Mis à jour le 31.03.2022
Le théâtre-forum, où les spectateurs interviennent sur scène pour modifier le cours de la représentation, offre à ses participants des outils pour se réapproprier leurs savoirs, les partager et faire émerger des actions collectives. Il apporte également aux chercheurs un outil pertinent de recherche-action : la participation de citoyens et d’experts permet d’interroger leurs hypothèses, leurs analyses et leurs problématiques.
Le théâtre peut-il être un outil d’émergence de savoirs ? Oui, selon le dramaturge et metteur en scène brésilien Augusto Boal qui crée dans les années 1960 une nouvelle forme de dramaturgie inspiré de la « pédagogie des opprimés » du philosophe et pédagogue brésilien Paulo Freire. Cette forme théâtrale vise ainsi à proposer à des personnes de groupe sociaux possédant peu de pouvoir de créer une pièce de théâtre mettant en scène des problèmes qu’il souhaite résoudre. Lors de la représentation, les spectateurs montent également sur scène afin de les aider à élaborer ensemble des solutions. Le théâtre-forum offre ainsi à ses participants l’opportunité de « se penser, se dire et agir », précise Sophie Lewandowski .
Porteurs de savoirs
« Cette forme de théâtre s’est répandue dans le monde entier, notamment dans les secteurs de l’action sociale, des mobilisations citoyennes et plus récemment dans la recherche, précise la socio-anthropologue au LPED. Le théâtre-forum est souvent utilisé dans une optique de sensibilisation sociale ou de diffusion de la science. Dans nos projets de recherche-action, nous l’utilisons plutôt pour redonner la parole à des groupes sociaux peu entendus et ouvrir les autres groupes – experts, chercheurs - à des visions différentes des leurs. Durant tout ce processus, chacun partage ses expériences et ses connaissances sur un sujet particulier et accepte de sortir de ses logiques habituelles pour co-construire des savoirs avec les autres ».

Atelier de théâtre-forum sur l’accompagnement à la scolarité, qui s’est tenu à Marseille en novembre 2021 dans le cadre du projet École, Famille, Quartier.
© IRD - Sophie Lewandowski
Ainsi, lors du projet ThesamanFinancé par Sociétés en mutation en Méditerranée (SoMuM), coordonné par le LPED 1 traitant de la problématique de la sécheresse en zone rurale, au Maroc et en France, la chercheuse réunit depuis septembre 2021 des habitants de la région du Zerhoun, au nord de Meknès (Maroc) et du Lubéron, dans le sud-est de la France. Ils sont associés à des experts, des membres d’organisations non gouvernementales (ONG) et des chercheurs afin d’analyser la problématique de la sécheresse sur chacun des territoires. En participant à ce projet, les acteurs prennent conscience de leurs savoirs, les assument, les partagent et les relient à une action qui devient alors imaginable et possible. « Il ne s’agit pas de dire que tous les savoirs se valent, poursuit Sophie Lewandowski, mais de rétablir davantage d’équité entre groupe sociaux dans la possibilité de penser et de partager ses savoirs. Les acteurs des territoires concernés s’en saisissent pour aller vers l’action ; et nous pour ouvrir nos recherches. »
Enrichir la recherche
Les chercheurs sortent en effet enrichis de ce processus. Les personnes qu’ils côtoient peuvent leur transmettre des données factuelles auxquelles ils n’auraient pas accès autrement. Mais les participants ne sont pas simplement pourvoyeurs d’informations, ils peuvent aussi apporter des pistes d’hypothèses de recherche, des façons différentes de poser la problématique et aussi de nouveaux concepts. Ils peuvent ainsi remettre en cause les façons de penser des chercheurs qui doivent alors – tout en continuant à respecter les normes académiques – modifier leurs travaux en prenant en compte ces apports. « Par exemple, lors d’un projet de théâtre-forum du Cirad au Sénégal (SolAO), des agronomes ont revu leur façon de catégoriser les sols, indique la socio-anthropologue. Les agriculteurs avec lesquels ils avaient travaillé en théâtre forum utilisaient en effet d’autres typologies de ces sols qui décrivaient mieux la réalité. Les citoyens ne sont pas ainsi des réceptacles de savoirs provenant des chercheurs, ils peuvent aussi modifier des catégories de pensée. »
La communication non violente en soutien

Séance publique de théâtre-forum sur la vie étudiante, Meknes, Maroc, octobre 2021 (Projet Thesaman)
© IRD - Sophie Lewandowski
Beaucoup de projet cherchent à co-construire des savoirs, mais il est difficile de rétablir véritablement l’équité et le dialogue entre les groupes sociaux. Un théâtre-forum trop radical pourrait amener à une lutte sans fin. Et un théâtre-forum trop conciliant peut rejoindre la cohorte de projets où les citoyens vivent une participation superficielle servant surtout à légitimer les options des décideurs et des chercheurs. Pour éviter ces deux écueils, dans le projet Thesaman comme dans le projet École, famille quartier (voir encadré ci-dessous), les ateliers allient théâtre-forum et communication non violente (CNV). Loin de l’utilisation managériale qui en est parfois faite aujourd’hui, la CNV créée dans les années 1970 aux États-Unis d’AmériqueConçue par le Professeur Marshall Rosenberg, la CNV est inspirée de la théorie des besoins humains de Manfred Max Neef, de la psychologie humaniste de Carl Rogers et de l’action politique non violente de Ghandi. 1 a été conçue comme un mode de dialogue et de coopération sociale sans compromis. Dans les projets de recherche-action, elle permet aux participants - au travers d’exercices pratiques - de se concentrer sur le bien commun du projet (par exemple l’eau, ou la qualité de l’éducation) sans pour autant oublier leurs propres besoins, ni ceux de leur groupe d’appartenance.
Le théâtre-forum transforme ainsi radicalement la manière de coopérer via les sciences participatives. Tout en conservant les règles propres à l’élaboration des savoirs académiques, les chercheurs sont amenés à aborder autrement leurs problématiques et à rester en dialogue étroit avec les citoyens.
« École, famille, quartier », sur scène à Marseille le 31 mars 2022
Le projet de recherche-action « École, famille, quartier. Accompagnement à la scolarité, on s’y met tous »Financé par Cités éducatives, CAF, Open Labs CIVIS, IRD1 réunit à Marseille des associations (Anthropos Cultures associées, L'Université du citoyen, Minots de saint Charles), des chercheurs (LPED) et des citoyens avec pour objectif de réduire les inégalités scolaires dans les 1er, 2e et 3e arrondissements de la ville. Ces zones déclarées « d’éducation prioritaire » sont souvent décrites au travers de leurs seules difficultés économiques et des tensions interculturelles, alors qu’elles sont aussi riches de ressources pour l’accompagnement à la scolarité.
Lors des ateliers, des responsables de la Ville de Marseille, des parents, des éducateurs, des enseignants, des membres d’associations, des chercheurs et des adolescents ont co-écrit ensemble une pièce de théâtre nommée « L’étiquette ». Ils la présentent eux-mêmes sur scène sous forme de théâtre forum afin d’interagir avec le public impliqué dans ces quartiers.
Une première représentation interactive aura lieu le jeudi 31 mars 2022 de 18h à 20h au collège Vieux Port, 2 rue des Martéguales, à Marseille.
Entrée libre, réservations : ape.lesminotsdestcharles@gmail.com