Mis à jour le 17.12.2019
Un espace vide, des dromadaires, des groupes armés ou des « hommes bleus » vivant sous des tentes… Le Sahara regorge de clichés toujours vivaces. Pour déjouer ces images d’Épinal, les Musées de Marseille et l’IRD proposent « Sahara Mondes connectés », une exposition présentée au Centre de la Vieille Charité à Marseille(1). À travers des œuvres de Titouan Lamazou, des créations multimédia, des objets du quotidien et issus des collections de musées, c’est un Sahara riche de mobilités, de cultures et de savoirs qui se dévoile. L’historien Charles Grémont et l'artiste croisent aujourd’hui leurs regards sur une sélection d’œuvres représentatives de l’exposition et des différentes parties qui la composent.
Suivre les traces
Charles Grémont : « Il y a deux lectures de cette image. On peut y voir d’abord un élément essentiel de la vie dans le désert : la reconnaissance des traces qui permet de se repérer, de trouver un point d’eau, de retrouver quelqu’un qui s’est perdu… Tout petit, les enfants apprennent à reconnaître les traces des membres de leur famille. Les bergers connaissent aussi les traces de leurs animaux.
Cette photographie rappelle aussi que ces savoirs locaux ont été utilisés par l’armée française durant la colonisation. On y voit en effet un goumier, un nomade au service de l’armée française. Il suit des traces probablement pour poursuivre un adversaire."
Titouan Lamazou : « Ce type de scène évoque celles que l’on voyait aux abords de Tombouctou lors de mes voyages au Sahara dans les années 1990. Elles sont probablement moins familières aujourd’hui. C’est une image nostalgique, celle de ces hommes bleus qui ont fait fantasmer les Occidentaux et qui ont contribué à créer des poncifs autour du Sahara. Cette image justifie en quelque sorte l’objectif de l’exposition, celui de regarder derrière les clichés. »
TL : « Il s’agit d’une photographie imprimée sur toile et peinte à l’huile. Je n’ai pas retouché ses couleurs : un vent de sable s’était abattu soudainement sur Niamey, au Niger. L’atmosphère est grumeleuse, le paysage est flou, onirique, mystérieux. Lorsque le voile ocre s’étiole, cette sensation disparaît et révèle une réalité : les sacs plastiques s’accrochent à l’épineux et au premier plan, les traces vers la ville sont jonchées de déchets. »
CG : « Des déchets, un vent de sable, des habitations… J’aime cette toile mystérieuse qui rompt avec les images convenues sur le Sahara. Cet épineux adapté à son écosystème survit dans le vent de sable avec des sacs plastiques parsemés au sol. Bien loin de l’exotisme qu’on lie au Sahara. »
Nomadiser
CG : « En 2007, dans un village situé à une quarantaine de kilomètres de Gao, au Mali, des habitants ont construit cet escalier en banco pour capter le réseau téléphonique. Au tout début de la téléphonie mobile, ils se rendaient en haut des dunes pour passer leurs appels. Mais lorsque la dune était trop éloignée, ils faisaient parfois preuve d’imagination, comme ici avec cet escalier en banco, construit en quelques heures.
Les habitants téléphonaient également plutôt en fin de journée, moment plus propice, disaient-ils, pour capter le réseau. Cet endroit était un lieu de rencontre pour tous ceux qui voulaient passer un appel: il y avait parfois une queue d’une dizaine de personnes attendant leur tour. Aujourd’hui, les antennes relais se sont multipliées et cette cabine téléphonique a certainement disparu. »
TL : « Dans les années 1990, nous communiquions encore par lettres. Aujourd’hui, les habitants du Sahara ont souvent le bras en l’air lorsqu’ils veulent mieux capter le réseau. Cette « cabine téléphonique » épargne la fatigue ! Il n’est pas rare de croiser des Sahéliens qui possèdent plusieurs portables avec des puces téléphoniques des différents pays limitrophes. Les gens bougent, ils sont "connectés". Tout le monde prend des photos avec son portable. Cette évolution technologique a transformé le rapport des gens à la photographie. Avant, elle était réservée aux Occidentaux et plutôt mal perçue. Aujourd’hui, elle s’est banalisée avec l’utilisation du téléphone portable. »
TL : « Ce type de selle est devenu un objet d’apparat. Elle est utilisée lors de parades auxquelles les notables se rendent en 4x4. Les Sahariens montent toujours à dromadaire mais rarement avec des équipements aussi sophistiqués. De ce fait, l’artisanat s’est aujourd’hui davantage tourné vers la fabrication de produits destinés aux touristes. »
CG : « Cet objet met en lumière la finesse et la qualité du travail des artisans touaregs. Le détenteur de cette selle était probablement d’un groupe social dominant. De très beaux objets, comme celui-ci, sont toujours utilisés aujourd’hui, dans des festivités, où les chameliers dansent aux rythmes du tinde (peau tendue sur un mortier et frappée par des femmes) et où chacun rivalise à travers la beauté de son chameau et de ses habits d’apparat.
S'arrêter
CG : « La ville de Shami a été créée en 2012 mais n’est clairement pas adaptée à son environnement. Les maisons sont faites en parpaing, l’eau doit être puisée à 100 mètres de profondeur grâce à des forages. Certes, Shami peut grandir mais elle reste très fragile. Elle cesserait d’exister si les nappes phréatiques venaient à s’épuiser ou si des raisons politiques venaient à la marginaliser. A contrario, Tombouctou, au Mali, est l’une des plus anciennes villes du Sahara. Elle a connu la gloire et a constitué un mythe, notamment à travers le regard des Occidentaux comme René Caillé, l’auteur de la gravure. Mais elle n’est plus aujourd’hui le carrefour intellectuel et commercial qu’elle a été. »
TL : « Le nom de Tombouctou est connu dans le monde entier. Mais je me souviens que cette ville apparaissait souvent peu spectaculaire aux yeux des visiteurs de passage. Aujourd’hui, il n’y a plus de touristes… Tombouctou s’est construite pendant des siècles, contrairement aux villes nouvelles du Sahara qui poussent en quelques années s’agrégeant peu à peu de faubourg miséreux et abritant un exode rural.
Traverser
CG : « Ce camion quitte Agadez, au Niger, pour rejoindre une mine d’or du Djado au nord-est du pays, proche de la frontière libyenne. Cette traversée du désert est dangereuse : les quelques 200 passagers rivalisent pour occuper les meilleures places sur le camion, c’est-à-dire au centre. Sur les côtés, ils peuvent chuter… et la nuit, le conducteur peut ne pas les voir ou entendre leurs cris et ne pas s’arrêter. Dans ce cas, ils risquent de se perdre dans le désert et d’y mourir. La concurrence peut être farouche entre les passagers : chacun dort avec son bidon d’eau car il y a souvent des vols. Mais lorsque le camion tombe en panne en plein désert, la solidarité, vitale, refait surface. »
TL : « Ce camion a stationné toute la journée dans Agadez au même endroit en plein soleil pour faire le plein de passagers. Ces derniers s’entassaient au fur et à mesure. Il est finalement parti à 2 heures du matin pour un voyage de 800 kilomètres. Agadez est un grand carrefour pour les chercheurs d’or. Mais un carrefour contrarié aujourd’hui par l’Europe qui confond voyageurs et migrants, transporteurs et passeurs pour la grande désolation de tout le monde.»
Creuser la terre
TL : « Une légende a couru selon laquelle un homme avait buté sur un caillou de 7 kilos d’or dans le désert. Elle a déclenché une ruée vers l’or. Beaucoup investissent toutes leurs économies et leur énergie dans cette recherche. La grande majorité n’y gagne pas grand-chose. »
CG : « La fièvre de l’or s’est emparée du Sahara depuis une quinzaine d’années, égale à celle qu’ont connu les États-Unis au milieu du 19ème siècle. De nombreux Subsahariens qui partaient au Maghreb pour travailler ou d’autres qui s’enrôlaient dans les groupes armés, préfèrent maintenant tenter leur chance dans une mine d’or. Les orpailleurs creusent leurs puits et construisent leurs habitations : c’est une société qui s’organise de manière autonome, mais que les autorités locales veulent contrôler, parfois en fermant les sites. »
Combattre et dialoguer
CG : « Les guerriers nobles touaregs se mettaient en scène avec leurs boucliers, leurs épées et leur chameaux. Ils transcrivaient aussi leur vie en récit à travers des poèmes. Aujourd’hui, la représentation de la guerre se fait à travers des vidéos ou des photographies diffusées sur les réseaux sociaux. »
TL : « Les officiers occidentaux avaient une certaine tendresse envers les nobles touaregs : ils les considéraient comme les héritiers des Templiers avec leurs boucliers et leurs épées. Mais ces guerriers touaregs ont été trahis après l’indépendance du Mali : ils sont passés d’une "domination blanche" à une "domination noire". L’administration de ces pays s’est calquée sur l’administration coloniale jacobine avec sa capitale, Bamako, très éloignée des habitants du désert. »
TL : « La pétanque est un héritage de la colonisation. Beaucoup d’Africains y jouent, le Niger est par exemple très bien classé au niveau mondial. C’est un moment d’échange entre les joueurs qui peuvent être parfois des notables aux ambitions opposées. J’ai assisté par exemple une fois à Bamako, au Mali, à une partie de pétanque entre des chefs touaregs légalistes et des chefs touaregs rebelles proches des islamistes. Le dialogue entre joueurs devient plus important que le jeu lui-même. Le club de pétanque devient l’arbre à palabre. »
Transmettre
CG : « Cette collection de vidéos transmises sur les smartphones par les Sahariens constitue des matérieux ethnographiques très intéressants. Nous voulions donner à voir ce que les populations de cette région échangent entre elles : des événements artistiques et culturels, comme des chants poétiques ou des soirées dansantes. Mais aussi des véhicules 4x4 traversant le Sahara à vive allure, des récits de conflits, la dénonciation des crimes perpétrés ou le dernier but de Cristiano Ronaldo, etc. Les Sahariens ne font pas exception à la culture mondiale. »
Voyager
TL : « Le Sahara est un lieu de mobilité : ses habitants circulent beaucoup. Par curiosité, pour rendre visite à leur famille, pour travailler dans un pays limitrophe. Seuls 3 % des voyageurs du Sahara émettent le souhait d’un prolongement de la route vers l’Europe. Les frontières sont devenues plus difficiles à franchir, du fait des pressions européennes, et le fait d’aider un migrant peut être pénalement puni, comme c’est le cas dorénavant à Agadez. Ces entraves au déplacement appauvrissent les Sahariens.
Quant à l’affiche coloniale, elle valorisait déjà l’idée de rapidité, ce qui impliquait la création de routes, de liaisons aériennes dont personne n’avait besoin. Cette affiche rappelle aussi une réalité, celle des chasses anachroniques qui perdurent aujourd’hui. »
CG : « En Afrique, se déplacer est un moyen de vivre. L’affiche photographiée à la gare d’Agadez additionne les clichés sur la migration, d’autant que les Africains qui veulent se rendre en Europe sont minoritaires. L’Europe cherche à les maintenir loin de ses territoires alors qu’en réalité les Africains se déplacent avant tout sur leur continent.
L’affiche suivante qui s’adressait aux Français est à l’opposé de cette image. Ici, le voyage est valorisé, mis en scène. Les Occidentaux ont une vision positive du voyage : se rendre au Niger, c’est de l’exotisme. »
Mirages
TL : « En 2013, je n’avais pas réellement le droit de me promener dans le désert de l’Aïr. Alors j’étais escorté par la garde républicaine du Niger. Une nuit, j’ai vu la Grande Ourse à la verticale. C’était un spectacle fabuleux dans le silence et le froid. Une partie de l’escorte faisait son travail et tournait autour du campement. À bord de l’automitrailleuse patrouillaient six militaires. Cette peinture résume la vanité des hommes et nos préoccupations dérisoires. »
Extraits du reportage « L'armée française : des rues de Paris au désert du Sahara », de Raphaël Krafft. Diffusé en 4 épisodes dans l’émission « LSD, la série documentaire » de Perrine Kervran, France Culture. Première diffusion : 13-16.2.2017
En 2016, des militaires français de la force Barkhane se retrouvent au Nord-Mali dans le cadre de l’opération Iroquois. Protégés par des équipements de plus de 25 kg, sous des températures extrêmes, ils cherchent à identifier et neutraliser l’ennemi. Celui-ci est mobile, rapide. Souvent invisible.
CG : « Ce reportage radio met en lumière des militaires sillonnant le Sahara à la recherche de groupes armés. Une nuit, ils voient des personnes au loin. Ils font des tirs de sommation, avant de se rendre compte que c’est une famille en train de voyager avec un âne. Cet extrait montre la difficulté, pour une force extérieure, de contrôler un tel territoire et ses populations. Plus largement, il questionne l’écart entre l’intention de mener une "guerre contre le terrorisme" et la complexité des réalités locales. Une sorte de mirage… »
Note :
1. Exposition « Sahara Mondes connectés », une coproduction Musées de Marseille / Institut de recherche pour le développement, Centre de la Vieille Charité, 2 rue de la Charité, 13 002 Marseille
Du 10 mai au 1er septembre 2019.
Commissariat scientifique : Sophie Caratini, anthropologue au CNRS (CITERES) ; Charles Grémont, historien à l'IRD (LPED) ; Céline Lesourd, anthropologue au CNRS (Centre Norbert Elias) ; Olivier Schinz, conservateur adjoint au Musée d’ethnographie de la Ville de Neuchâtel