En 1991, Nelson Mandela, fraichement libéré de prison à la faveur de la transition politique engagée dans son pays, rencontre Fidel Castro à La Havane. Il vient rendre hommage au soutien de Cuba dans la longue lutte contre l’apartheid.

© Mariano Garcia - Alamy Stock Photo. Montage IRD - Laurent Corsini

Visages méconnus – et surprenants – de la relation cubano-africaine

Mis à jour le 08.07.2021

Ancienne et variée, la relation entre Cuba et l’Afrique est au centre d’un récent ouvrage scientifique coordonné par des spécialistes de l’IRD. Entre autres connaissances originales sur la coopération civile cubaine, sur le destin des acteurs impliqués dans ces liens transatlantiques et sur la place de ces échanges dans l’histoire des deux régions, ce travail révèle des aspects du sujet méconnus et passionnants.

L’Histoire, la grande histoire, est aussi la somme de petites histoires rocambolesques, de destins particuliers, de vies passionnantes... Celle des liens unissant Cuba et l’Afrique ne fait pas exception. Aux côtés de mouvements telluriques, dont la traite négrière qui a largement contribué au peuplement actuel de l’île caribéenne, et plus récemment les luttes pour l’indépendance, contre l’impérialisme et l’apartheid, se dessine une myriade d’autres attaches. Un récent ouvrage, rassemblant les connaissances de spécialistes africains, cubains et européens, qui vient de paraitre en Afrique du Sud sous la direction scientifique de deux chercheuses de l’IRD, s’attache à éclairer les aspects les moins documentés du sujet. « La littérature sur l’engagement militaire cubain en Afrique, dans le cadre de la guerre froide, ou sur les traits culturels issus d’Afrique à Cuba est déjà très abondante, explique Giulia Bonacci, historienne à l’URMIS. Nous avons fait un pas de côté pour examiner des pans entiers de ces connexions entre les deux bords de l’Atlantique, jusqu’ici restés dans l’ombre : les formes de la coopération civile cubaine en Afrique, la trajectoire des milliers d’acteurs impliqués dans ces échanges, les traces restantes de ces relations et circulations dans l’historiographie… » Parmi ces travaux, émergent quelques événements et visages méconnus, associés à la lutte militaire, à la coopération scientifique et à la création culturelle, qui valent d’être contés.

Les pupilles congolaises du Che

Venu incognito à la tête d’un petit corps expéditionnaire cubain prêter main forte aux maquisards dans l’est du Congo, Ernesto Guevara pose à côté du jeune Laurent Désiré Kabila, qui renversera le président Mobutu… 32 ans plus tard !

© Museo Che Guevara (Centro de Estudios Che Guevara en La Habana, Cuba)

Bloc de texte

Trente ans après sa mort en Bolivie, Ernesto Che Guevara revient sur le devant de la scène historique, exhumé par les événements politiques africains : en 1997 l’accession au pouvoir en République démocratique du Congo de Laurent Désiré Kabila, ancien compagnon de lutte du porte-drapeau de la révolution castriste, rappelle l’incroyable aventure du corps expéditionnaire cubain dans l’est du Congo au milieu des années 1960. « Les succès militaires de la première révolte populaire, menée en 1964 par des partisans de LumumbaAssassiné trois ans plus tôt, en 19611, qui parviennent à s’emparer des trois quarts du Congo, convainquent La Havane de soutenir ce qui apparait être la Révolution en marche sur le sol africain, explique le politiste Michel Luntumbue. D’autant que les Américains considèrent ce pays comme une zone essentielle de la confrontation est-ouest ! Mais les combattants cubains, malgré leur savoir-faire militaire, ne parviendront pas à résister à la controffensive de l’armée de Mobutu, épaulée par les services occidentaux et de nombreux mercenaires européens, sud-africains, rhodésiens ».

Membres des familles congolo-cubaines Soumialot, Nkumu, Longonmo et Shabani, issues des jeunes protégés du Che et des proches des responsables du CNL réfugiés à La Havane, photo prise à Cuba en 1980.

© Amisi Soumialot

Bloc de texte

Bientôt, les barbudos sont contraints de rentrer chez eux. « C’est là, dans cette retraite forcée, que le CheDans un premier temps, il est tenu à l’écart des combats par ses alliés congolais qui craignent de porter la responsabilité historique de son éventuelle disparition. Il prendra progressivement part à l’encadrement tactique des rebelles congolais soutenus par un corps expéditionnaire cubain fort d’une centaine d’éléments en majorité des afro-cubains, et exercera aussi sa fonction de médecin au profit des populations locales de la zone du maquis.1 décide d’emmener avec lui 17 jeunes compagnons d’armes congolaisDont son jeune professeur de swahili, Freddy Ilunga, devenu chirurgien-pédiatrique et exerçant à Cuba1, dont il veut faire l’avant-garde de la Révolution africaine à venir », raconte le chercheur. Ces pupilles de l’État cubain rejoignent et intègrent à La Havane une petite communauté congolaise, composée par les familles de leaders du Conseil national de libérationOrgane politique de la rébellion lumumbiste de l’est congolais1. Ils y font souche, ayant pour certains un destin très engagé au service de la nation cubaineComme Godefroid Tchamlesso, jeune cadre du maquis congolais devenu journaliste et représentant pendant plusieurs années de l’agence de presse cubaine Prensa Latina en Amérique du Sud, dans la Caraïbe et aux États-Unis, avant de rejoindre Laurent Désiré Kabila, au pouvoir en RDC de 1997 à 2001, pour devenir ambassadeur de la RDC en Angola, puis ambassadeur itinérant. Décédé en décembre 2018 à Kinshasa, il est inhumé à Cuba conformément à ses dernières volontés.1. Et au fil des décennies qui suivent, ils vont devenir l’épine dorsale d’une communauté congolo-cubaine, circulant des deux côtés de l’Atlantique, attachée à sa double identité, et intimement associée à la relation particulière qui perdure depuis entre les deux pays. 
Après l’échec de la révolution congolaise, Cuba reporte ses efforts sur l’Angola en lutte, en déployant un corps expéditionnaire de 10 000 soldats, une intense coopération civile et une même expertise scientifique qui prendra parfois une forme surprenante…
 

L’Angola des ethnologues cubains

Effectué en pleine guerre, le travail anthropologique des scientifiques cubains se fait sous protection militaire. Ici, Pablo Rodriguez Ruiz pose avec son garde du corps cubain et deux soldats angolais affectés à sa protection.

© Pablo Rodriguez Ruiz

Bloc de texte

L’Angola peut-elle devenir un État-nation socialiste ? C’est la question que les autorités du MPLAMouvement populaire de libération de l'Angola  soumettent en 1984, en pleine guerre civile, à l’expertise de jeunes scientifiques cubains frais émoulus des universités soviétiques de Moscou et Leningrad. L’idée est de déterminer sur quel modèle articuler le projet politique du pays une fois la victoire acquise : celui du partenaire cubain qui a su gommer les différences originelles à la faveur de ses révolutions et de la lutte contre l’impérialisme américain afin d’intégrer chaque citoyen dans la nation ? Ou celui du grand frère soviétique, qui a conservé une nation multiculturelle avec de grandes diversités ethniques et linguistiques dans un ensemble fédéral de micro-États. « Pour les Angolais, explique Kali Argyriadis, anthropologue à l’URMIS, il s’agit de savoir comment faire pour rassembler en une entité cohérente leur immense territoire, peuplé de multiples communautés ethniques, linguistiques et religieuses, de populations urbaines modernes et alphabétisées et de populations rurales, nomades ou de chasseurs-cueilleurs parfois très éloignées de l’actualité nationale … » Les seize ethnologues, sociologues, anthropologues, psychologues et linguistes cubains et angolais mobilisés se divisent en quatre groupes pour quadriller le pays. Ils vont travailler un an malgré le conflit, sous protection distante de l’armée cubaine, étudier les cultures, les traditions, l’économie, échanger avec les responsables villageois.

Les chercheurs cubains et angolais, tentant de déterminer si l’Angola pouvait devenir un Etat-nation socialiste en 1984-85, rencontrent les responsables communautaires dans tout le pays pour présenter leur projet.

© Pablo Rodriguez Ruiz

Bloc de texte

Passé le choc de la découverte des réalités africaines, qui dépassent largement l’image que la plupart d’entre eux s’en faisaient, ils vont acquérir de solides connaissances sur les communautés qui composent la société angolaise en devenir. L’anthropologue Pablo Rodriguez RuizAujourd’hui directeur du département d’ethnologie de l’Institut cubain d’anthropologie, qui participe avec l’Institut cubain de recherche culturelle Juan Marinello [http://icic.cult.cu] et l’IRD à un programme de recherche sur l’histoire de l’anthropologie cubaine, porté par la JEAI AntropoCuba1, qui témoigne de son expérience angolaise dans l’ouvrage, en a d’ailleurs tiré une honorable monographie consacrée aux Nyaneka-Khumbi, la population dont il a partagé l’existence durant un an. Mais au moment de produire leur rapport, les scientifiques cubains ne sont pas convaincus : pour eux, l’immense diversité angolaise n’est absolument pas compatible avec la constitution d’un État-nation socialiste… « L’histoire ne dit pas si leur conclusion a eu un impact sur les projets politiques de l’Angola ou sur ses relations avec l’État cubain », précise la chercheuse. 
Au-delà de l’engagement politique et scientifique, les liens entre La Havane et le continent africain se sont aussi développés autour d’une influence culturelle réciproque, plébiscitée par le goût du public des deux côtés de l’Atlantique…  

Kikongo, rumba congolaise et diplomatie culturelle

L’auteur-interprète cubain Arsenio Rodriguez, né en 1911, utilisait parfois le kikongo et d’autres langues africaines dans ses chansons. Il connut un grand succès en Afrique et beaucoup inspiré la création de la rumba congolaise.

© BNF

Bloc de texte

Franco et son Tout puissant OK jazz, Tabu Ley Rochereau ou Les Bantous de la capitale, stars emblématiques de la rumba congolaise dans la deuxième moitié du XXe siècle, extrêmement populaires bien au-delà des deux Congo, doivent beaucoup à certains de leurs aînés cubains… Et ce transfert culturel fonctionne au gré de multiples allers-retours transatlantiques aux racines très anciennes : « Dans les années 1930, des musiciens afro-cubains comme Arsenio Rodríguez enregistrent des disques avec des paroles en espagnol et kikongoUtilisée dans les rites de la religion cubaine Palo-monte1, langue parfois directement héritée de leurs grands-parents qui étaient d’anciens captifs amenés du royaume Kongo », explique Charlotte Grabli, historienne au Centre international de recherche sur les esclavages et les post-esclavages.

Très inspiré par les rythmes cubains, le chanteur Joseph Kabasalé, dit « Grand Kalé », avec son orchestre l’African jazz, est considéré comme l’un des pères de la musique congolaise moderne.

© DR

Bloc de texte

« Distribués en Afrique – où il n’existe alors presque aucun enregistrement de musique urbaine africaine –, ces morceaux aux rythmes familiers connaissent un grand succès au point de bouleverser le paysage culturel en inspirant dès la décennie suivante la création musicale africaine », poursuit-elle. Tout un répertoire congolais imitant le style afro-cubain voit le jour, avec même un sabir espagnol auquel les mélomanes ne comprennent pas grand-chose. Mais cela participe du cosmopolitisme qui demeure la marque de fabrique de la rumba congolaise et explique aussi son succès qui perdure encore aujourd’hui sur tout le continent africain.

Dans le cadre de la guerre froide, Cuba mène une intense diplomatie culturelle avec les Etats africains nouvellement indépendant, notamment en formant des musiciens africains à La Havane et en envoyant des orchestres cubains tourner en Afrique.

© Pixabay

Bloc de texte

Dans l’autre sens, des artistes africains vont connaitre les faveurs du public cubain et des musiciens cubains trouver l’inspiration en Afrique.  « Au titre de la diplomatie culturelle, que la nation castriste déploie dans le cadre de la guerre froide avec les pays africains nouvellement indépendants, des échanges sont organisés, qui vont s’avérer féconds de part et d’autre », raconte l’anthropologue à l’Université Paris 8,  Elina Djebbari. Une dizaine de musiciens maliens est ainsi envoyée à Cuba pour se former, du milieu des années 60 au début des années 70. Sur place, ils vont constituer un orchestre baptisé Las Maravillas de Malí et remporter un vif succès à Cuba même et en Afrique, en africanisant le style cubain par l’ajout de paroles en français et en bambara ou par le thème des chansons. Leur titre le plus célèbre, Rendez-vous chez Fatimata, est un exemple typique de cette africanisation de formes musicales cubaines comme le chachacha. Symétriquement, les nombreux voyages de groupes cubains en Afrique, toujours au titre de cette politique de promotion de la révolution et du socialisme par l’échange culturel, ont fertilisé la musique cubaine. « La Orquesta Aragón, qui s’est beaucoup produit dans des tournées ouest-africaines, a nourri sa créativité et sa production au contact des musiques du continent, en créant un rythme, le chaonda, directement inspiré par cette expérience », précise la spécialiste. 
L’ouvrage, intitulé Cuba and Africa, 1939 – 1994 : Writing an Alternative Atlantic History, sera bientôt traduit en espagnol pour être accessible au public cubain.