Quels défis, et quelles solutions, pour l'expansion des villes subsahariennes, comme ici, à Accra (Ghana) ?

© jozuadouglas/Pixabay

Les défis de l’explosion urbaine subsaharienne

Mis à jour le 10.05.2021

Les villes d’Afrique subsaharienne connaissent actuellement une croissance sans précédent dans l’histoire de l’humanité, par son ampleur et sa vitesse. Cette région du continent, très rurale jusqu’ici, est en passe de devenir majoritairement urbaine. Des villes, petites, moyennes et grandes, voient leur taille doubler à chaque décennie, et certaines capitales gagnent 1 000 habitants par jour ! Alors que le programme des Nations Unies œuvrant à un meilleur avenir urbain - ONU-Habitat -  se réunit en Assemblée générale du 27 au 30 mai 2019, à Nairobi (Kenya), découvrez comment les scientifiques s’emploient à décrypter les enjeux politiques, structurels et sanitaires de cette explosion urbaine, ainsi que les profondes transformations sociales engendrées par la généralisation de la vie citadine.

Kinshasa s'étend sur 40 km sans transport public adéquat.

© MONUSCO/Abel Kavanagh

La quadrature des infrastructures

Voirie, eau courante, assainissement, collecte des déchets, réseaux électrique et numérique, équipements collectifs et services, les infrastructures ne parviennent pas à suivre le rythme soutenu de la croissance des villes subsahariennes. « Les investissements dans les infrastructures connaissent des dynamiques variées dans le temps et l’espace, et atteignent même aujourd’hui des niveaux inédits dans de nombreuses cités du continent, explique le géographe Olivier Ninot. Mais ils restent insuffisants pour améliorer significativement la qualité de vie de la plupart des citadins ».

La toute nouvelle autoroute à péage reliant Dakar à Mbour dessert également la ville nouvelle de Diamniadio et le nouvel aéroport Blaise Diagne.

© S. Baffi/Codatu

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Déficits criants

Congestion permanente, embouteillages monstres aux heures des migrations pendulaires, délestage électrique, fréquentes coupures d’eau, absence de gestion des déchets, les maux liés au déficit en équipements publics qui affectent les villes africaines sont nombreux et handicapants. Kinshasa, par exemple, s’étend sur plus de 40 km d’est en ouest et ne dispose pas d'un système de transport public conséquent. Ses 12 millions d’habitants doivent composer avec des bus erratiques, des taxis collectifs, des véhicules individuels et la marche à pieds, le tout dans des rues non bitumées pour la plupart, obscures dès la nuit tombée et se transformant en bourbier à la première averse.  En outre, pour une qualité moindre, le coût des services sur l’ensemble du continent reste nettement plus élevé qu’ailleurs. Les ménages urbains consacrent ainsi 10 % ou plus de leur budget au transport dans plusieurs villes africaines comme Lagos (Nigéria), Dar es Salam (Tanzanie), Abidjan (Côte d’Ivoire) ou Nairobi (Kenya). De même, entre 2006 et 2016, près de 80 % des entreprises d’Afrique subsaharienne ont subi plusieurs pannes d’électricité par mois alors même que le coût moyen effectif du kilowatt-heure (kWh) est environ quatre fois supérieur à la moyenne mondiale. Les travaux de chercheurs de l’unité PRODIG montrent que le défaut d’infrastructures constitue également un goulet d’étranglement susceptible d’entraver le spectaculaire développement du numérique sur le continent(1).

Ce retard latent dans le déploiement d’équipements urbains tient tout à la fois à la croissance des besoins, lié à l’explosion urbaine, et à un investissement insuffisant de longue date.

Investissements en progrès

 « Plusieurs rapports indiquent que le déficit infrastructurel reste très lourd. Les besoins d’investissement s’élèveraient à 100 milliards de dollars par an pour l’ensemble du continent, dont 25 milliards pour l’équipement des villes, explique Olivier Ninot. Ils sont couverts à hauteur de 60 à 80 % ces dernières années, ce qui est un niveau exceptionnellement élevé, mais cela reste néanmoins insuffisant compte tenu de leur étendue. » La situation en la matière a en effet connu d’importantes variations dans le temps. Après plusieurs décennies de fortes contraintes budgétaires entre les années 1980 et 2000, marquées par un sous-investissement chronique, le continent a renoué avec la croissance économique dans les années 2010. Les pouvoirs publics, qui sont les premiers investisseurs à hauteur de 40 %, ont alors retrouvé une capacité d’investissement, renouant par là avec la confiance et la prodigalité des bailleurs internationaux – Banque mondiale, AFD… À la même époque, l’émergence de nouveaux investisseurs, comme la Chine, l’Inde, les Émirats arabes et des opérateurs privés, a bouleversé la hiérarchie des partenaires financiers des pays africains. Si ces nouveaux acteurs sont prêts à financer des investissements très lourds dans de nombreux domaines, leur arrivée accélère aussi la mise en place de partenariats publics-privés, qui suivent des schémas souvent complexes tant pour le financement, la construction que l’exploitation.

Travaux de rénovation de la voie de chemin de fer historique à Dakar, pour la transformer en TER et desservir la ville nouvelle de Diamniadio située à une trentaine de kilomètres.

© S. Baffi/Codatu

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Grands projets, fortes disparités

Ce nouveau souffle se traduit dans les villes par d’innombrables chantiers visant à raccorder des quartiers aux réseaux d’eau, d’électricité, d’assainissement, de téléphonie, à les doter d’équipements de base, mais aussi par de grands projets pour créer de nouvelles infrastructures ou développer l’existant, dans le domaine des transports notamment : aéroports de Dakar (Sénégal), Lomé (Togo), Addis-Abeba (Éthiopie), trains urbains à Dakar et Abidjan, bus en site propre?avec une voie réservée, pour une meilleure circulation à Lagos, Accra (Ghana) et Dar es Salam, ports de Lomé, Accra et Conakry (Guinée)... Les travaux de chercheurs de l’IRD étudient comment sont conçus et accueillis certains de ces grands projets. Ils ont ainsi montré les ambitions des projets d’infrastructures entrepris durant la décennie au pouvoir du président Abdoulaye Wade au Sénégal, et les ressentis des citoyens à propos de leur utilité, de leur dimensionnement, de leur coût (2). Preuve du débat suscité par ces investissements lourds, les réseaux routiers modernes et les échangeurs construits sont majoritairement perçus comme étant « au service des riches ».

L’effort de construction s’exprime aussi au travers des projets controversés de villes nouvelles, qui connaissent des fortunes diverses. Adossées aux capitales, ils répondent autant au besoin de logements et de désengorgement (par déconcentration des fonctions administratives ou universitaires par exemple) qu’aux ambitions économiques et technologiques des métropoles et des Etats. Après Kilamba en Angola et Vision City au Rwanda, Diamniadio (Sénégal) est en train de sortir de terre. Le projet de Sèmè City (Bénin) est annoncé pour 2030 mais celui de Hope City au Ghana semble abandonné.

Pour importants qu’ils soient, ces investissements se portent majoritairement sur les grandes villes, au détriment des villes moyennes et petites qui absorbent pourtant l’essentiel de la croissance urbaine depuis les années 1990. « Compenser ces disparités entre métropoles millionnaires et villes secondaires est l’un des enjeux du développement des infrastructures urbaines dans l’avenir », conclut le géographe.

© Martin Lozivit

Géolocalisation d'un commerce du quartier de Ladji par les jeunes impliqués dans l'initiative Map & Jerry, à l'aide de l'application mobile OsmAnd.

Cartographie participative à Ladji-Cotonou

Grâce au travail de ses résidents, un quartier informel de Cotonou figure désormais sur les cartes officielles de la ville(1). Cette formalisation cartographique de Ladji est le fruit d’une initiative de science participative soutenue par l’IRD. Le projet, baptisé Map & Jerry, consiste à démocratiser l’accès aux technologies numériques, pour de jeunes habitants qui en sont éloignés, tout en rendant visible leur quartier aux yeux du monde. Il s’agissait aussi d’identifier les problèmes liés au dépôt sauvage de déchets dans cette zone précaire de la ville, afin d’alerter les autorités et de les inciter à agir.

Mené avec le concours du collectif OpenStreetMap Bénin et du premier fablab béninois, BloLab, le projet a permis à une quarantaine de jeunes filles et jeunes gens d’apprendre à assembler des ordinateurs à partir de pièces recyclées. Puis ils ont pu numériser les bâtiments et les rues, avant de localiser sur le terrain, à l’aide de smartphones, les points remarquables de la zone : écoles, dispensaires ou dépotoirs. Enfin, ils ont détaillé la toponymie des lieux sur la carte finale.

Pour cette population marginale de la capitale économique du Bénin, la révélation de leur quartier est un premier pas vers la reconnaissance de leur droit à la ville. L’entreprise pourrait faire des émules dans d’autres quartiers précaires des villes africaines, zones qui accueillent la majorité des citadins du continent.


Note :
1. Armelle Choplin & Martin Lozivit, Mettre un quartier sur la carte : Cartographie participative et innovation numérique à Cotonou (Bénin), Cybergeo : European Journal of Geography, 02 mai 2019


Contact : Armelle ChoplinUMR PRODIG

 


Notes : 
1. Olivier Ninot, Elisabeth Peyroux. Révolution numérique et développement en Afrique : une trajectoire singulière, Questions internationales, La Documentation française, 2018.

2. Jérôme Lombard, Benjamin Steck, Sidy Cissokho. Les transports sénégalais: ancrages internationaux et dérives locales. Sénégal (2000-2012) : les institutions et politiques publiques à l’épreuve d’une gouvernance libérale, CRES; Karthala, p.643-671, 2013.


Contact : Olivier Ninot - UMR PRODIG

 

Dans les villes, ici au marché de Cotonou (Bénin), l'activité des femmes est intense.

© Stéphane Brabant

Une société urbaine sous l’emprise de la crise

Émergence d’une classe moyenne, paupérisation des plus démunis, augmentation de l’espérance de vie, évolution des pratiques matrimoniales et de la fécondité, accroissement de la scolarisation et du rôle des femmes dans l’économie de marché, le développement de la vie citadine s’accompagne en Afrique subsaharienne de profondes transformations sociales. « Ces changements, qui touchent peu ou prou toute la société africaine mais sont exacerbés dans les villes, participent d’un bouleversement inédit des relations intergénérationnelles, des rapports de genre et plus généralement des modes de vie », explique la socio-démographe Agnès Adjamagbo. Les travaux menés par les scientifiques de l’IRD durant trois ans dans plusieurs capitales africaines dressent un tableau de ces nouvelles pratiques sociales associées à la ville(1).

Relations sociales sous pression monétaire

Par opposition au monde rural agricole qui prédominait largement jusqu'ici, la vie en ville a un coût financier substantiel pour ses habitants :  augmentation du prix des denrées de base, coût global des transports(2), attentes accrues pour la réussite scolaire des enfants suscitant le recours généralisé à l’enseignement privé et aux cours particuliers, augmentation des loyers et inflation galopante du foncier urbain et péri-urbain… « Les contraintes économiques provoquent une forte pression financière qui pèse tant sur les chefs de famille que sur les différents membres adultes de la maisonnée, indique l’anthropologue Anne Attané. Parfois, les enfants peuvent se retrouver à devoir supporter ces nouvelles charges en étant soit déscolarisés, soit contraints d’associer au temps scolaire de petites activités commerciales de rue : vente de mouchoirs en papier, de cartes de téléphone ou de beignets… » Cette pression financière, qui accentue la précarité des catégories sociales les plus vulnérables, engendre des climats de tensions au sein des foyers. Ces conflits affectent particulièrement les relations conjugales(3) et peuvent conduire aux ruptures du lien matrimonial comme en attestent les forts taux de divorce dans une capitale comme Dakar (Sénégal).

La crainte des privations et de la pauvreté qui constitue un risque réel pour une frange conséquente de la population urbaine devient de plus en plus prégnante dans la structuration des rapports sociaux. L'entraide intrafamiliale et intracommunautaire, qui structuraient en partie les sociétés rurales ouest africaines, deviennent de fait de plus en plus électives, comme l’ont montré des travaux de chercheurs de l’IRD(4).

En rupture avec les habitudes subsahariennes, l'offre locative bon marché des périphéries urbaines réunit souvent plusieurs unités familiales sans lien de parenté dans une même cour.

© Stéphane Brabant

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Mutations résidentielles et familiales

Considérées comme des lieux de progrès social par excellence du fait, notamment, des facilités d'accès au service de base qu'elles sont supposées fournir, les villes peinent en réalité à tenir leurs promesses : les conditions matérielles d’existence urbaine interfèrent significativement sur les choix de vie et sur la structure familiale. « Les populations les plus modestes sont contraintes de quitter les grands centres urbains pour s'installer dans les banlieues où les coûts du logement sont plus accessibles, indique Anne Attané. Les quartiers proches du centre-ville voient se multiplier les habitats populaires locatifs qui réunissent, en rupture avec les habitudes qui prévalaient jusqu’alors, plusieurs unités familiales sans lien de parenté, de type célibatorium?ensemble d’habitations individuelles réunies autour d’une même cour. » Les classes moyennes aisées accèdent quant à elles à la propriété dans les nouveaux quartiers, dans lesquels s’étend l’agglomération, et optent bien souvent pour des modèles de familles de type nucléaires centrées sur le couple marital et leur progéniture. La généralisation des unions sans cohabitation, l'instabilité matrimoniale - amplifiée par la pauvreté, la précarisation économique des ménages, qui poussent les hommes à aller chercher une activité rémunératrice, ailleurs tendent à banaliser  les situations de monoparentalité des femmes(5) . Des changements beaucoup moins perceptibles émergent : unions non formalisées, reconfiguration des formes d'union polygamiques, monoparentalité masculine, regroupements résidentiels de personnes non apparentées, jeunes vivants sans aucun ascendant à leur côté, voire personnes âgées isolées… Au-delà des modèles familiaux cette reconfiguration urbaine de la société s’accompagne de transformations dans les rapports de genre et de génération…

À Cotonou (Bénin), les commerçantes arpentent les rues de la ville, marchandises sur la tête et enfants au dos.

© Stéphane Brabant

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Une économie féminine incontournable

« Avec la pression financière, la diffusion de nouveaux modèles familiaux et la diminution des écarts de niveau de scolarisation entre hommes et femmes, les rôles intrafamiliaux sont eux aussi rebattus », note Agnès Adjamagbo. Les chercheurs observent en effet une remise en cause des normes classiques du partage des places et des responsabilités dans les familles et au sein des couples : le modèle de l'homme pourvoyeur de revenus et de la femme gardienne du foyer ne tient plus(6). Les femmes ont désormais une activité rémunérée pour contribuer aux dépenses, voire se substituer au mari quand celui-ci est sans emploi, gagne trop peu pour assumer seul les charges ou est tout simplement absent.  Ainsi, 25 % des ménages urbains sont aujourd'hui dirigés par des femmes - dont une grande part est en situation de monoparentalité(5). « Les activités économiques des femmes sont omniprésentes dans la rue, les marchés, les petites boutiques, sur les trottoirs, où une multitude de commerces et de services se déploient à ciel ouvert. L’économie des villes est un univers féminin par excellence », conclut Agnès Adjamagbo. 

Enfin l'expansion de la vie urbaine en Afrique subsaharienne pourrait avoir encore d’autres effets sur les sociétés, notamment en raison d'un délitement plus ou moins prononcé des liens avec le village d’origine et un affaiblissement des solidarités communautaires qui y sont associées. L’attachement ou le détachement des citadins de deuxième ou troisième génération à la culture issue du monde rural mobilisera l’attention des scientifiques de demain.


Notes : 
1. Programme ANR réalisé entre 2011 et 2015 à Ouagadougou, Cotonou et Lomé : Familles, Genre et Activités en Afrique de l'Ouest  (FAGEAC - ANR 10-SUDII-005-01).

2. Avec des distances urbaines toujours plus longues, du fait de l’étalement des villes et d’une densification du trafic, la part du budget des ménages allouée au transport est de plus en plus importante. Cf. Nikiema A. Bonnet E. et al. 2017. Les accidents de la route à Ouagadougou, un révélateur de la gestion urbaine, Lien social et politique, n°78, pp. 89-111.

3. Attané, A. 2009 “Se marier à Ouahigouya : Argent et mutations des rapports sociaux de sexe, d’âge et de génération au Burkina Faso”. In Agnès Martial, La valeur des liens. Hommes, femmes et transactions familiales, Toulouse, Editions des Presses Universitaires du Mirail,  collection  Les anthropologiques, pp. 25-46.

4. Attané A.  et  R. Ouedraogo 2011. “Lutter au quotidien : effets de genre et de génération sur l’entraide intrafamiliale en contexte de VIH au Burkina Faso”. In Alice Desclaux, Philippe Msellati, & Khoudia Sow (éds.), Femmes et VIH dans les pays du Sud, Paris Editions de l’ANRS, pp. 207-216.

5.  Delaunay V., Adjamagbo A., Ouédraogo A., Attané A.et Ouédraogo S., 2018. La monoparentalité en Afrique : prévalence et déterminants.  Analyse comparative Bénin, Burkina Faso et Togo, in Anne E. Calvès, Fatou Binetou Dial et Richard Marcoux (éditeurs) Nouvelles dynamiques familiales en Afrique, Québec, Presses de l'Université du Québec, Coll. Les sociétés africaines en mutation,446 p.; doi : 10.2307/j.ctvggx3tg.10

6. Adjamagbo, A., Gastineau, B., & Kpadonou, N. (2016). Travail-famille: un défi pour les femmes à CotonouRecherches féministes29(2), 17-41; doi : 10.7202/1038719ar


ContactsAgnès AdjamagboAnne Attané - UMR LPED

 

Message incantatoire, érigé comme un défi d’affirmation par des collectivités locales à Sabalibougou dans la périphérie de Bamako en 2015

© IRD/Monique Bertrand

L’équation complexe de la gouvernance urbaine

La croissance des villes africaines échappe largement aux normes reconnues en matière d’attractivité économique et de planification urbaine. « À l’heure où des modèles d’investissement multipolaire?financés par des acteurs publics, privés, des fonds internationaux, des objectifs de développement durable et inclusif et des agendas internationaux sont promus par les Nations unies et les grandes agences de développement, les responsables africains se trouvent tiraillés, explique la géographe Monique Bertrand, spécialiste de la gouvernance urbaine. Pour satisfaire aux attentes des bailleurs de fonds et céder à des réformes néolibérales promues partout, ils doivent en effet composer avec des injonctions contradictoires et avec la réalité complexe de l’expansion de leurs villes. » L’exercice est délicat, et les scientifiques étudient les formes diverses de cette performance politique(1).

L’État encourage un boom immobilier dans les périphéries de l’agglomération bamakoise.

© IRD/Monique Bertrand

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Ville modèle, villes réelles

L'expérience de développement économique acquise par les grandes agglomérations des pays développés impose aujourd’hui un modèle de relocalisation, vers les périphéries métropolitaines, des fonctions industrielles et tertiaires majeures, ainsi que la création de voies de communication rapides pour les desservir. « Ce schéma de "ville modèle", appliqué aux métropoles qui émergent plus récemment, et s’étalent surtout très vite, suggère de promouvoir des centralités secondaires qui vont relayer les centres économiques historiques, pour redynamiser le tissu résidentiel et le marché du travail dans les nouvelles banlieues », indique la spécialiste. Ce modèle d’investissement sur projets est proposé comme objectif et comme méthode aux autorités urbaines africaines. Mais en réalité, l’expansion des villes subsahariennes repose largement sur la progression non anticipée et non réglementaire de quartiers sous-équipés, sur un étalement spatial lâche, peu propice aux économies d’échelle, et la prééminence de l'emploi informel. La croissance tentaculaire des agglomérations du continent reste donc fortement dépendante des centres historiques, et ceux-ci sont inégalement réhabilités. Les pouvoirs politiques supposés mettre en œuvre la ville modèle sont eux-mêmes en train de se construire.

À Bamako (Mali), une décision étatique, visant à aligner les constructions à une certaine distance d'une voie nouvellement aménagée, contraint les propriétaires à démolir une partie de leurs bâtiments.

© IRD/Monique Bertrand

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Laborieuse construction des pouvoirs urbains

« Jusqu’aux transitions démocratiques des années 1990, les grandes villes africaines ont connu une gouvernance centralisée, se confondant souvent avec des ministères techniques, indique la chercheuse. Les efforts de décentralisation, notamment en Afrique de l’Ouest, ont redistribué aux gouvernements urbains déjà existants ou à de nouvelles collectivités territoriales, souvent sans réels moyens, des responsabilités que les États ne parvenaient pas à assumer. Un des effets de cette « décharge » a été de fragmenter la gestion des villes en poussant les responsables municipaux vers des concurrences accrues pour le contrôle de la ressource foncière. » Avant même de songer à une planification stratégique et à des efforts coordonnés, ces nouveaux pouvoirs locaux se sont aussi heurtés à des problèmes de fonctionnement courant : le renouvellement et la maintenance d’infrastructures d’assainissement insuffisantes, par exemple, et le difficile recouvrement des taxes municipales, en particulier sur les marchés, auprès de citadins restant mauvais payeurs.

La gouvernance se complique encore après les années 2000, alors que ces pouvoirs urbains deviennent multiniveau et que différentes instances régionales prétendent animer ou au contraire brider les initiatives municipales. La libéralisation des services publics et de nouvelles exigences associées à la lutte contre la pauvreté, au nom des OMD?Objectifs du millénaire pour le développement, décidés par les Nations Unies, précurseurs des ODD, se traduisent en effet par la multiplication du nombre des intervenants revendiquant une voix au chapitre dans la gestion des villes : des opérateurs économiques privés, qui vont des très internationalisés aux très petits, des partenaires multilatéraux, bilatéraux ou décentralisés, mais aussi des associations professionnelles et de la société civile, des organisations à base communautaire parfois soutenues par de grandes ONG internationales. Dans ce concert de voix souvent dissonantes et de « projets » qui peuvent se superposer, les acteurs publics locaux peinent à se faire entendre et à piloter les actions. Et leurs relations avec les pouvoirs publics centraux – États, départements de ministères, services techniques déconcentrées – restent tendues et méfiantes, comme le montrent des travaux de recherche.

Au bout du compte, les coalitions d’acteurs politiques, économiques et sociaux attendues pour construire une vision prospective et durable de la ville, peinent à émerger.

Obstacles persistants

Au-delà des instances de gouvernance elles-mêmes, des obstacles structurels entravent en effet le bon développement des villes africaines. « La maîtrise foncière est un enjeu central dans la planification urbaine, en particulier si l’on veut envisager des villes plus compactes et plus économes en énergie », rappelle la spécialiste, qui travaille notamment sur la problématique du cadastre à Bamako(2). La propriété du sol est loin d’être partout individualisée et formalisée sur des bases claires et consensuelles. Les marchés fonciers et les enregistrements de droits s’emballent sur les franges rurales des villes, et la nécessité de les voir régulés progresse parmi les recommandations faites par les partenaires internationaux des villes africaines. « Mais cette exigence oublie que ces villes sont perçues sur leur pourtour comme responsables d’un accaparement injuste, comme de véritables prédateurs des communautés agricoles ; les mesures de sécurisation envisagées restent fondées sur les seuls titres fonciers, elles avantagent les élites et activent une forte conflictualité qui rend difficile la mise en œuvre des projets urbains », conclut Monique Bertrand. Pour la chercheuse, les scientifiques doivent s’attacher à éclairer les enjeux politiques que suscitent ces transformations à marche forcée.

© IRD/Bérénice BOn

Symbole de l’urbanisation à l’œuvre, la nouvelle autoroute entre Nairobi et Thika, est bordée de centres commerciaux, de projets immobiliers et de terres agricoles.

Thika-Nairobi, l’autoroute de la transition urbaine

Les paysages témoignent souvent de la complexité des changements territoriaux à l’œuvre. Celui des bords de l’autoroute reliant la capitale kényane à la ville de Thika, située à une cinquantaine de kilomètres, reflète bien les dynamiques multiples et entremêlées autour de cette toute nouvelle infrastructure. Les premiers kilomètres en quittant Nairobi montrent une succession de grands projets, centres commerciaux, immobilier résidentiel haut de gamme, mobilisant de puissants opérateurs privés soutenus par des fonds internationaux. Un peu plus loin, la promotion immobilière est le fait d’acteurs plus modestes et vise un parc locatif destiné à des revenus intermédiaires, en quête de logements abordables. Puis ce sont des petits terrains agricoles, rendus vulnérables par la raréfaction des ressources hydriques, sur lesquels des investisseurs petits et grands espèrent bénéficier d’une future plus-value. Ces terrains, progressivement grignotés par ces pratiques d’investissement ou de thésaurisation, contrastent avec les grands domaines productifs que l’on trouve à l’approche de la ville de Thika, et qui bénéficient de projets d’irrigation de grande envergure.
L’autoroute permet donc de faciliter l’accès à certaines zones rurales et de transporter des marchandises agricoles, mais elle accélère aussi les dynamiques de conversion des terres agricoles en projets immobiliers, ou en parc industriel et d’entreprises vouées aux hautes technologies.


Note :
Jochen Monstadt, Rémi de Bercegol & Bérénice Bon, Translating the networked city : Urban Infrastructures in Nairobi and Dar Es Salaam, Routledge, Série “Studies in Urbanism and the City”, à paraître (sept 2019)


Contact : Bérénice Bon - UMR CESSMA

Le défaut d’assainissement est propice aux infections liées à la qualité de l’eau de consommation et à la prolifération des nuisibles

© IRD/Cristelle Duos

Des enjeux sanitaires cruciaux

Le manque d’anticipation en matière d’infrastructures, la forte densité de population, l’évolution des modes de vie, mais aussi le changement climatique - très prégnant en zone tropicale - se conjuguent pour menacer la santé des citadins subsahariens. « Plus de 63 % des urbains de la région habitent dans des quartiers informels, dépourvus d’assainissement, et sont surexposés à des maladies infectieuses venues du fond des âges (diarrhées, typhus, viroses), liées à la mauvaise qualité de l’eau ou la prolifération de nuisibles, explique l’entomologiste médicale Florence Fournet.  Mais en plus, d’autres pathologies préoccupantes émergent dans les villes, associées à la modernité et à ses effets délétères sur la population et l’environnement. D’ailleurs, malgré les idées reçues sur le sujet, les citadins africains ne sont pas toujours en meilleure santé que les ruraux ! » Dans ce cadre, les scientifiques de l’IRD étudient les multiples problématiques sanitaires liées à la croissance urbaine accélérées des villes au sud du Sahara et les moyens d’y faire face.

Persistance de pathologies anciennes

Le manque d’infrastructures sanitaires coûte cher aux villes subsahariennes. Faute de réseaux suffisants pour distribuer l’eau et collecter les effluents domestiques, une bonne part des agglomérations connaissent un niveau élevé de maladies infectieuses liées à la mauvaise qualité des eaux de consommation. Le tribut payé aux diarrhées, qui furent longtemps la première cause de mortalité infantile dans les pays du Sud, reste important. « Les citadins dépendent souvent de puits artisanaux pour leur approvisionnement en eau, indique la chercheuse. À Bouaké en Côte d’Ivoire par exemple, 80 % de la population dans certains quartiers prélèvent directement dans la nappe phréatique. Mais comme il n’y a pas d’assainissement, celle-ci est forcément contaminée par les effluents humains, avec les conséquences sanitaires afférentes... »

Et, quand elles existent, les infrastructures d’assainissement urbaines se limitent souvent à quelques canaux de collecte des eaux pluviales où les eaux usées sont souvent versées à la main. Et la défécation à l’air libre reste courante dans bien des quartiers. Cette configuration, conjuguée à la carence des filières de collecte et traitement des déchets ménagers, est très favorable à la prolifération des rongeurs.

L’assainissement se limite souvent à de simples canaux pour évacuer les eaux pluviales, dans lesquels les populations jettent effluents domestiques et ordures ménagères.

© IRD/Florence Fournet

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Des rats en surface

« Les rats trouvent le gite et le couvert en abondance dans les villes subsahariennes, explique le biologiste Gauthier Dobigny (1).  Alors qu’ils mènent une existence plutôt souterraine dans les égouts des agglomérations occidentales, ils partagent ici le même étage que les humains. Et tout cela dans des quartiers marqués par une forte densité de population. » Cette promiscuité exacerbe le risque de transmission de zoonoses ?Infections dont les agents se transmettent naturellement des animaux vertébrés à l'être humain (leptospirose, typhus, hantavirose, etc.), comme l’ont montré des travaux conduits par l’UMR CBGP en Afrique de l’Ouest (2). Mais elle renforce aussi le risque d’épidémies de pathologies venues des rongeurs et susceptibles d’être ensuite transmises directement d’humain à humain (fièvre de Lassa, peste…). « Dans ce contexte urbain, la prolifération des rongeurs est difficile à contrôler par les méthodes habituelles – prédation, dératisation, estime le spécialiste. Pour y parvenir, des politiques d’aménagement de la ville sont indispensables. » Et les rats ne sont pas les seuls à avoir fait leur place en ville…

Des moustiques toujours plus citadins

Contre toute attente, le paludisme est lui aussi en train de devenir une maladie urbaine. « Jusqu’ici l’anophèle, vecteur du parasite responsable du paludisme, ne parvenait à se reproduire que dans des eaux propres et tenait de ce fait la maladie à l’écart des villes aux eaux souillées, explique Florence Fournet. Mais depuis quelques années, l’insecte s’adapte aux nouvelles conditions et parvient à pondre dans les flaques polluées. La maladie, essentiellement circonscrite aux milieux ruraux, est désormais en train de gagner du terrain dans les villes. » Et l’anophèle n’est pas le seul moustique à se plaire en zone urbaine. Aedes aegypti, responsable des épidémies de fièvre jaune qui ont dévasté les capitales ouest-africaines au début du XXe siècle, est déjà coutumier de ce milieu. Comme son cousin Aedes albopictus, qui trouve des gites propices à sa prolifération urbaine dans les déchets plastiques, vieux pneus ou flaques, il propage aujourd’hui des pathogènes (ré)émergents dans les villes subsahariennes, comme le virus de la dengue. Au-delà de ces périls exacerbés, des dangers inédits apparaissent.

Émergence de maux nouveaux

Comme les citadins du Nord, les habitants des villes subsahariennes sont exposés à des pathologies liées au mode de vie moderne consumériste. L’accès à une nourriture plus abondante, avec des régimes plus riches en graisses, en sucres, en protéines animales et en sel, se traduit ici comme dans les autres villes du monde par une explosion des maladies dites non-transmissibles : obésité, hypertension, diabète et cancers. Ces conséquences du changement des habitudes alimentaires et de la sédentarité citadine affectent désormais des classes sociales variées – et plus seulement les nantis. Elles existent désormais aussi dans les villes moyennes, comme l’a montré une étude menée par les scientifiques de l’IRD à Bobo-Dioulasso au Burkina Faso (3). Pour autant, les villes étant des lieux de fortes inégalités, et éloignées des ressources agricoles familiales salvatrices pour les plus précaires, les carences alimentaires et la dénutrition touchent aussi certains de leurs résidents. Les citadins démunis sont aussi les premières victimes d’un nouveau fléau, l’accidentologie routière.

Faute d’infrastructures routières et de transports en communs adaptés à leur étalement, les villes africaines connaissent une explosion de la pollution automobile et des accidents de circulation.

© IRD/Florence Fournet

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Mobilités périlleuses

L’étalement sans fin des agglomérations subsahariennes entraîne des flux de déplacements quotidiens de millions de citadins dans des environnements où les transports en communs sont insuffisants et les infrastructures routières très défaillantes. Ces migrations pendulaires importantes sont à l'origine d’une augmentation spectaculaire du nombre des accidents de la circulation en ville, comme l’ont montré des travaux de l’IRD à Ouagadougou, au Burkina Faso (4). Ces accidents constituent ainsi la deuxième cause de mortalité pour les populations les plus démunies dans les quartiers périphériques informels des capitales de la région, lesquels sont largement dépourvus d’aménagements de voirie adaptés au trafic. Mais ce n’est pas là la seule conséquence de ces nouvelles mobilités urbaines. « Les rues des villes africaines se transforment tous les jours en flots continus de deux-roues et de voitures toujours plus nombreux, alimentant une pollution sans précédent, explique l’hydro-climatologue Arona Diedhiou (5). Les taux de particules fines sont très supérieurs aux normes de l’OMS dans les grandes villes subsahariennes. Et des mélanges complexes s’y produisent entre aérosols anthropiques - issus des transports urbains, de la combustion permanente dans les décharges à ciel ouvert, des feux domestiques, des feux de savanes ou de forêt dans la région - et aérosols naturels, notamment des poussières désertiques transportées depuis le Sahara. » L’OMS estime d’ailleurs que 90 % des décès liés à la pollution de l’air se produisent en Afrique et en Asie. Les travaux entrepris par des équipes associées à l’IRD (6) s’attachent à caractériser l’impact sanitaire de ces émissions en zone urbaine en Afrique de l’Ouest et sa modulation au gré des saisons. Les premiers résultats obtenus à Abidjan et à Cotonou dans le cadre du projet européen DACCIWA ?Dynamics-Aerosol-Chemistry-Cloud interactions in West Africa confirment le lien potentiel entre pollution particulaire et affections respiratoires.

Les inondations, souvent meurtrières dans les quartiers informels au bâti précaire, se multiplient dans les villes subsahariennes avec le changement climatique.

© IRD/Florence Fournet

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Dans l’œil du climat

Enfin les villes subsahariennes affrontent de plein fouet des effets très concrets du changement climatique. « Depuis plus d’une décennie, la région est soumise à une augmentation sans précédent des événements climatiques extrêmes, comme l’ont montré des recherches de l’IRD (7), explique le spécialiste du climat. Les précipitations diluviennes se multiplient et les agglomérations aux infrastructures hydrauliques insuffisantes et aux sols artificialisés affrontent régulièrement des inondations majeures. Celles-ci sont à la fois meurtrières, notamment dans les quartiers précaires, et coûteuses pour l’économie. »  En outre, le réchauffement du climat, combiné à un effet d’îlot de chaleur urbain ?Microclimat artificiel lié à la nature du bâti, engendrant l’élévation des températures diurnes et nocturnesimportant compte tenu de la nature de l’urbanisation, rend la vie difficile plusieurs mois par an dans les agglomérations sahéliennes. Ce phénomène se traduit par des efforts énergétiques démultipliés, qui concourent, eux-aussi, à accroître la pollution atmosphérique…

« Finalement, tous nos travaux, qu’ils soient sur les maladies transmissibles ou non, sur l’accidentologie, la pollution ou les effets du changement climatiques en ville, s’accordent sur la nécessité d’intégrer les impératifs sanitaires dans la conception de la politique urbaine, explique Florence Fournet. De mêmes, ils pointent le besoin d’améliorer la connaissance des dynamiques sociales urbaines pour parvenir à impliquer les citadins dans la gestion de leur environnement. À l’avenir, nos recherches vont étudier les moyens pour articuler systématiquement les aspects sanitaires à l’aménagement de la ville, mais aussi pour mobiliser les habitants et la société. »


Notes :
1. Membre du groupe d'experts pour les problèmes liés aux rongeurs que l’OMS vient de mettre en place.

2. Gauthier Dobigny, Philippe Gauthier, Gualbert Houemenou, Armelle Choplin, Henri-Joël Dossou, et al.. Leptospirosis and Extensive Urbanization in West Africa: A Neglected and Underestimated Threat ?, Urban Science, MDPI, 2018.

3. Augustin Nawidimbasba Zeba, Marceline Téné Yaméogo, Somnoma Jean-Baptiste Tougouma, Daouda Kassié & Florence Fournet. Can Urbanization, Social and Spatial Disparities Help to Understand the Rise of Cardiometabolic Risk Factors in Bobo-Dioulasso? A Study in a Secondary City of Burkina Faso, West Africa. International Journal of Environemental Research and Public Health, 2017.

4. Aude Nikiema, Emmanuel Bonnet, Salifou Sidbega & Valery Ridde. Les accidents de la route à Ouagadougou, un révélateur de la gestion urbaine, Lien social et politique, n°78, pp. 89-111, 2017.http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers17-08/010070760.pdf

5. Expert du GIEC.

6. Laboratoire de physique de l’atmosphère et de mécanique des fluides de l’Université Félix Houphouët Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire) et Laboratoire d’aérologie de la Faculté des sciences et techniques de l’Université d'Abomey-Calavi au Bénin.

7. Gérémy Panthou, Thierry Lebel, Théo Vischel, Guillaume Quantin, Y Sane, A Ba, O Ndiaye, A Diongue-Niang & M Diopkane. Rainfall intensification in tropical semi-arid regions: the Sahelian case, Environmental Research Letters, 30 mai 2018.


Contacts : Arona Diedhiou - UMR IGE / Gauthier Dobigny - UMR CBGP / Florence Fournet - UMR MIVEGEC