Pour obtenir des prévisions les plus fiables possibles sur les écosystèmes marins de demain, il faut tenir compte des phénomènes turbulents de petites échelles, négligés à ce jour par les modèles climatiques : c’est ce que suggère une étude à laquelle a participé l’IRD.
Les océans sont agités, ici et là, par des tourbillons et des turbulences qui naissent au niveau des fronts océaniques, à la frontière de deux masses d'eau de températures différentes. Survenant dans des zones relativement petites, moins de 100 kilomètres, et sur un temps assez réduit, jusqu’à 100 jours, ces phénomènes chaotiques de petites échelles ne sont pas pris en compte par les modèles numériques utilisés actuellement pour prévoir le climat et l’état de l’océan au siècle prochain.
Or il est crucial de remédier à cela, alerte une étude publiée par des chercheurs de LOCEAN, parmi lesquels Marina Levy, océanographe qui a dirigé ces travaux, et Madhavan Girijakumari Keerthi, première autrice et chercheuse post-doctorante. « Nos résultats montrent que les turbulences de petites échelles peuvent contribuer de manière importante à la variabilité d’une année à l’autre d’un élément crucial au bon fonctionnement des océans : le phytoplancton. Cet ensemble d’organismes microscopiques à la surface des eaux est un acteur important du cycle du carbone et constitue un des premiers maillons de la chaine alimentaire de la vie marine », explique Marina Levy.
20 ans de données satellite analysées
Ces dernières décennies, plusieurs études ont montré que la quantité de phytoplancton tend à décroître en réponse au changement climatique. Cependant, cette diminution est difficile à détecter tant les variations naturelles d'une année à l'autre sont importantes. Jusqu’ici, cette variabilité annuelle était attribuée à des oscillations climatiques, comme les évènements El Niño durant lesquels les températures d’une partie des eaux de l'océan Pacifique sont anormalement chaudes. Problème : « si ces phénomènes expliquent bien la majeure partie de la variabilité du phytoplancton dans certaines régions (océans Pacifique et Indien tropicaux), ce n’est pas le cas partout », souligne Marina Levy.
L’océanographe et ses collèges ont analysé des mesures satellites radiométriquesMesures de la lumière provenant de la mer à l’aide d’un radiomètre situé dans un satellite réalisées entre 1999 et 2018 au-dessus des océans du monde entier. « Ce type de données renseigne sur la couleur de l’océan. A partir de celle-ci, il est possible de déduire la concentration en chlorophylle produite par le phytoplancton et donc la concentration en phytoplancton. Les mesures analysées lors de notre étude nous ont fourni des informations sur la concentration du phytoplancton chaque jour pendant près de 20 ans, et en tout point du globe, avec une résolution approchant le kilomètre », précise la chercheuse.
Un impact de plus de 50 % sur la variation du phytoplancton !
Grâce à ces mesures, l’équipe a pu examiner l’impact des phénomènes survenant à de petites échelles spatiale et temporelle, comme les tourbillons et les turbulences au niveau des fronts océaniques.

En bleu foncé, les zones océaniques où la turbulence à fine échelle contribue le plus aux changements de la quantité de phytoplancton d'une année à l'autre. Des zones connues pour être particulièrement riches en tourbillons et en filaments.
© MG Keerthi et al.
Et surprise, dans certaines régions, comme la mer d'Arabie, ces phénomènes peuvent contribuer à plus de 50 % de la variation moyenne de phytoplancton survenant d’une année à l’autre !
« Nos résultats suggèrent que les modèles actuels, qui prennent mal en compte ces turbulences, ne sont pas capables de reproduire l’ensemble de la variabilité du phytoplancton. Des observations et des modèles à haute résolution spatio-temporelle sont nécessaires pour comprendre les changements annuels de la chlorophylle à la surface de la mer », conclut Marina Levy. Des mesures requises pour relever l’un des neuf défis sociétaux clés pour l’IRD : « comprendre et anticiper les conséquences du réchauffement climatique ».