Mis à jour le 02.06.2020
Une équipe internationale de chercheurs révèle une brusque salinisation récente du delta du Bengale, le plus vaste et le plus peuplé des deltas du monde. Les conséquences sur les populations et sur l'économie de la région pourraient être particulièrement lourdes.
Le 20 mai 2020, Amphan, l’un des plus puissants cyclones de ces vingt dernières années, a frappé le delta du Bengale. Il a fait près d’une centaine de victimes et dévasté des villages entiers. Pourtant, ce n’est pas le seul évènement naturel à craindre dans la région. Un autre phénomène, beaucoup plus sournois, est à l’œuvre. Il s’agit de la salinisation brutale du delta du Bengale qu’a mis en évidence une étude menée par une équipe internationale dont fait partie Fabien Durand, océanographe spécialiste des évènements extrêmes dans les grands deltas tropicaux à l’IRD. « Après dix ans d’observations des niveaux de salinité dans le delta, l’équipe a révélé un saut énorme du front de sel entre fin 2006 et début 2007. Il a migré de 25 km à l’intérieur du delta ! », lance le chercheur.
Un équilibre rompu, trois coupables identifiés
Un delta est le lieu de rencontre des eaux douces en provenance du continent et de l’eau salée de la mer. Le front de sel est la « frontière » entre ces eaux. « Dans de nombreux deltas tropicaux, il y a une compétition équilibrée entre les eaux continentales et celles océaniques. C’est une danse perpétuelle entre ces eaux en fonction des marées et des saisons. Lors de la mousson, par exemple, les pluies gonflent les cours d’eau. Cela contribue à repousser le front de sel qui regagne du terrain à la saison sèche », explique Fabien Durand. Un équilibre s’instaure au fil de ces oscillations tout au long des années.
Comme l’explique cette étude, cet équilibre a été rompu fin 2006-début 2007. À la fin de la période d’observation, en 2011, les terres régulièrement inondées par la mer demeuraient salinisées. Au-delà de ce constat, les scientifiques ont enquêté sur les causes de cette brusque avancée du front de sel. Trois « coupables » sont pointés du doigt. Le premier ? La baisse du débit fluvial du Gange à partir de 2006. « Nous ne savons pas exactement pourquoi son débit a chuté. Cela pourrait être dû à une réduction des précipitations sur le bassin versant mais aussi à l'exploitation d'un barrage situé en amont », indique Fabien Durand.

Sur cette carte de la salinité des rivières du delta du Bengale, on note une progression d'une vingtaine de kilomètres du front de sel vers l'intérieur des terres (limite amont des eaux salines pré-2006 en rouge, post-2007 en bleu).
© V. R. Sherin et al. Continental Shelf Research, Volume 202, 1 November 2020, 104142
Deuxième responsable de cette avancée du front de mer, l’abaissement du niveau des eaux souterraines sur le delta, en raison de leur surexploitation pour irriguer les rizières. Dernière sur le banc des accusés, l’augmentation du niveau de la mer. « Cette montée des eaux n’est pas due à la fonte des calottes glaciaires mais à une arrivée massive d'eaux chaudes dans l'océan Indien en provenance du Pacifique. Entre le milieu et la fin des années 2000, le niveau de l’océan Indien est monté de cinq centimètres. C’est énorme par rapport au relief excessivement plat du delta du Bengale », explique le chercheur.
Le changement climatique démultiplicateur
Ces trois facteurs expliquent ainsi la salinisation brutale du delta, même si les scientifiques n’ont pas pu identifier l’importance relative de chacun d’entre eux. Ils affirment cependant qu’ils sont indépendants du dérèglement climatique. Si ce dernier n’est pas en cause ici, il devrait, en revanche, accentuer l’avancée du front de sel. D’ici la fin du siècle, celui-ci devrait pénétrer d’une vingtaine de kilomètres supplémentaires vers l'intérieur des terres. Pour rappel, le delta du Bengale est le plus vaste du monde avec environ 350 km de côtes et une extension vers l'amont de 100 à 200 km. C’est aussi le plus densément peuplé avec 100 millions d’habitants. « Les niveaux de salinité de ces eaux sont d'une importance capitale, affectant directement les moyens de subsistance et l'habitabilité dans la région », rappelle Sherin V. Raju, du LMI Cellule franco-indienne de recherche en science de l'eau, qui a mené les travaux. Cette avancée du front de sel est donc très inquiétante car elle aura des conséquences néfastes sur les populations. Et Fabien Durand d’alerter : « Nous travaillons actuellement à comprendre l’effet de la salinisation sur les pratiques agraires et les migrations des habitants. Mais il est certain que la salinisation du delta est l’aléa environnemental qui a le plus d'impact sur la vie des populations, au-delà des inondations cycloniques et des crues fluviales récurrentes ».