La mobilisation mondiale face à la pandémie du sida, qui frappe particulièrement l’Afrique subsaharienne depuis les années 1980, a profondément transformé le paysage sanitaire de ce continent. Les spécialistes des sciences sociales analysent les impacts variés du concept de Global Health, venu du Nord et qui mobilise une constellation inédite d’acteurs.
Il y a un avant et un après sida en Afrique, même si la maladie est loin d’avoir disparu : au-delà du lourd bilan, l’épidémie à VIH et la riposte qui lui est opposée constituent un tournant majeur au plan des politiques sanitaires. Sa prise en charge par des acteurs supranationaux à partir de 2002, dans le cadre du Fonds mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme, a propulsé le continent dans l’ère de la Global Health, ce processus consistant à mettre les principaux chocs épidémiologiques à l’agenda des préoccupations internationales. « Les enjeux de santé publique en Afrique, ou plutôt certains d’entre eux, sont devenus l’affaire de tous, explique Fred Eboko, politiste et sociologue qui vient de coordonner, avec l’anthropologue Carine Baxerres, un important dossier sur le sujet dans la revue Politique africaine. Cette intervention d’une ampleur inédite s’accompagne de reconfigurations profondes des politiques de santé, aux effets contrastés que les chercheurs en sciences sociales s’emploient à décrypter. »

Les systèmes de santé africains sont minés par l’austérité budgétaire quand survient la pandémie du sida.
© IRD - Justine Montmarche
Épidémie du sida en terreau fertile
S’il n’y a pas de bon moment pour affronter une épidémie, celle du sida survient au pire pour les pays africains. Ils connaissent en effet pour la plupart une grave crise économique depuis le début des années 1980, liée à l’effondrement du prix de matières premières, leurs principales ressources. Sous l’injonction des institutions financières internationales, ils ont été contraints de faire des coupes drastiques dans leurs dépenses publiquesLes mesures « d’ajustement structurel », imposées par le FMI et la Banque Mondiale notamment.1. Les systèmes de santé, prévention, soin et information, indispensables en pareille circonstance sont exsangues quand survient la maladie dont l’Afrique subsaharienne paye le tribut le plus lourd.
Le choc épidémiologique et le bilan humainÀ la fin des années 1990,17 à 20 millions d’Africains sont morts du sida, laissant derrière eux des millions d’orphelins.1 entrainent une mobilisation de la communauté internationale, au nom de valeurs humanitaires et d’impératifs sécuritaires. La riposte globalisée s’organise sous l’impulsion du Secrétaire général de l’ONU avec des moyens techniques et financiers sans précédent : la lutte contre les trois pathologies les plus meurtrières en Afrique est menée par une coalition d’acteurs transnationaux, et soutenue à coup de dizaines de milliards de dollars. Et les résultats sont là : en moins de 20 ans le programme parvient à sauver 22 millions d’Africains par les traitements et la prévention.

Les moyens techniques et financiers déployés contre le paludisme dans le cadre de la Global Health ont fait historiquement reculer son bilan humain.
© IRD - Anna Surinyach
Santé intégrée orpheline
« Malgré les incontestables succès contre les pathologies visées par le Fonds mondial, la Global Health suscite un ardent débat chez les spécialistes des politiques de santé et plus largement des sciences sociales », reconnaît Fred Eboko. Ces programmes ciblés sur une maladie, disposant d’un mode de gouvernance propre, d’infrastructures spécifiques et financés, gérés, mis en œuvre et contrôlés verticalement, contrastent en effet avec les politiques de santé intégréedont le financement, l’organisation et la gestion sont intégrés au système de santé des pays concernés. Ainsi, de fortes inégalités ont vu le jour entre la prise en charge des pathologies et questions de santé visées par la Global Health et toutes les autres. « La solitude des professionnels de santé et des associations de patients mobilisés face au diabète au Mali, privés des moyens et des innovations pharmaceutiques et thérapeutiques disponibles dans les pays du Nord, montre par contraste la formidable puissance des programmes ciblés sur les trois affections les plus mortelles », explique Jessica Martini, spécialiste des politiques et systèmes de santé à l’Université libre de Bruxelles, qui cosigne un article sur le sujet avec Annick Tijou TraoréAnthropologue, laboratoire LAM (Les Afriques dans le Monde), Sciences Po Bordeaux1 et Céline MaheuSociologue de la santé, Ecole de santé publique, Université libre de Bruxelles1 . Il en va de même pour d’autres pathologies, les hépatites et les maladies cardio-vasculaires notamment, dont les prévalences et les outils diagnostiques et thérapeutiques sont bien connus, mais qui ne font pas partie des priorités internationales jusqu’ici. « L’OMS a engagé des réflexions pour corriger ces contradictions, qui hiérarchisent absurdement la prise en charge des patients en fonction de la maladie qu’ils ont contractée », précise Fred Eboko.

Les nouveaux acteurs privés de la santé, promus par la Global Health, poursuivent avant tout leurs intérêts mercantiles.
© Marine Al Dahdah
Consécration des aspects marchands
Au-delà de la question des programmes verticaux, les scientifiques pointent d’autres travers consubstantiels de la Global Health. Ils soulignent notamment les aspects marchands – voire carrément lucratifs pour certains acteurs - des politiques promues dans ce cadre. « À côté des acteurs transnationaux, nationaux et des sociétés civiles, sont désormais impliqués des acteurs privés, dont les objectifs sont avant tout la recherche de la rentabilité économique, explique la sociologue Marine Al Dahdah, qui explore l’offre de « mSanté »Utilisation du mobile - le téléphone portable - pour mettre en œuvre des politiques de santé liée à la mMonnaieServices bancaires par téléphone portable en Afrique. Avec l’irruption des opérateurs de télécommunications, qui ont investi dans ce nouveau système et entendent bien en tirer des profits, on passe d’un principe de service public de santé à une logique de marché. » Pour les spécialistes, il s’agit même de s’interroger sur l’identité et les logiques d’action des producteurs et distributeurs de tous les outils de diagnostic, de traitement ou de prophylaxie (tests, médicaments, moustiquaires, etc.) mis en œuvre par la Global Health et sur celle des consultants et opérateurs techniques mobilisés. Les enjeux sont tels que leurs intérêts mercantiles pourraient parfois se substituer aux objectifs de santé publique…

Les autorités sanitaires africaines, qui ont beaucoup appris des chocs épidémiques récents, se sont préparés à la pandémie de Covid-19.
© IRD - Bernard Taverne
L’État éclipsé, l’État disqualifié, l’État réhabilité
L’émergence de la Global Health correspond aussi à l’avènement d’un modèle de décision et d’action publiques impliquant une myriade d’acteurs : organisations internationales, ONG étrangères et locales, opérateurs privés, communautés, et pouvoirs publics bien sûr. Mais dans cette approche globalisée, l’État est considéré comme un acteur parmi tous les autres, et son rôle est significativement minoré, voire dans certains cas, disqualifié. « Au-delà des programmes ciblés en santé publique, cette éclipse de l’État, des États africains, révèle une manière quasi paternaliste de gouverner l’Afrique, que l’on peut retrouver dans de nombreux autres domaines », estime le politiste. Mais après avoir été marginalisé, l’État revient progressivement en première ligne, dans les réponses aux grandes questions de santé comme sur d’autres politiques publiques. Les promoteurs de la Global Health se rendent compte qu’il est l’acteur central de la mise en œuvre des politiques sanitaires, sans lequel il est bien difficile d’agir durablement.
Et ce retour de l’État se confirme, s’accentue même, face à la dernière actualité sanitaire. « Il y a une inversion de paradigme, en ce sens où les États africains, qui semblent avoir beaucoup appris des chocs épidémiques qu’ils ont affrontés, se sont préparés à la pandémie de Covid-19, se félicite Fred Eboko. Pour la première fois depuis longtemps, les autorités africaines ont complètement repris la main sur leur destin en anticipant l’arrivée du virus par des mesures fortes sur la mobilité des personnes, la restriction des déplacements, voire la coopération régionale. C’est très positif, cela va permettre à l’aide internationale contre le Covid-19 et ses effets sanitaires et économiques de s’appuyer sur des partenaires à pied d’œuvre. »