Mis à jour le 18.02.2022
L’érosion accélérée des côtes sablonneuses d’Afrique du Nord, qui disparaissent quasiment à vue d’œil, est très alarmante. Les scientifiques s’emploient à en mesurer les effets, en évaluer les impacts et en comprendre les causes, pour proposer des pistes de solutions.
Faudra-t-il choisir entre eau courante et plages de sable blanc ? Ou autrement dit, arbitrer entre aménagements hydrauliques et préservation de l’environnement, des ressources naturelles et du cadre de vie et de subsistance des populations des rives méditerranéennes de l’Afrique… « Nos travaux montrent que la pression sur les ressources hydriques contribue directement à la vulnérabilité des côtes arides entre la baie de Tunis et l’embouchure du Nil, explique Abderraouf Hzami, géologue spécialiste des systèmes d’information géographique (SIG), doctorant à l’université de Carthage, en Tunisie. Les indicesIndice côtier de vulnérabilité (ICV) intégrant la géomorphologie, l’érosion/accrétion de la ligne du rivage, la pente de la côte, la remontée relative du niveau de la mer, la hauteur moyenne des houles et l’amplitude moyenne de la marée1 en la matière révèlent ainsi que 70 % des côtes sablonneuses et deltaïques y sont d’ores et déjà menacées ou très menacées, contre 47 % pour l’ensemble des littoraux sud de la Méditerranée. » Le phénomène se caractérise par une érosion accélérée des plages.

Les plages de sables ne sont pas les seules victimes visibles de l'érosion accélérée des côtes méditerranéennes, les infrastructures littorales en font aussi les frais.
© IRD - Makrem Mandhouj
Vingt mètres par an
« Si l’on en juge par la dynamique de la baie de Tunis, où le recul du trait de côte est supérieur à vingt mètres par an, tout laisse à croire que les plages sableuses vont totalement disparaitre à brève échéance, explique la géologue spécialiste des sédiments côtiers Oula Amrouni, de l’Institut national des sciences et technologies de la mer à l’Université de Carthage. On peut compter le nombre de rangées de parasols perdues au fil du temps, tout comme les installations côtières progressivement englouties par les flots ». Avec l'appui scientifique du géophysicien Essam HeggyUniversité de Southern California et Nasa Jet Propulsion Laboratory1, les travaux de cette équipe multinationaleTravaux financés par le programme Partenariat Hubert Curien (PHC) Utique RYSCMED, le LMI COSYSMED, l’Institut national des sciences et technologies de la mer de l’Université de Carthage, l’University of South California et l’UMR HydroSciences Montpellier.1 mettent en évidence que cette érosion et les inondations côtières qui l'accompagnent, particulièrement marquées sur les 4 600 kilomètres de côtes arides s'étendant de la baie de Tunis au delta du Nil en passant par les rives tripolitaines, ne sont pas isolées : on la retrouve, à des intensités variables – de quelques centimètres à plus d’une dizaine de mètres par an -, sur presque tous les littoraux de la mer Méditerranée.
« Contrairement à ce qui peut paraitre une évidence, et qui est souvent avancé, le phénomène n’est que peu lié au changement climatique et à l’élévation du niveau de la mer », explique la scientifique. Son origine doit plutôt être cherchée du côté des terres.

La construction de barrages et de retenues d’eau dans le bassin méditerranéen, pour répondre aux besoins anthropiques croissants, entrave l’afflux de limons indispensable pour compenser l'érosion littorale liée aux courants côtiers.
© IRD - François Molle
Déficit alluvial
En effet, ce ne sont pas les quelques millimètres de hausse du niveau de la mer – trois millimètres en moyenne par an dans le monde – qui peuvent suffire à provoquer une telle submersion. « En réalité, c’est le fonctionnement géomorphologique même des côtes qui est affecté, explique-t-elle. Naturellement érodées par les courants marins, elles étaient jusqu’à ces dernières décennies rechargées en permanence par l’apport des alluvions fluviales. Sables et sédiments drainés depuis l’intérieur du continent venaient combler les pertes. » Ça, c’était avant… Avant que l’on s’emploie à capter l’eau des fleuves et rivières, pour répondre aux besoins anthropiques, en y plaçant des barrages. En plus de retenir l’eau, ceux-ci piègent les éléments solides qu’elle transporte, privant les côtes et les plages d’une recharge indispensable à leur maintien.

L'intense pression sur les ressources hydriques, pour satisfaire les usages anthropiques, peut assécher totalement le lit des cours d'eau au Maghreb.
© IRD - Gil Mahé
Pression hydrique extrême
De fait, le nombre et la capacité de stockage des barrages se sont multipliés en quelques décennies dans tout le Maghreb, à la mesure du développement fulgurant des besoins en eau : il faut répondre à la demande domestique, qui a explosé avec l’augmentation de la population et l’amélioration du niveau de vie, irriguer les cultures, satisfaire les multiples usages.

Le développement de l'urbanisation, la croissance démographique et l'augmentation du niveau de vie font exploser la pression sur la ressource hydrique dans tout le bassin méditerranéen.
© IRD - Pierre Treissac
« La pression sur la ressource hydrique est extrême, estime Gil Mahé, hydrologue et climatologue à l’IRD. Les barrages stockent des quantités d’eau énormes par rapport à la disponibilité : l’eau est ainsi retenue plusieurs fois de la source vers l’aval et il n’arrive souvent plus rien dans les embouchures asséchées, ni eau ni limons. » L’impact des opérations de lâcher d’eau organisées périodiquement, reste très limité car elles ne drainent que les alluvions les plus légères, laissant les sables au fond des lacs-réservoirs. Ainsi, la Medjerda, le plus grand fleuve de Tunisie, n’apporte plus de sable au littoral du golfe de Tunis depuis 40 ans, et moitié moins de matériaux argileux plus fins, avec les effets que l’on voit sur les plages. Et les conséquences de ce processus délétère dépassent largement les seuls aspects balnéaires.
Bombe socio-économique à retardement
« L’immense majorité de la population vivant dans la zone littorale, le retrait des côtes affecte la société en profondeur, indique Abderraouf Hzami. Il contribue directement à la perte d’infrastructures, de foncier, de surfaces cultivables, et en rapprochant l’océan des nappes phréatiques à leur salinisation ainsi qu’à celle des terres. »

Les milieux marins, privés des alluvions organiques par la construction de barrages, sont plus pauvres et la pêche s'en ressent.
© IRD - Sylvie Bredeloup
De même, la pêche est sensiblement touchée par l’appauvrissement des milieux marins privés d’apports en alluvions organiques. Concrètement, ce sont les activités économiques d’une partie de la population – souvent la plus vulnérable au plan social – et la sécurité alimentaire qui sont d’ores et déjà très menacées. « Nos travaux ont d’ailleurs établi un lien, sur ce hotspot de l’érosion littorale s’étendant de la Tunisie à l’Egypte, entre l’indice de vulnérabilité côtière et l’indice de vulnérabilité socio-économiqueIndice de vulnérabilité socioéconomique (SVI) intégrant les facteurs sociaux, densité de la population, infrastructures, taux d’urbanisation. Il est défini comme le degré d’adaptation d'une société donnée à subir des dégâts liés à des événements naturels.1 », confirme le jeune chercheur.
« Il est urgent que les décideurs de la région prennent conscience de l’origine anthropique et locale du problème, mais aussi de la nécessité de modifier les ouvrages hydrauliques et leur gestion, pour rétablir un transfert de sable vers le littoral suffisant à maintenir les plages à l’équilibre, estime Oula Amrouni. C’est d’autant plus important que les effets du changement climatique vont accroitre encore la tension sur la ressource en eau. »
© IRD - Daina Rechner
Après la plage, dont le sable a été emporté, ses abords, les escaliers d'accès et la promenade, sont à leur tour grignotés par les flots.
Débat scientifique mondial
L’érosion rapide des plages est une réalité sur toutes les côtes arides et semi-arides de la planète, de la Californie à l’Australie, en passant par le Languedoc ou la mer Rouge. Pour certains chercheurs européens, dans le sillage des spécialistes de la modélisation de Delft au Pays-Bas, la moitié des plages auront ainsi disparu d’ici à 2100. D’autres au contraire, emmenés par des géographes australiens, américains et néo-zélandais, affirment que des aménagements spécifiques, comme des épis de béton, des protections côtières et autres digues et brise-lames, permettront d’épargner les côtes les plus menacées. Ce à quoi les premiers répliquent qu’à l’inverse de l’effet escompté, ces infrastructures risquent surtout d’accélérer le processus en bloquant le mouvement naturel des plages, et de contribuer ainsi à leur disparition totale à la même échéance. Les deux camps présentaient leurs hypothèses et leurs contre-arguments dans plusieurs articles parus le mois dernier dans la revue Nature Climate Change.