que révèle une étude menée par des scientifiques de l’IMT d’Anvers, de l’université d’Oxford, du Centre national de formation et de recherche en santé rurale de Maferinyah (Guinée) et du Centre de recherche de recherche et de formation en infectiologie de Guinée (Cerfig), dont Frédéric Le Marcis, anthropologue en accueil dans l’unité TransVIHMI.
On y apprend que les vingt publications scientifiques les plus lues et citées entre 2021 et 2023 sur la question de l’hésitation vaccinale contre le Covid-19 reposaient uniquement, ou presque, sur l’analyse de messages publiés sur les réseaux sociaux. Et ce, malgré la préconisation de l’Organisation mondiale de la Santé de combiner collecte en ligne et entretiens de terrain pour capter l’opinion publique de manière pertinente et complète.
L’importance du contexte d’énonciation
« À ne faire de l’écoute sociale que sur les réseaux sociaux, on risque de réifier, figer les opinions et de perdre en complexité », alerte Frédéric Le Marcis, affecté au Cerfig. En effet, l’écoute sociale en santé, quand elle n’est faite que sur internet, présente plusieurs lacunes, dont celle de ne pas suffisamment interroger le contexte d’énonciationLe contexte dans lequel un message est énoncé : qui parle à qui, quand et où. qui a vu naître les points de vue recueillis, pourtant primordial pour bien les comprendre. Alors que les opinions sont par essence versatiles, dynamiques et parfois même contradictoires, un message écrit sur les réseaux sociaux est comme une photo : un instantané qui reste figé dans le temps. Il ne peut alors apprendre grand-chose s’il n’est pas recontextualisé, comme l’explique Frédéric Le Marcis :
« Si on restreint l’analyse à ce qu’il se dit sur les réseaux sociaux, on n’écoute pas les sociétés, on entend seulement un bruit que l’on considère à tort comme l’opinion publique. »
Ainsi, pour bien saisir l’enjeu derrière un message exprimant l’anxiété vaccinale au Covid-19 d’un locuteur guinéen, plusieurs informations sont indispensables à prendre en compte : cette personne écrit-elle depuis la Guinée ou fait-elle partie de la diaspora ? Dans quels contextes social et sanitaire produit-elle ce message ? Au début de l’épidémie alors que les vaccins ne sont pas disponibles, à la fin alors qu’ils sont imposés par l’État aux agents de santé ou encore lors de la recrudescence de cas Ebola en Guinée début 2021 ? Autant de données qui peuvent changer considérablement la portée des messages écrits.
Les limites d’internet comme champ d’analyse
Il est également important d’avoir à l’esprit le fait qu’une simple collecte en ligne, aussi large soit-elle, ne pourra jamais représenter l’ensemble des opinions des populations. En effet, si l’on additionne le nombre de personnes n’ayant pas accès à une connexion internet permanente, à celles qui, bien qu’ayant la possibilité de s’exprimer sur les réseaux sociaux, ne le font pas, et à celles qui, enfin, le font mais dans une langue non prise en compte par les logiciels d’intelligence artificielle, on réalise qu’une partie importante de la population que l’on cherche à écouter est passée sous silence. De plus, les opinions étant filtrées par des modérateurs sur les réseaux sociaux, de nombreux messages critiquant les vaccins et perçues comme conspirationnistes sont systématiquement supprimés, restreignant encore un peu plus le champ d’analyse.
Un formidable outil parmi d’autres
Sur ce point, les scientifiques ayant participé à l’étude avec Frédéric Le Marcis, dont Léonardo W. Heyerdalh et Bienvenu Salim Camara, sont catégoriques : l’écoute sociale ne peut se limiter à l’analyse des réseaux sociaux et ne peut faire l’économie d’une triangulation avec des entretiens de terrain et la théorie de production de savoirs situésNotion qui s’oppose à l’idée d’une « objectivité scientifique » abstraite. Cette théorie énonce que la production des savoirs est dépendante des époques, croyances et conditions de vie qui influencent personnes.. La subtilité des opinions ne peut s’appréhender qu’avec des échanges directs, sur le terrain et dans un temps plus long. Et l’anthropologue de préciser :
« Les études menées sur internet seront d’autant plus pertinentes qu’elles seront articulées à d’autres manières de rendre compte des opinions et de leurs formations, qui, elles, reposent sur des démarches de sciences sociales qualitatives assez classiques. »
L’écoute sociale n’est qu’un outil parmi d’autres pour comprendre les enjeux et les expériences des populations sur les multiples sujets de santé conclut-il.