Mis à jour le 30.11.2022
Dans un nouvel ouvrage, Marie-Helène Zérah, directrice de recherche à l’IRD et membre du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA) se penche sur les grandes disparités en matière d'accès aux services d’eau, d’assainissement et d’électricité en Inde. Dans ce pays dont la croissance est pourtant continue depuis un quart de siècle, elle raconte le foisonnement de configurations organisant ces secteurs et un urbanisme construit de toutes pièces entre politiques publiques et pratiques citoyennes.
IRD le Mag' : Comment décrivez-vous cette « Inde qui s’urbanise » ?
Marie-Hélène Zérah : Cette urbanisation ne s’arrête pas aux portes des grandes villes indiennes, bien que cette idée soit encore très ancrée dans l’imaginaire du grand public comme des décideurs et des chercheurs eux-mêmes !
Kullu, ou l'urbanisation "banale" de petites villes autour de marchés qui se développent rapidement.
© Diya Mehra
Souvent, et c’est ce que j’ai fait dans mon travail, nous commençons par nous intéresser aux grandes métropoles de plusieurs millions d’habitants, comme Delhi ou Mumbai, avant de réaliser que d’autres villes plus petites ont des réalités socio-économiques bien différentes. L’Inde est une très ancienne civilisation urbaine, qui dispose de tout un réseau de petites villes qui continue d’exister et de jouer des rôles importants. Le pays est en transformation perpétuelle sur lui-même.
Dharuhera en est un bon exemple : cette bourgade ne comptait que 8 000 habitants en 2008 et en abrite plus de 50 000 aujourd’hui ! Située sur un des couloirs économiques du pays, entre Delhi et Jaipur, elle a rapidement développé son industrie, élevé des immeubles, des quartiers informels s’y sont développés – aujourd’hui c’est une ville importante pour l’industrie automobile indienne entre autres. Ce bourgeonnement rapide de nouvelles villes se produit tout le temps, aux quatre coins de l’Inde. De la même façon, des villages dans certains États plus pauvres, comme celui du Bihar, ont vu les doubles emplois se généraliser : les habitants n’y sont plus seulement agriculteurs, mais montent aussi en parallèle de petits magasins vendant des cartes SIM, des pharmacies, des sociétés de transports. C’est tout cela, l’Inde qui s’urbanise : des grandes mégalopoles aux villages urbanisés, en passant par les villes moyennes.
IRD le Mag' : Pourquoi avoir utilisé l’accès aux services essentiels, tels l’électricité, l’assainissement, les services d’eau et la santé, pour rendre compte de l’urbanisation en Inde ?
M.-H. Zérah : Étudier ces services essentiels permet de comprendre comment on "fabrique" les villes, comment les questions de démocratie et de pouvoirs s’y jouent, quelles sont les dynamiques de peuplement qui se mettent en place, etc. En regardant les logiques de fonctionnement inhérentes à chacun de ces services essentiels, nous pouvons tirer le fil rouge de différents facteurs d’inégalités. Pour l’eau potable, on ne peut que remarquer les logiques de classe qui se jouent. Les populations les plus aisées bénéficient d’un accès bien supérieur puisqu’elles ont les moyens de payer pour contourner un service souvent déficitaire, par exemple en creusant des puits pour accéder aux eaux souterraines.

Dans le bidonville des berges du Buckingham Canal, à la périphérie de Chennai, l’eau étant distribuée de manière irrégulière au robinet public, les femmes laissent sur place des pots en plastique en attendant que l’eau arrive.
© IRD- Véronique Dupont
Alors que dans les quartiers précaires, les gens font la queue aux fontaines publiques et stockent l’eau dans des bidons. Entre ces deux polarités, tout un gradient de solutions se développe suivant le statut socio-économiques des usagers. La gestion des ordures et de l’assainissement raconte quant à elle les relations historiques entre services urbains et structures sociales : depuis le 19e siècle, leur ramassage a été assuré à moindre coût par des personnes issues des castes Dalits, les anciens « intouchables », dont le statut est jugé inférieur dans la société indienne. Ainsi à Aya Nagar, un des villages urbains de Delhi, le raccordement aux égouts étant inexistant, une organisation locale de basses castes s’est montée et a acheté des camions vidangeurs de fosses septiques – tout en continuant à être stigmatisée et à voir les prix négociés vers le bas par les castes supérieures. De manière générale, ces travailleurs de l’assainissement sont aussi mal considérés par les pouvoirs publics, qui font peu de cas des très mauvaises conditions de travail qui minent ce secteur.
IRD le Mag' : Qu’a révélé la pandémie de Covid-19 sur l’urbanisation de l’Inde et l’accès aux services essentiels ?
M.-H. Zérah : À l’annonce du confinement généralisé, le départ massif de migrants depuis les grandes villes a confirmé que l’urbanisation s’appuie sur des réseaux complexes entre villes de tailles diverses et campagne. D’autre part, la situation sanitaire très difficile dans ces petites villes a révélé la grande faiblesse des collectivités locales, avec des gouvernements locaux démunis face à l’épidémie, mais aussi l’absence d’accès aux services essentiels dans les régions ou les quartiers pauvres de l’Inde. Les difficultés d’accès à l’eau ont été particulièrement révélatrices des inégalités sociales en matière de santé : sans eau, pas de lavage des mains. Les gestes barrières sont alors impossibles à mettre en œuvre pour contrer la propagation de la maladie dans les franges défavorisées de la population indienne.