L'eau des nappes qui remonte et inonde des quartiers, comme ici à Niamey, au Niger, illustre l'un des défis à relever pour la gestion durable de l'eau.

© Halidou Alassane Hado

Gestion de l'eau, un enjeu de développement durable

Mis à jour le 29.09.2022

Source de toute vie, l’eau est essentielle à notre santé, à notre bien-être et à notre dignité mais aussi au fonctionnement de nos écosystèmes et de nos sociétés. L’accès à l’eau est donc également synonyme de développement. Pourtant, de par le monde, l’eau est surexploitée, gaspillée et souillée à un rythme sans précédent. À l’occasion du 9e Forum mondial de l’eau qui a lieu à Dakar du 21 au 26 mars 2022, IRD le Mag’ fait le point sur les défis à relever pour préserver durablement cette ressource naturelle pas comme les autres. 

 

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Symbole de pureté, de fertilité et de vie, l’eau est une ressource à part. Indispensable pour nous désaltérer, nous laver, nous ressourcer mais aussi pour produire notre nourriture, elle l’est tout autant à nos sociétés. De l’eau, il en faut notamment pour générer de l’électricité, pour naviguer ou encore fabriquer nos vêtements et les produits manufacturés de notre quotidien. Cette précieuse ressource est pourtant menacée. Tandis que dans de nombreuses régions du monde, les réserves en eau sont surexploitées, ailleurs elles sont considérées comme acquises et gaspillées. Et malgré l’existence de systèmes ingénieux de partage de l’eau, partout les activités humaines détériorent sa qualité, au point de la rendre impropre à la consommation et aux cultures, voire néfaste pour l’environnement. Quant au changement climatique, il affecte de façon globale l’ensemble du cycle de l’eauPhénomène naturel qui correspond au transfert de l’eau entre les océans et les continents sous ces différentes formes : des précipitations à l’eau des rivières qui rejoint les océans avant de s’évaporer à nouveau pour former des nuages et recommencer un nouveau cycle. En conséquence, les précipitations diminuent par endroit, entretenant des sécheresses, alors qu’elles augmentent ailleurs et favorisent les inondations. Ces menaces qui pèsent sur ce précieux liquide et les risques liés à l’eau pourraient sérieusement compromettre les objectifs de développement durable (ODD) définis par les Nations unies, tout particulièrement au Sud. Rien que pour l’objectif nº6 qui vise notamment à garantir un accès à une eau propre pour tous d’ici à 2030, beaucoup de chemin reste à parcourir. Selon les dernières estimations des Nations unies, 2 milliards de personnes n’avaient toujours pas accès à l’eau potable à leur domicile en 2020. Et 771 millions d’entre elles devaient se déplacer à au moins trente minutes de leur domicile pour accéder à une eau sûre. Pire, plus de cent millions de personnes boivent de l'eau non traitée de mauvaise qualité (pathogènes, pollutions…). Face à ce sombre constat, il est donc urgent de gérer plus durablement cette ressource pour endiguer cette crise universelle de l’eau exacerbée par une population mondiale toujours plus nombreuse et un climat en pleine mutation.

 

Seulement 2,8 % de l'eau sur Terre est douce. Et encore moins est exploitable !

© 俊 何 de Pixabay

Chercheurs et chercheuses d’or bleu

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La planète bleue. Il y a tellement d’eau à la surface de la Terre qu’elle paraît bleue depuis l’espace. Près des trois quarts de la surface terrestre sont ainsi recouverts d’eau. Liquide, dans les océans, les mers, les lacs et étangs, les fleuves et autres rivières mais aussi dans le sol. Ou sous forme de glace et de neige, dans les glaciers, la banquise, les calottes glaciaires et au sommet de certaines montagnes. 

Les glaciers renferment 69% de l’eau douce sur Terre.

© IRD - Olivier Dangles

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Pourtant, seulement 2,8 % de toute cette eau  – 1,4 milliards de km3 – est douce et moins de 1 % est directement exploitable en surface ou dans des nappes phréatiquesRéserves d’eau, aussi appelées aquifères, situées sous la surface de la terre . En clair, l’eau douce est relativement rare. Plusieurs générations d’hydrologues se sont donc attelées à quantifier les ressources en eau sur le terrain en mesurant les débits et la profondeur des fleuves et des rivières, en évaluant les surfaces des mers intérieures et des lacs ou encore en sondant les sols à la recherche de réserves d’eaux souterraines. « Ces données sont essentielles pour appréhender toutes les facettes du cycle hydrologique », explique l’hydroclimatologue Fabrice Papa, directeur de recherche au sein de l’UMR LEGOS. La connaissance approfondie des ressources en eau que ces mesures apportent permet de mieux les gérer. Comme lorsqu’il s’agit de connaître le volume retenu par les barrages, et de l'attribuer en fonction des besoins domestiques, de l’agriculture et de l’industrie. Ces données sont tout autant précieuses pour réagir en cas d’inondations et tenter de les prévenir. Pourtant elles sont parfois ardues à obtenir, notamment dans les régions difficiles d’accès, comme la zone intertropicale et aux pôles, ou dans celles où l’insécurité (guerre, terrorisme…) peut régner. Depuis une trentaine d’années, des satellites sont mis à profit pour compléter ou combler depuis l’espace ce manque de mesures sur le terrain.

De l’eau depuis l’espace

 

Les satellites de la série Sentinel, de l’Agence spatiale européenne, dédiés à l’observation de la Terre et des océans, évoluent selon une orbite héliosynchrone à 786 km d’altitude et transmettent leurs données par laser à des satellites géostationnaires.

© DR

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« L’hydrologie spatiale est un outil fabuleux pour obtenir des données à grande échelle en démultipliant les points d’observation », s’enthousiasme Fabrice Papa. En fonction des instruments embarqués par les satellites, il est en effet possible d’évaluer les précipitations, de déterminer les niveaux et l’étendue des eaux de surface ou encore la quantité d’eau sur les continents. « Ces mesures permettent d’alimenter des questions de recherche concrètes, ajoute l’hydroclimatologue. En croisant les données de plusieurs satellites, nous avons ainsi pu montrer que le lac Tchad ne s’assèche plus comme dans les années 1970 et 1980 mais, qu’au contraire, il voit sa surface et sa capacité de stockage augmenter depuis 2003. » Ces résultats remettent en perspective le projet de détournement de l’Oubangui, un affluent du fleuve Congo, pour alimenter en eau cette oasis isolée au cœur du Sahara. 

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Outre les étendues d’eau, les satellites permettent aussi d’étudier les variations hydroclimatiques des grands bassins fluviaux, un des sujets de prédilection de Fabrice Papa. « Avec nos collaborateurs français et brésiliens, nous avons utilisé des données satellitaires pour évaluer la variation de la quantité d’eau contenue dans les nappes phréatiques du bassin amazonien. Une première ! » Aujourd’hui, ce chercheur se penche notamment sur le bassin du Congo qui s’étend sur près de quatre millions de kilomètres carrés répartis dans dix pays et présente environ 25 000 kilomètres de voies navigables. « C’est le deuxième plus grand bassin fluvial du monde après celui de l’Amazone mais seulement une dizaine de stations de mesures sont opérationnelles, déplore l’hydroclimatologue. Très peu de données sur son débit actuel et son évolution future sont donc disponibles. » Pour y remédier, l’Agence française de développement (AFD) s’est associée à la Commission internationale du bassin du Congo-Oubangui-Sangha (CICOS) et au Centre national d’études spatiales (CNES) pour monter un projet dont un des objectifs est d’utiliser les données satellitaires pour le suivi hydrologique de cet immense bassin loti au sein de forêts tropicales difficiles d’accès. « Les satellites permettraient d’obtenir 2 300 points de mesure sur le fleuve en temps quasi réel », déclare le chercheur. Outre une meilleure compréhension du système hydrologique du bassin, les données générées pourraient aussi être utilisées afin de créer des outils d’aide à la décision pour la navigabilité ou la gestion des ressources.

SWOT : nouvelle donne pour l’hydrologie spatiale

Fruit d’une collaboration entre la NASA et le Centre national d’études spatiales (CNES), SWOT, pour Surface water and ocean topography (« Topographie des eaux de surface et des océans »), est une mission spatiale qui promet de révolutionner l’hydrologie. « La communauté scientifique attend avec impatience son lancement en fin d’année 2022 car SWOT est le premier satellite dédié à l’étude des eaux de surface, précise Fabrice Papa, membre de l’équipe scientifique du projet et coordinateur du groupe de travail dédié à l’hydrologie des rivières. Grâce à un altimètre qui observe une large surface avec une résolution spatiale très fine d’environ cent mètres, SWOT permettra de déterminer les variations spatio‑temporelles des hauteurs d’eau continentales, mais aussi leurs étendues et leurs débits, avec une précision inégalée. » Vivement sa mise en orbite !

 

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Apporter de l’eau au moulin de la recherche

En plus des difficultés liées à l’accessibilité, certaines données hydrologiques existent mais ne sont néanmoins pas disponibles pour des questions de souveraineté des États, de confidentialité ou encore par manque de moyens. Cette situation touche particulièrement l’Afrique qui pâtit déjà d’un faible réseau de stations de mesures hydrologiques. La mise en ligne en 2020 de la base de données hydrologiques ADHI, pour African database of hydrometric indices (« Base de données africaine des indices hydrométriques »), pallie en partie ce problème. « Ce référencement sans équivalent en Afrique met à la disposition de la communauté scientifique des données actuelles et historiques de près de 1 500 stations de mesure reparties sur la majorité du continent africain », précise Yves Tramblay, hydrologue de l’UMR HSM et responsable de cette base de données. Réalisé par l’IRD avec le concours des services nationaux de plusieurs pays africains, de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et du Global runoff data centre (« Centre mondial de données sur le ruissellement ») (GRDC), ADHI est l’aboutissement d’un effort collaboratif de plusieurs générations d’hydrologues ; certaines mesures remontent en effet aux années 1950. « Ces données peuvent alimenter des questions de recherche et ainsi contribuer à améliorer les connaissances hydrologiques sur le continent africain », ajoute le chercheur. Hébergée par DataSuds, l’entrepôt de données de l’IRD, ADHI a d’ailleurs déjà été téléchargée par plus de 2 200 utilisateurs du monde entier.

 

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Indispensables pour appréhender le niveau actuel des ressources en eaux, les données hydrologiques sont aussi importantes pour comprendre comment celles-ci ont évolué par le passé et anticiper leur devenir dans un contexte où l’évolution du climat s’accélère. C’est d’ailleurs un des objectifs du projet Cycle de l’eau et changement climatique (CECC) qui entend fournir des scénarios d’anticipation sur la disponibilité des ressources en eaux au Sahel et dans les Andes tropicales ; deux régions où le cycle de l'eau est fortement impacté par la hausse globale des températures. « À l’aide de modèles hydrologiques et météorologiques, nous allons simuler l’évolution des eaux de surface et souterraines de certaines zones de ces régions jusqu’à l’horizon 2100 », précise Benjamin Sultan, climatologue de l’UMR Espace-DEV. Les secteurs dans la ligne de mire des chercheurs sont la ville de Dakar au Sénégal, le cours moyen du fleuve Niger, le lac Titicaca et le haut-bassin de la rivière Beni située à l’ouest de la Bolivie. Les résultats de ce projet initié en juillet 2021 et financé pour quatre ans par l’AFD et l’IRD seront mis à disposition des décideurs, des gestionnaires mais aussi du monde académique à travers un portail web. « Des outils d’aide à la décision seront par ailleurs développés pour faciliter la gestion des ouvrages hydrologiques mais aussi pour anticiper les risques de sécheresse et d’inondations dans ces régions déjà vulnérables », ajoute le chercheur.

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  • Yves Tramblay, Nathalie Rouché, Jean-Emmanuel Paturel, Gil Mahé, Jean-François Boyer, Ernest Amoussou, Ansoumana Bodian, Honoré Dacosta, Hamouda Dakhlaoui, Alain Dezetter, Denis Hughes, Lahoucine Hanich, Christophe Peugeot, Raphael Tshimanga et Patrick Lachassagne, ADHI: the African Database of Hydrometric Indices (1950–2018), Earth System Science Data [13(4):1547–1560], 15 avril 2021 ; doi:10.5194/essd-13-1547-2021

  • Simon Pierrefixe

Les inondations qui ont ravagé la Thaïlande de juillet à novembre 2011 ont été provoquées par une succession de typhons.

© IRD

Que d’eau ! Que d’eau ! Que d'eau !

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L’eau, porteuse de vie, peut se métamorphoser en un élément destructeur. Crues, inondations et glissements de terrains sont autant de catastrophes naturelles causées par un excès de pluies. Selon le bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophes (UNDRR) Rapport « Le coût humain des catastrophes - Un aperçu des 20 dernières années 2000-2019 » paru en 2020 https://reliefweb.int/report/world/human-cost-disasters-overview-last-20-years-2000-2019 1, le nombre de désastres liés aux inondations a augmenté de 134 % depuis 2000 par rapport aux deux décennies précédentes. Et les prévisions du GIEC ne sont guère rassurantes. « Même les scénarios les plus optimistes suggèrent un renforcement des évènements climatiques extrêmes dans les années à venir avec notamment une intensification des précipitations », rapporte le climatologue Benjamin Sultan, auteur contributeur au sixième rapport d'évaluation du GIEC qui sera finalisé en cette fin d'année 2022.

Les variations du régime hydrologique menacent certaines activités humaines, comme le fonctionnement de ce barrage d’irrigation dans la vallée du Tafilalet au Maroc, à sec.

© IRD - Thierry Ruf

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Ce sombre futur est déjà à l’œuvre dans certaines régions du monde, au Sahel par exemple. « Dans cette région semi-aride, le cumul pluviométrique augmente depuis le début des années 2000 mais le nombre de jours pluvieux reste stable ; ce sont les pluies qui sont plus intenses, fait remarquer le spécialiste. Un des mécanismes climatiques en action est la relation de Clausius-Clapeyron qui indique que la quantité maximale d’eau sous forme vapeur augmente avec la température. Pour chaque degré supplémentaire, le contenu effectif en vapeur d’eau augmente en moyenne de 7 %. C'est cet excès d’humidité dans l’atmosphère qui occasionne des pluies plus intenses. » Or, la réduction du couvert végétal naturel et l’intensification agricole au Sahel a mis nombre de sols à nu. «En cas de précipitations intenses, ces terres sont alors plus sensibles à la formation d’une croûte de battanceCroûte superficielle compacte formée par l'action des gouttes de pluie et le fractionnement des agrégats à la surface du sol. La formation de croûtes entraîne une baisse de l'infiltration de l'eau dans le sol et ainsi une augmentation du ruissellement. qui imperméabilise les sols et amplifie d’autant le risque d’inondation par ruissellement des eaux de pluie », ajoute Benjamin Sultan. Avec toutes les conséquences que cela implique pour les populations, les cultures et le bétail ou encore les infrastructures.

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    Des crues plus nombreuses

    Lorsqu’elles s’abattent sur un bassin versantZone géographique qui draine l’ensemble des eaux d’un cours d'eau et de ses affluents, ces pluies intenses peuvent aussi occasionner des crues en aval. Celles-ci peuvent se révéler particulièrement destructrices et meurtrières (voir aussi Encadré). Ainsi entre 1950 et 2019, les crues fluviales sur le continent africain ont affecté 82 millions de personnes et environ 27 000 décès ont été recensés selon la base de données internationale sur les catastrophes naturelles (EM-DAT). Mais en y regardant de plus près, ces chiffres sont inégalement répartis. Près des trois quarts de ces décès ont en effet eu lieu depuis les années 1990. La base de données ADHI explique en partie pourquoi. « Une analyse fine des données hydrologiques de près de 900 stations de mesure sur cette période montre une augmentation des crues fluviales en Afrique de l’Ouest et en Afrique australe à partir des années 1980 », indique Yves Tramblay qui a supervisé ces travaux. 

    Eau pluviale en crue à l’aval d'un bassin de rétention, Riviera Bonoumin (Cocody, Abidjan, Côte d'Ivoire)

    © IRD - Luc Séguis

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    La pluviométrie plus importante, notamment à cause d’épisodes de pluies orageuses, joue un rôle important dans l’augmentation de la fréquence de ces évènements extrêmes. Mais, comme dans le cas des inondations par ruissellement, le changement d’occupation des sols exacerbe le risque de crues. « Les zones urbaines et certaines terres agricoles retiennent peu l’eau de pluie qui vient alors gonfler les cours d’eau », précise l’hydrologue. Pour autant, des travaux complémentaires de Yves Tramblay, fondés là encore sur des données de ADHI, confirment l’importance d’un autre facteur dans l’apparition d’inondations fluviales : l’humidité des sols. « En comparant la saisonnalité de plus de 11 000 crues recensées entre 1981 et 2018 dans environ 400 stations de mesures du continent africain, nous avons montré que l’humidité des sols est un facteur statistiquement plus prépondérant dans le déclenchement des crues que les précipitations annuelles maximales. » Les sols gorgés d’eau empêchent en effet l’infiltration des eaux de pluies et favorisent leur ruissellement. « Bien sûr, sans précipitations, il n’y aurait pas de crues mais l’humidité des sols module l’impact des pluies et donc l’occurrence, ou non, de crues », précise le chercheur.

    Anticiper les crues au Maroc

    Les systèmes de prévisions des inondations fluviales font encore cruellement défaut en Afrique alors qu’ils peuvent sauver des vies. Au Maghreb, par exemple, « les crues ont fait deux fois plus de victimes qu’en Europe du Nord ces dernières décennies », affirme Yves Tramblay. Les vallées encaissées du Haut Atlas marocain, comme celle de la rivière Ourika, au sud de Marrakech, sont ainsi régulièrement touchées par des crues de courtes durées mais très soudaines. « L’inondation du 17 août 1995 a particulièrement marqué les esprits », relate El  Mahdi El Khalki, enseignant-chercheur en hydrométéorologie à l’Université polytechnique Mohammed VI de Ben Guerir, au nord de Marrakech. Dans la soirée de cette chaude journée d’été, un terrible orage a éclaté en amont du bassin de l’Ourika et des pluies diluviennes sont venues gonfler les eaux de la rivière. En une dizaine de minutes, son débit a été multiplié par un facteur 30. L’onde de crue a tout dévasté sur son passage. Le bilan fut très lourd : 289 victimes, plus de 200 hectares de terres agricoles ravagés, plus de deux mille têtes de bétail noyées et des dégâts estimés à environ 15 millions de dollars américains.

    « À la suite de cette catastrophe, un système d’alerte basé sur des observations de précipitations et de débits en temps réel a été mis en place. Mais son délai d’anticipation n’est pas suffisant pour réagir face à des crues éclairs comme celle de 1995 », déclare El Mahdi El Khalki qui travaille actuellement au développement d’un système de prévisions des inondations fluviales au niveau national. Le but est d’anticiper d’éventuelles crues 24 à 48 heures à l’avance. Sa thèse, co-encadrée par Mohamed El Mehdi Saidi, professeur de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech, et Yves Tramblay, a déjà montré la faisabilité d’un tel système dans la vallée de l’Ourika et un bassin versant proche, celui de la Rheraya. « Après avoir adapté des modèles hydrologiques et météorologiques au contexte marocain, nous avons réussi à simuler, à partir de données pluviométriques de la Direction générale de la météorologie (DGM), le débit de ces rivières lors de plusieurs épisodes de crues qui ont eu lieu dans ces bassins entre 2014 et 2016 », précise le chercheur. Ces travaux, réalisés dans le cadre du Laboratoire mixte international (LMI) TREMA qui porte sur la gestion durable de l’eau dans les bassins versants de la Méditerranée du Sud, ont été retenus par la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) du Maroc composée par le roi Mohammed VI pour la thématique « Changements climatiques et ressources naturelles : quelles réponses pour le Maroc de demain ? ».

    Publication
    El Mahdi El Khalki, Yves Tramblay, Arnau Amengual, Victor Homar, Romualdo Romero, Mohamed El Mehdi Saidi et Meriem Alaouri, Validation of the AROME, ALADIN and WRF Meteorological Models for Flood Forecasting in Morocco, Water [12(2):437], 6 février 2020 ; doi:10.3390/w12020437
     

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    Outre les inondations fluviales, les tempêtes et cyclones tropicaux, également appelés ouragans et typhons, devraient aussi gagner en intensité à la faveur du changement climatique. Ces dépressions puisent en effet leur énergie dans les océans qui se réchauffent avec la hausse globale des températures. Bien que les prédictions du GIEC soient moins tranchées que pour les pluies intenses, ce réchauffement des eaux pourrait non seulement donner naissance à des cyclones plus intenses mais aussi étendre leurs trajectoires vers des régions encore épargnées par ces cataclysmes. 

     

    Hangar de stockage d'une coopérative agricole détruit suite au passage du cyclone Idai (mars 2019) à Buzi, Mozambique.

    © IRD - Stéphanie Duvail

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    Nous devons donc nous attendre dans le futur à être témoins de nouvelles crises humanitaires comme celle provoquée en 2019 par le cyclone tropical Idai dans la province de Sofala au Mozambique. Le 15 mars de cette année-là, des vents atteignant des pointes à 205 kilomètres par heure ont créé une onde de tempêteMontée soudaine du niveau de l’océan causée par une tempête de 4,4 mètres de hauteur qui a déferlé sur le port de Beira, ravageant la ville et inondant ses alentours jusqu’à une vingtaine de kilomètres à l’intérieur des terres. Comme une double peine, les fleuves Bùzi et Pungwe, alimentés par les pluies diluviennes du cyclone, débordent de leur lit le 17 mars et aggravent une situation déjà catastrophique. 602 morts sont officiellement recensés au Mozambique et près de 110 000 personnes sont évacuées rien que pour le district de Búzi.

     

    © Copernicus Sentinel 1 Satellite – Wikipedia

    Le satellite Copernicus Sentinel-1 de l'Agence spatiale européenne a imagé le cyclone Idai, au Mozambique, le 19 mars 2019. Cette image montre l'étendue des inondations, représentées en rouge, autour de la ville de Beira.

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    « Bien que les inondations soient fréquentes dans cette région, l’accueil de réfugiés n’a pas été planifié », regrette Uacitissa Mandamule qui étudie les enjeux liés aux déplacements et à la réinstallation de ces sinistrés pour sa thèse en sociologie co-encadrée par Valérie Golaz, démographe à l'Institut national des études démographiques (INED) et Stéphanie Duvail, géographe de l’UMR PALOC. Ainsi, le district de Búzi compte treize centres de réinstallation avec un total de 6 662 ménages, dont 2 000 d'entre eux à Guara-guara, une localité à une quinzaine de kilomètres en amont du delta de Bùzi. « Ces réfugiés se retrouvent dans une ville dépourvue d’activités économiques et éloignés de leur moyen de subsistance principal, la culture du riz dans la plaine inondable », poursuit la doctorante. Ce déplacement de population engendre aussi des tensions avec les habitants de Guara-guara. « Les populations locales n’ont pas été pas consultées et sont à leur tour privées de ressources car les réfugiés ont été installés sur des terres utilisées pour l’élevage et l’agriculture. » 

    Camp d'hébergement à Guara-guara, deux mois après le cyclone Idai en mai 2019

    © Uacitissa Mandamule

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    Lors des entretiens réalisés pour sa thèse avec le soutien de la Jeune équipe associée à l'IRD (JEAI) ITANGO-MOZ sur la gouvernance des ressources naturelles au Mozambique, Uacitissa Mandamule s’est rendue compte que ces réfugiés n’envisagent pas de migrer de façon définitive : « Ils sont très attachés à leur terre et ont appris à vivre avec les inondations à travers des stratégies d’adaptation. » De nouvelles zones de production agricole pour le maraîchage, la culture de l’arachide et celle du manioc ont ainsi été mises en place sur des terrains plus élevés. Ils continuent aussi de cultiver du riz dans la plaine mais avec des variétés plus résistantes aux inondations. Pour autant, le devenir de ces réfugiés climatiques reste très incertain. De nouvelles inondations, avec leur lot de décès, de déplacés et de réinstallés, ont en effet touché le delta de Bùzi en février 2020, d’autres encore en 2021 à la suite du passage du cyclone Éloïse et en début d’année 2022 à cause de la tempête tropicale Ana.

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    Les pieds dans l’eau

    Certaines inondations ne sont pas soudaines, violentes et cataclysmiques mais se forment à bas bruit. C’est le cas des remontées de nappe phréatique, comme celle qui touche Niamey, au Niger. « Les premiers signes d’inondations sont apparus au milieu des années 1990 dans le quartier Dar Es Salam », rapporte Halidou Alassane Hado, doctorant nigérien en hydrogéologie qui s’intéresse aux différents types d’inondations qui touchent la capitale du Niger. Depuis quelques années le phénomène prend de l’ampleur. « Aujourd’hui quatre quartiers de la ville sont affectés par ce type d’inondation tout le long de l’année. Certaines maisons ont littéralement les pieds dans l’eau », déplore Halidou Alassane Hado. Or, l’humidité qui s’accumule fragilise les maisons et force de nombreux habitants à quitter leurs biens. Certains bâtiments s’effondrent tout bonnement. Les mares d’eaux stagnantes sur les parcelles inondées contribuent par ailleurs à la transmission de maladies diarrhéiques et profitent aux vecteurs de maladies parasitaires comme le paludisme. 

    Maison inondée du quartier Sonuci de Niamey

    © Halidou Alassane Hado

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    « La remontée de la nappe est aussi à l’origine d’une contamination des eaux souterraines à travers leur interrelation avec les eaux de surface », ajoute le jeune chercheur. Sa thèse, encadrée par Mahaman Moustapha Adamou, maître des conférences en génie de l'eau et de l’environnement à l’Université Abdou Moumouni de Niamey, et réalisée avec le soutien logistique et académique de l’IRD, a aussi permis de révéler l’étendue de la montée des eaux de la nappe dans différents points de la ville. « En comparant les données rapportées dans les années 1960 aux mesures faites aujourd’hui, nous estimons que la nappe a remonté de quarante mètres dans le nord ouest de la ville. » En cause, « l’augmentation de la pluviométrie observée depuis une vingtaine d’années mais aussi la géologie du bassin, où des zones argileuses proches de la surface empêchent l’infiltration des eaux de pluie plus en profondeur. L’urbanisation galopante de la ville et la déforestation qui en résulte sont aussi des facteurs à prendre en compte. « Alors qu’en 1954, Niamey ne couvrait que 2,5 % du bassin de la Gounti Yéna, un affluent du fleuve Niger, le centre urbain s’étend aujourd’hui sur 87 % de ce bassin. Sur la même période, le couvert végétal est passé de 94 à 7 %. » Malgré ses impacts socio-économiques et sanitaires, la remontée de la nappe est négligée par les autorités locales. « Mais si rien n’est fait, il est très probable que d’autres quartiers soient touchés à leur tour », estime Halidou Alassane Hado. Pourtant des solutions existent. « Il est possible de drainer la nappe vers le fleuve Niger et d’installer des stations de pompage pour assécher les mares. À plus long terme, restaurer la ceinture verte de Niamey en plantant des essences d’arbres hydrophiles permettrait qu’une partie des eaux de pluie soit pompée avant d’atteindre la nappe. »

    Assèchement du sol dans la vallée du Tafilalet au Maroc.

    © IRD - Thierry Ruf

    Bien plus qu’un manque d’eau

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    Alors que par endroit, les nappes débordent, d’autres régions voient leurs réserves en eau s’assécher. Les prélèvements d’eau ont en effet plus que doublé depuis les années 1960 selon l’Institut des ressources mondiales (WRI). Et certains pays puisent dans leurs ressources en eaux souterraines au-delà de leur renouvellement. En 2019, un rapport du WRI basé sur les données de son portail Aqueduct estimait qu’un quart de la population mondiale vivait dans des régions exposées à un stress hydriqueSituation dans laquelle la demande en eau dépasse les ressources disponibles  extrêmement élevé. Les régions les plus touchées sont l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient jusqu’au nord-ouest de l’Inde. Certains spécialistes parlent même d’une « diagonale de la soif » du Maroc à la Chine. Mais la surexploitation des eaux souterraines touche aussi de nombreux pays du sud de l’Europe, le sud de l’Afrique, le Chili ou encore le sud des États-Unis. « Cette crise invisible a des impacts sur l’ensemble du cycle de l’eau et occasionne un lent dessèchement de l’environnement qui menace les écosystèmes », déplore François Molle, hydrogéographe au sein de l’UMR G-EAU. Les eaux souterraines soutiennent en effet le débit des cours d’eau et la viabilité des zones humides. « La surexploitation des nappes phréatiques exacerbe aussi les problèmes d’équité vis-à-vis de l’accès à l’eau », ajoute le spécialiste des questions de gouvernance de l’eau. Lorsque les réserves des aquifères superficiels sont épuisées, il faut en effet creuser de plus en plus profond pour pomper de l’eau. Cette « course au pompage » met en danger la viabilité de l’irrigation pour les populations les plus démunies qui ne peuvent pas investir dans des puits profonds. « Malheureusement ni les États ni les usagers eux-mêmes n'ont vraiment réussi à mettre en place des règles assurant la durabilité de cette ressource  », regrette le spécialiste. Pour couronner le tout, le changement climatique devrait accentuer le déficit pluviométrique qui touche déjà les régions les plus affectées par ces pénuries en eau. Le nombre et la durée des épisodes de sécheresse ont d’ores et déjà augmenté de 29 % depuis 2000 par rapportRapport « Le coût humain des catastrophes - Un aperçu des 20 dernières années 2000-2019 » paru en 2020 https://reliefweb.int/report/world/human-cost-disasters-overview-last-20-years-2000-2019 1 aux deux décennies précédentes selon le bureau des Nations unies pour la réduction des risques de catastrophes (UNDRR).

     

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      Bangkok sous la mer

      L’effet combiné de la surexploitation des eaux souterraines et du changement climatique met aussi en péril la résilience de nombreuses villes côtières, notamment en Asie du Sud-Est. C’est le cas de Bangkok qui s’affaisse petit à petit au point d’être menacée par l’élévation du niveau de la mer. « Ce phénomène d’affaissement appelé subsidence est causé par le poids du sol et du bâti de la ville sur des couches sédimentaires fragilisées par l’extraction massive des eaux souterraines, explique Thanawat Bremard, doctorant de l’UMR G-EAU et de l’Université Chulalongkorn de Bangkok. La capitale thaïlandaise s’est en effet développée sur la partie géologiquement récente du delta du Chao Phraya dont les sédiments ne sont pas encore compactés. »

       

      Affaissement différentiel sous un pont bordant le parc industriel de Lad Krabang dans l'est de Bangkok (22 mai 2020). Les grands bâtiments ainsi que les ponts ont des piliers qui reposent sur une couche de sable plus stable.

      © Thanawat Bremard

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      Identifié depuis les années 1960, le tassement de la ville s’est aggravé dans les décennies suivantes. Des affaissements de dix centimètres par an en moyenne ont ainsi été mesurés dans les années 1970 et 1980. « À cette époque, les eaux souterraines étaient utilisées pour un usage domestique mais aussi pour le développement économique de la ville porté par des industries gourmandes en eau : l’agroalimentaire, l’industrie textile et chimique ainsi que les fabricants de composants électroniques », précise le jeune chercheur dont la thèse, encadrée par François Molle, traite de la gouvernance urbaine de l’eau à Bangkok. Pour limiter l’affaissement de la ville, les autorités locales ont réagi par des mécanismes économiques comme l’instauration de taxes sur les eaux souterraines et en interdisant leur exploitation dans les zones les plus critiques. Le réseau de distribution d’eau potable alimenté par le Chao Phraya a aussi été étendu et densifié. Des digues et des pompes ont été mises en place pour contrôler les inondations. De nouveaux plans d’aménagement du territoire ont par ailleurs contribué à la délocalisation des industries vers la périphérie de la ville. Aujourd’hui, l’affaissement de Bangkok s’est stabilisé à environ un centimètre par an en moyenne. Mais Thanawat Bremard doute que cela soit suffisant pour écarter toute menace d'inondation : « le pompage illégal des eaux souterraines existe toujours et peu de contrôles sont effectués faute de moyens. L’affaissement se poursuit donc inexorablement. Or, le 6e rapport du GIEC estime que le niveau moyen global de la mer montera de 40 à 81 centimètres d’ici 2100 dans le golfe de Thaïlande. » De quoi faire prochainement resurgir le spectre des grandes inondations de 2011 qui avaient submergé plus d'un cinquième de la ville.

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      Un littoral fragilisé

      En surface, la situation n’est guère plus réjouissante. Dans certaines régions, la surexploitation de l’eau des fleuves et rivières est telle que certains cours d’eau deviennent intermittents, voire n’atteignent plus la mer. C’est le cas par exemple de la Moulouya, un des plus longs fleuves du Maroc, qui, à cause des retenues d’eau sur son parcours et de la sécheresse, ne se déverse plus dans la Méditerranée depuis la fin de l’année 2021. Les retenues d’eau comme les barrages ont un autre effet pervers, cette fois sur le littoral. « Les côtes sont en équilibre entre les apports de sédiments depuis les cours d’eau et les courants marins qui modèlent le littoral. Mais cet équilibre côtier a été rompu par les barrages qui empêchent l’apport de sédiments fluviaux sur les côtes », explique Gil Mahé, hydrologue de l’UMR HSM en poste à l’Institut national des sciences et technologies de la mer (INSTM) à Carthage en Tunisie. Ces ouvrages hydrauliques retiennent en particulier les éléments les plus grossiers, les sables, qui constituent l’essentiel des plages. Privées de ces alluvionsDépôt de sédiments transportés par les cours d’eau, les côtes s’érodent inéluctablement et la mer pénètre plus loin à l’intérieur des terres. 

      © IRD - Gil Mahé

      Littoral du golfe nord de Tunis : le lido de la lagune de Ghar El Mellah dont les arbustes avalés par le sable témoignent du recul rapide du trait de côte.

      Régulateur installé sur le canal de Rocade, dans la région du Haouz, près de Marrakech au Maroc. L'eau, extrêmement chargée en sédiments en raison de la forte érosion des bassins versants, génère des problèmes de coûts de nettoyage et d'entretien du canal

      © IRD - Francois Molle

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      Ce phénomène est particulièrement présent sur le littoral des pays du Maghreb qui ont construit de nombreux barrages ces cinquante dernières années pour assurer les besoins en eau d’une population urbaine croissante ainsi que pour l’irrigation des terres agricoles et la production d’énergie. « L’analyse de carottes de sédiments prélevées en aval des barrages de la Medjerda montre que ce fleuve n’apporte plus de sable au littoral du golfe de Tunis depuis plus de 40 ans. » Des résultats similaires ont été obtenus sur des fleuves marocains, comme le Bouregreg qui finit sa course à Rabat, ou encore sur l’un des plus grands fleuves du Maghreb, le Wadi Cheliff, qui sillonne l’ouest algérien depuis les hauteurs de l’Atlas. Dans ce dernier cas, une étude de la JEAI Jeune équipe de l’école nationale supérieure d’hydraulique de Blida (JEENS) révèle qu’entre 1968 et 2010, les barrages ont intercepté environ 71 % du volume total de sédiments déchargés par le Wadi Cheliff.

      Route fortement endommagée par l'érosion du littoral dans la région de Tunis.

      © IRD - Makrem Mandhouj

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      Outre une augmentation du risque de submersion marine liée à l'élévation du niveau des mers, les conséquences du retrait côtier sur le littoral peuvent être considérables. « Dans la baie de Tunis, par exemple, le recul du trait côtier dans certaines zones atteint vingt mètres par an », constate amèrement Gil Mahé. De nombreuses infrastructures – routes, habitations, digues – sont d’ores et déjà grignotées par les flots qui gagnent inexorablement du terrain. Les plages de sable pourraient même disparaître de la côte sud de la Méditerranée. Un désastre pour les pays maghrébins qui tirent une partie importante de leurs revenus du tourisme balnéaire. Mais la rétention d’alluvions par les barrages affecte aussi les écosystèmes marins et indirectement les pêcheurs locaux dont les prises perdent en qualité et en quantité.

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      Une note salée

      En surface ou dans les nappes, la surexploitation de l’or bleu peut aussi occasionner un phénomène de salinisation des sols, notamment en zone côtière. Par exemple, lorsque le débit d’un fleuve est insuffisant, l’eau de mer peut s’introduire dans son embouchure. Le front de sel, c’est-à-dire la frontière entre les eaux douces continentales et les eaux salées marines, progresse alors vers l’intérieur des terres et contamine par diffusion les sols qui deviennent impropres à l’agriculture. Par ailleurs, la surexploitation des aquifères côtiers peut également entrainer une augmentation de la salinité des eaux souterraines. « Près des côtes, l’eau douce contenue dans les dépôts sédimentaires repose sur l’eau salée, plus dense , explique le géochimiste Jean-Denis Taupin de l’UMR HSM, responsable du Laboratoire mutualisé d’analyse des isotopes stables de l’eau (LAMA) de Montpellier. Mais le pompage massif de l’eau douce perturbe cet équilibre et peut entraîner une intrusion marine dans la nappe qui a des conséquences sur la qualité chimique de l’eau et donc sa potabilité. » Ces phénomènes sont aggravés par l’augmentation du niveau de la mer et risquent de mettre en péril la viabilité de certaines zones côtières, comme le delta du Bengale.

       

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      L’irrigation peut aussi contribuer au processus de salinisation comme le confirment plusieurs études hydrogéologiques de petits bassins versants de la région de Bizerte, dans le nord de la Tunisie. « Leurs eaux souterraines localisées près des côtes présentent des concentrations en sels minéraux pouvant atteindre dix fois la teneur conseillée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Des intrusions marines étaient naturellement suspectées d’être à l’origine de cette salinité très élevée, explique Jean-Denis Taupin qui travaille depuis plusieurs années sur les aquifères de la côte sud de la Méditerranée. Pourtant des mesures précises des niveaux des nappes côtières ont exclu cette hypothèse. » D’où venait cette salinité qui menace la viabilité de l’agriculture dans cette région ? Des analyses chimiques poussées ont justement pointé du doigt une origine agricole de cette minéralisation excessive de l’eau. En réalité, « les conditions géologiques locales font que les eaux souterraines de la région sont déjà assez minéralisées. Lorsque cette eau est utilisée pour l’irrigation, une partie est pompée par les plantes, l’autre s’évapore mais les sels restent, soit dans les sols soit dans l’excès d’eau qui n’a pas été absorbé par les plantes et retourne à la nappe », explique le chercheur. C’est cette réintégration d’une eau d’irrigation plus concentrée en sels minéraux qui, sur des dizaines d'années, entraine une salinisation plus importante de l’aquifère. » Dans le cas de ces bassins, un autre effet vient accentuer cette minéralisation : « dans les plaines alluviales situées près des côtes, le niveau des nappes est tellement proche de la surface qu’une fraction de leurs eaux s’évaporent naturellement, ce qui mécaniquement augmente la concentration minérale. » Or, ces phénomènes pourraient à terme menacer la sécurité alimentaire mondiale : environ 1,5 millions d’hectares de terres agricoles sont en effet abandonnés chaque année à cause de la salinisation des sols selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la FAO.

      Paysage après le passage des mineurs. Les orifices constituent un danger pour les enfants. Les sols sont pollués par les résidus miniers souvent concentrés en éléments métalliques toxiques (arsenic, plomb…).

      © IRD - Jacques Gardon

      Une ressource contaminée

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      L’eau qui nous est si précieuse n'est jamais vraiment pure. Elle contient généralement de nombreux éléments chimiques, en premier lieu des sels minéraux. « La salinisation des eaux souterraines est d’origine naturelle dans 95 % des cas, estime Jean-Denis Taupin. Sous l’action de l’eau et du dioxyde de carbone, les sels minéraux contenus dans les sols se solubilisent et sont acheminés jusqu’aux nappes phréatiques. Ainsi les aquifères côtiers du Maghreb ont naturellement une forte charge saline en raison de la présence d’évaporitesDépôt sédimentaire constitué ou contenant des sels minéraux qui se forme à la suite d'une forte évaporation dans les formations géologiques superficielles. » En quantité raisonnable, la plupart des sels minéraux n’ont pas d’impact majeur sur la qualité et la potabilité de l’eau ; certains sont même indispensables au bon fonctionnement de notre organisme. Mais des éléments relativement courants dans les eaux souterraines peuvent poser des problèmes sanitaires. Le fluor, par exemple, allié de notre santé dentaire, provoque des intoxications à des concentrations élevées. « Une exposition faible sur le long terme peut aussi déclencher une fluorose osseuse qui fragilise les os », ajoute Jacques Gardon, médecin épidémiologiste de l’UMR HSM. Les régions les plus touchées par ce risque sont le Moyen-Orient et l’Asie mais aussi l’Afrique dont certains bassins géologiques contiennent des sels de fluor.

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      L’arsenic est un autre élément chimique naturellement présent à des concentrations élevées dans certaines eaux souterraines, notamment au Bangladesh, en Chine, en Inde, en Amérique du Sud, aux États-Unis, au Mexique mais aussi en France, en Lorraine par exemple. « Plus de cent millions de personnes sont concernées par l’exposition à l’arsenic », précise le chercheur qui consacre une partie de ses recherches à l’impact de ce métalloïdeélément chimique qui présente à la fois des propriétés métalliques et non-métalliques  sur la santé. Bien que certaines populations semblent avoir développé une certaine adaptation, les risques sanitaires associés à la consommation régulière d’une eau arséniée sont connus. « Les lésions cutanées sur la paume des mains et la plante des pieds sont les premiers signes d’une exposition qui peut aboutir à terme au développement de cancers, de la peau notamment, mais aussi à une augmentation du risque de maladies cardiovasculaires et de diabète. L’arsenic a également un impact sur le développement cognitif et sur l’immunité des nourrissons et des enfants », détaille le médecin.

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      Ces signes cliniques, Jacques Gardon les a notamment observés dans la ceinture de roches vertes d'Afrique de l’Ouest, en particulier dans le nord du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire. « Le développement de l’orpaillage artisanal y attirent des populations en quête de nouvelles sources de revenus. Pour satisfaire leurs besoins croissants en eau, celles-ci creusent des puits en profondeur sans savoir si l’eau est de bonne qualité. » Or, cette formation géologique contient de nombreux sulfures métalliques comme l’arsénopyrite qui, en se dégradant, répandent de l’arsenic dans les nappes phréatiques et dans les sols. « Dans certains puits, nous avons relevé des concentrations de 1 milligramme par litre soit 100 fois la dose maximale recommandée par l’OMS, déplore le médecin. C’est une véritable catastrophe sanitaire pour ces populations qui n’ont pas conscience des risques. » En effet, l’eau arséniée est limpide et n’a ni goût ni odeur particuliers. Rien qu’au Burkina Faso, 500 000 personnes sont exposées à cette eau naturellement contaminée. Avec ses collaborateurs, Jacques Gardon s’est évertué à révéler le danger que pose ces eaux souterraines auprès des populations affectées tout en identifiant les puits les moins contaminés pour limiter l’exposition à ce poison invisible. « Malheureusement, la situation sécuritaire actuelle dans le nord du Burkina Faso ne nous permet pas d'y poursuivre nos recherches. »

      Orpaillage, le risque arsénié

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      L’impact des activités humaines

      Mais ce sont bel et bien les humains et leurs activités qui menacent la qualité de l’eau à un rythme sans précédent. Selon les Nations unies, plus de 80 % des eaux usées du monde toute origine confondue sont rejetées dans l’environnement sans traitement. Cela peut atteindre 95 % dans les pays ne disposant pas d’infrastructures d’épuration. Le secteur minier est tout particulièrement concerné. Déjà gourmande en eau, notamment pour le traitement des minerais, l’activité minière produit aussi des quantités importantes de déchets qui menacent les ressources de ce bien précieux, parfois pour des milliers d’années. Ces résidus contiennent en effet de nombreux composés sulfurés qui produisent de l’acide sulfurique lorsqu’ils sont exposés à l’eau et à l’air. « Les eaux de drainage de mines sont très acides et riches en éléments métalliques toxiques. Bien qu’elles ne soient pas consommées par les populations, elles ont des répercussions énormes sur l’environnement, notamment sur le milieu aquatique, et peuvent contaminer les nappes phréatiques via la pollution des eaux de surface », explique Jacques Gardon qui, à travers le projet ToxBol, s’est intéressé à l’impact des pollutions polymétalliques à Oruro, une ville minière de l’Altiplano bolivien. Le mercure est aussi source de préoccupation. Utilisé par les chercheurs d’or, ce métal toxique permet en effet d’amalgamer les particules d’or mais représente une source de pollution importante de l’atmosphère et des cours d’eau comme l’a montré une étude menée par l'IRD dans le bassin du fleuve Oyapock, en Guyane française.

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      Toute la chaîne alimentaire est alors contaminée, mettant en péril la santé des populations locales. « Le mercure présente une toxicité importante sur les systèmes nerveux des mineurs exposés. Et l’exposition in utero altère profondément le développement cérébral des enfants », détaille le médecin. Outre le secteur minier, d’autres activités industrielles, comme la pétrochimie ou l’industrie textile, sont des sources de contamination des eaux souterraines. L’agriculture n’est pas en reste. Les résidus de pesticides et d’engrais, notamment les nitrates et les phosphates, se frayent un chemin jusqu’aux nappes phréatiques. Les micro-plastiques sont aussi retrouvés en abondance dans les cours d’eau, comme le confirment des travaux menés par l’IRD sur la rivière Saïgon, et s’infiltrent dans les aquifères. Quant aux eaux usées domestiques, elles sont la source de contaminants dits émergents, comme les médicaments, qui échappent aux traitements d’épuration courants. Une étude internationale à laquelle a participé l’IRD a ainsi mis en évidence la présence de traces d’anti-inflammatoires et de médicaments contre l’épilepsie dans les eaux de surface et souterraines du bassin versant de la Méfou qui alimente en eau Yaoundé, la capitale du Cameroun.

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      Les défis de l’assainissement

      Les eaux usées domestiques peuvent aussi être à l’origine d’une pollution microbiologique lorsqu’elles ne sont pas traitées. Deux milliards de personnes utilisent des points d’eau contaminés par des matières fécales d’après l’OMS. Or, la contamination des ressources en eaux par des pathogènes favorise la transmission de nombreuses maladies comme la diarrhée, la dysenterie, le choléra, la fièvre typhoïde ou encore la poliomyélite. Toujours selon l’OMS, l’accès à l’eau potable et à des services d’assainissement pourraient permettre d’éviter chaque année plus de 400 000 décès par des maladies diarrhéiques dont près de 300 000 enfants de moins de cinq ans. Mais le chemin est encore long. 3,6 milliards de personnes ne disposaient pas de systèmes d’assainissement à domicile en 2020 selon les Nations unies. Quelques 2,3 milliards d’entre elles ne possédaient même pas d’installations de base pour se laver les mains. Pire, 494 millions de personnes continuent à pratiquer la défécation à l’air libre, principalement en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est. Gérer l’assainissement est donc un défi important à relever, tout particulièrement dans les centres urbains des pays en développement qui n’ont pas les moyens d’étendre leurs réseaux d’assainissement pour faire face à une population en forte augmentation.

      Les eaux usées rejetées directement dans la rue, un problème de santé publique majeur au Sénégal.

      © IRD - Seydina Ousmane Boye

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      C’est par exemple le cas de Dakar, la capitale du Sénégal, dont la population a plus que doublé depuis les années 1990. « Depuis la grande sécheresse des années 1970, l’exode rural a contribué à la densification des centres urbains, comme celui de Dakar où des populations se sont installées dans des espaces périphériques sans planification d’ensemble ni de réseau d’assainissement, indique Fatimatou Sall, géographe et présidente de l’Association des jeunes professionnelles de l’eau et de l’assainissement du Sénégal (AJPEAS). La majeure partie des eaux usées y sont rejetées directement dans les rues et les espaces de vie avant de rejoindre la nature. Des systèmes d’assainissement autonomes ont bien été construits dans certaines habitations mais la gestion des boues de vidange de ces fosses septiques est entachée de mauvaises pratiques. « À cause du manque de stations d’épurations et des coûts, de nombreux vidangeurs manuels font des dépôts sauvages ou enfouissent ces boues dans des zones humides », regrette la géographe. Cela occasionne une contamination des ressources en eaux. « La Société nationale des eaux du Sénégal (SONES) a dû fermer les forages au niveau de la nappe à Thiaroye à cause de cette pollution microbiologique », rapporte Fatimatou Sall qui coordonne un projet de valorisation de la gestion des boues de vidange dans la zone des Niayes au Sénégal. Avec le soutien technique de l’Office national de l’assainissement du Sénégal (ONAS) et de Delvic, une entreprise sénégalaise spécialisée dans le traitement et la valorisation des boues de vidange, ainsi que l’appui financier du Service public de l’assainissement francilien (SIAAP) et du Partenariat français pour l’eau (PFE), ce projet porté par l'AJPEAS est en train d’établir un état des lieux de la gestion des boues de vidanges et des eaux usées dans les Niayes et d’analyser leurs impacts environnementaux et socioéconomiques. Cette bande côtière, qui va de Dakar à Saint Louis, abrite en effet une faune et une flore d’une grande richesse. Cette zone humide est aussi exploitée pour le maraîchage ce qui lui vaut le surnom de « grenier à légumes » du Sénégal. À terme, ce projet espère contribuer à valoriser cet écosystème fragile grâce à des solutions fondées sur la nature, c’est-à-dire, des actions visant notamment à protéger de manière durable des écosystèmes pour relever des défis de société, tout en assurant le bien-être humain et en produisant des bénéfices pour la biodiversité selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

      L'accroissement de la densité urbaine, ici dans le quartier de Ngor, à Dakar (Sénégal), un des nombreux paramètres qui incitent à une meilleure gestion de l'eau.

      © IRD - Seydina Ousmane Boye

      Vers une gestion plus durable de l’eau

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      Croissance démographique, urbanisation et modification d’usage des sols, changement climatique, surexploitation et pollution des ressources, la gestion de l’eau fait face à de nombreux défis. Certains d’entre eux peuvent être adressés par des solutions fondées sur la nature. 

      Filtre planté Ecolibri sur la corniche de Ouakam avec des papyrus et des fleurs de canas

      © FiltrePlante: https://filtreplante.com/

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      Par exemple, « les sols et les plantes peuvent minéraliser la matière organique contenue dans les eaux usées domestiques comme le font naturellement les berges des rivières », déclare Didier Orange, écohydrologue de l’UMR Eco&Sols. C’est sur ce principe connu de phytoépuration que repose le SmartCleanGarden Concept. « Les filtres plantés représentent une solution écologique, robuste et peu coûteuse qui élimine 99,99 % des pathogènes. » Ce dispositif d’épuration est en effet simplement constitué d’un massif de graviers drainé et isolé du sol sur lequel des végétaux sont plantés. À un rythme donné, les eaux usées brutes y sont répandues et l’action des rayons ultraviolets (UV) du soleil en élimine les pathogènes. Les eaux s’infiltrent ensuite dans les graviers où la matière organique est minéralisée avant d’être assimilée par les plantes. Après avoir apporté les premières preuves de faisabilité du concept à Hanoi avec le soutien de l’Académie des sciences au Vietnam (VAST), les partenairesl'entreprise Epurtek (epurtek.fr) et le laboratoire Ecologie fonctionnelle et environnement de Toulouse (www.eco.omp.eu)1 du consortium SmartCleanGarden cherchent aujourd’hui à améliorer l’efficacité de ces filtres plantés, notamment à travers le projet O’biom (Optimisation des filtres plantés par BIOdiversité augmentée : effet sur la Matière organique) sur la caractérisation du rôle de la biodiversité dans la minéralisation de la matière organique. « Comme dans la nature, l’augmentation de la biodiversité améliore l’efficacité de la bioremédiation et de la phytoépuration dans les filtres plantés. La macrofaune, les vers de terre en particulier, mais aussi une diversification des végétaux plantés pourraient donc faciliter la biodégradation de la matière organique des eaux usées », précise Didier Orange qui coordonne ce projet soutenu par le Labex Centre Méditerranéen de l’Environnement et de la Biodiversité (CeMEB).
       

      Le jardin maraîcher Tolou Keur arrosé par le filtre planté Ecolibri

      © FiltrePlante: https://filtreplante.com/

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      La solution technique des filtres plantés est déjà opérationnelle dans les centres urbains où les réseaux d’assainissement, et les moyens, sont limités. Mais le SmartCleanGarden Concept va au-delà d’un simple traitement des eaux usées domestiques. Il fait appel à un changement de paradigme : « il ne faut plus considérer les eaux usées comme un déchet mais comme un atout. Elles peuvent non seulement être utiles mais aussi économiquement rentables et actrices de la transition écologique », estime Didier Orange. C’est d’ailleurs le message qu’ont voulu transmettre en 2017 les Nations unies dans leur rapport annuel sur la mise en valeur des ressources en eau« Les eaux usées, une ressource inexploitée » Unesco pour ONU-Eau, 2017 1. Celui-ci soulignait le potentiel d’une gestion améliorée des eaux usées pour générer des avantages sociaux, environnementaux et économiques essentiels au développement durable. « Le SmartCleanGarden fait partie de ces solutions du monde nouveau pour assainir localement les eaux usées et les réutiliser sur place pour reverdir et embellir les villes, voire pour irriguer les cultures maraîchères des espaces urbains et périurbains. » Ainsi, à Dakar, l’ONG socio-environnementale Ecolibri a fait construire par la société sénégalaise FiltrePlante un filtre planté qui traite environ 10 m3 d’eaux usées chaque jour. L’eau récupérée est alors utilisée pour irriguer des arbres et un jardin maraîcher. 

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      Économiser l’eau agricole

      L’irrigation est justement un des secteurs d’activités les plus demandeurs en eau. Les cultures irriguées engloutissent en effet la majeure partie des usages en eau de l’agriculture qui représentent à eux seuls plus de 70 % des prélèvements à l’échelle de la planète. Dans les milieux arides et semi-arides, l’irrigation est indispensable pour faire face aux aléas des précipitations. En améliorant la productivité des terres par rapport à l’agriculture pluviale, elle permet par ailleurs de mieux rémunérer les agriculteurs. L’irrigation est aussi un élément clé de la sécurité alimentaire mondiale : seulement 20 % des terres cultivées sont irriguées mais elles produisent environ 40 % des denrées agricoles. Dans le monde, tout particulièrement au Sud, c’est l’irrigation de surface qui prédomine. Elle repose généralement sur des systèmes gravitaires qui acheminent l’eau aux cultures par gravité. « Ces techniques d’irrigation s’accompagne d'une artificialisation de l’environnement à l’échelle globale par la construction de retenues d’eau et de canaux », remarque Jean-Philippe Venot, géographe de l’UMR G-EAU. Des infrastructures certes nécessaires mais coûteuses et qui nécessitent une maintenance régulière. Par ailleurs, l’irrigation de surface prélève plus d’eau que les cultures n’en ont besoin. Pour l’économiser, d’autres techniques d’irrigation, comme le goutte-à-goutte, sont mises en avant, notamment par des bailleurs de fonds et des ONG. « Cette technique de micro-irrigation peut améliorer l’efficience de l’utilisation de l’eau mesurée au niveau de la parcelle par rapport aux systèmes gravitaires et limite la salinisation des sols. Mais de façon paradoxale, le goutte-à-goutte est susceptible de pousser à la consommation en eau en permettant d’exploiter des terres qui ne seraient pas cultivables sans cette technologie », tempère le géographe. Par ailleurs, « la micro-irrigation ne correspond pas forcément aux besoins des petites exploitations, notamment d’Afrique subsaharienne, et va souvent de pair avec la promotion d’un modèle entrepreneurial de l’agriculture qui soulève des enjeux d’équité. » Le coût de ces systèmes d’irrigation contribue en effet à une concentration des terres vers les plus grands exploitants et donc à la marginalisation des petits agriculteurs.

       

      © IRD-Jean-Philippe Venot

      Prek de la province de Kandal, au Cambodge, utilisé notamment pour l'irrigation.

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        Ces constats amènent à repenser l’irrigation. C’est pour accompagner cette réflexion qu’a été créé en 2013 le Comité scientifique et technique eau agricole (COSTEA) financé par l’AFD. « Ce réseau d’échange et d’expertise cherche à valoriser les connaissances sur l’irrigation pour les mettre à disposition des différents acteurs et décideurs des pays d’intervention de l’AFD, explique Jean-Philippe Venot qui est membre du conseil scientifique et technique du COSTEA. Son ambition est de développer des modalités de gestion de l’eau et de l’irrigation plus participative, plus durable et plus équitable. » Des projets sont en cours en Afrique de l’Ouest, au Maghreb, en Amérique du Sud ou encore en Asie du Sud-Est. 

        Irrigation localisée pour la culture de légumes dans les plains inondables de la province de Kandal au Cambodge.

        © IRD - Jean-Philippe Venot

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        Par exemple, dans les plaines inondables du Cambodge, « l’AFD vise à réhabiliter et à construire des infrastructures de contrôle de l’eau dans la « zone des preksCanaux d'irrigation et de drainage en terre dans le haut delta du Mékong au Cambodge datant de la période coloniale et utilisée pour l'irrigation mais aussi la pêche, le transport, la sédimentation, l'épandage de crue… » de la province de Kandal, située en amont du delta du Mékong, précise le géographe. Mais leurs impacts sur cet écosystème ne sont pas pleinement évalués. » Outre l’irrigation agricole, ces zones inondables sont aussi exploitées par des pêcheurs et abritent une biodiversité unique. La mission du COSTEA est de caractériser les systèmes agricoles et les réseaux hydrologiques de la zone tout en réunissant les différents acteurs autour de la table afin de considérer des alternatives moins artificielles que la construction ou la réhabilitation d’infrastructures de contrôle de l’eau. « L’idée est de remettre au centre des discussions les enjeux environnementaux et sociaux. »

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        Une nouvelle gouvernance de l’eau possible ? 

        À une échelle plus globale, le domaine de la gouvernance de l’eau est confronté aux mêmes écueils. « Les aspects équité sociale et durabilité environnementale sont encore trop souvent négligés au profit de la croissance et du développement économique », regrette l'hydrogéographe François Molle. Ce constat, déjà établi dans les années 1990, avait alors donné naissance au concept de Gestion intégrée des ressources en eau (GIRE). Entérinée au Sommet de la Terre de Rio en 1992 et promue depuis par les bailleurs de fonds et certaines ONG, la GIRE est fondée sur l'idée que l'eau fait partie intégrante de l'écosystème et constitue une ressource naturelle ainsi qu’un bien social et économique. L’intégration de toutes ces composantes – environnementales, sociales, économiques et géographiques – est donc nécessaire à une « bonne » gestion de l’eau. « Sur le papier, tout le monde est d’accord avec ces principes mais ceux-ci sont souvent antagonistes, remarque François Molle. Les mettre en œuvre dans le monde réel est donc difficile, surtout au Sud. » À travers le monde, de nouvelles lois sur l’eau ainsi que des agences de gestion de l’eau au niveau des bassins versants ont bien été mises en place. Mais en l’absence d’une volonté politique, d’un cadre législatif clair et de moyens à disposition, ces mesures ont généralement peu d’impacts sur la manière dont est gérée l’eau. « Les décisions continuent d’être largement prises en fonction d’intérêts politiques et/ou financiers. » Pourtant seule une gouvernance transparente et plus horizontale, via la participation de tous les acteurs usagers, permettrait d’adresser les enjeux liés à la gestion de l’eau.
         

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        Des partenariats à renforcer

        La crise de l’eau à laquelle fait face l’humanité semble loin d’être résolue. Mais la recherche continue à faire son travail, notamment en analysant les déséquilibres de pouvoir dans la gouvernance de l’eau afin de proposer des recommandations. Sa mission de partage des connaissances est aussi primordiale, non seulement auprès des décideurs mais aussi de tous les acteurs concernés, y compris les plus jeunes (voir aussi Encadré). C’est tout aussi vrai dans le monde académique qui se doit de continuer à renforcer les réseaux de chercheurs comme ceux mis en place par le programme FRIEND-Water (Flow Regimes from International Experimental and Network Data) de l’Unesco. « FRIEND permet aux scientifiques et aux acteurs de l’eau de huit grandes régions du monde (l’Europe, la région Asie Pacifique, l'Amérique du Sud et les Caraïbes, le pourtour méditerranéen, l'Afrique de l'Ouest et Centrale, le bassin du Congo, la vallée du Nil et l'Afrique australe) de se former ou encore d’échanger des données et des techniques pour améliorer les connaissances sur les ressources en eau, précise Gil Mahé, représentant actuel du programme. Les différents coordinateurs régionaux organisent aussi des évènements autour de l’hydrologie qui ont beaucoup de succès, notamment auprès des chercheurs africains qui, pour des questions économiques et de visas, n’ont pas ou peu accès aux grandes conférences internationales. »

        L’atelier Phil’eau : sensibiliser les jeunes aux valeurs de l’eau

        Impliquer les jeunes générations sur le thème de l’eau, tel est le but du concept pédagogique Phil'eau « penser le monde à travers l’eau ». « Cette idée de faire réfléchir le jeune public sur l’eau est née il y a trois ans lors d’un travail collaboratif avec Audrey Perez-Fouet, éducatrice dans l’école Montessori des Leins à Montagnac, dans le sud de la France, explique Jeanne Riaux, anthropologue de l’UMR G-EAU. Ensemble, nous avons imaginé trois modules qui, à travers un discours de tolérance et d’ouverture sur autrui, traitent de l’eau en mouvement et des problèmes liés au partage de cette ressource avant d’aborder la place de l’eau dans nos imaginaires. » Aujourd’hui basée à Saint-Louis, au Sénégal, l’anthropologue a pu mettre en œuvre une série d’ateliers dans plusieurs écoles sénégalaises avec le soutien de la représentation de l’IRD à Dakar, du Réseau des clubs scientifiques du Sénégal et des Instituts Français de Saint Louis et de Dakar. L’aventure Phil’eau devrait bientôt se poursuivre en Mauritanie mais aussi au-delà. Une mallette pédagogique est en effet en cours de finition pour partager un matériel clé-en-main avec les pédagogues qui souhaitent aborder ce thème avec leurs élèves.

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        La recherche doit également remédier à ses propres faiblesses. « Trop souvent encore, les sciences sociales et les sciences de l’environnement ne dialoguent pas », regrette Jeanne Riaux, anthropologue de l’UMR G-EAU en poste au Sénégal. Pour renouer ce dialogue entre disciplines, la chercheuse a mis en place au Sénégal et en Mauritanie le projet structurant de formation (PSF) Interdisciplinarités au Sud. « À travers des séminaires, des ateliers et des moments de réflexion collective, les chercheurs, toutes disciplines confondues, se questionnent sur leurs engagements et les moyens de les réaliser. En portant un regard différent sur leurs travaux, ils se posent de nouvelles questions de recherche pertinentes qui passent bien souvent par l’interdisciplinarité. » Mais l’anthropologue veut aller plus loin. « Il faut dépasser les frontières du monde académique pour aller vers la société. La dichotomie entre les savoirs locaux et les connaissances scientifiques n’est pas pertinente. Nous avons tous des connaissances sur l’eau à notre manière. Par ailleurs, les scientifiques en général, et les hydrologues en particulier, produisent beaucoup de connaissances mais celles-ci ne sont pas facilement manipulables par les différents acteurs du monde de l’eau. Pour rendre opérationnels ces travaux de recherche à travers des outils d’aide à la décision, il faut amener les hydrologues à être réflexifs et à dialoguer avec leurs multiples interlocuteurs non-académiques. » C’est tout l’objet de l’axe de recherche coordonné par Jeanne Riaux au sein du projet Cycle de l'eau et changement climatique (CECC). « Cet accompagnement réflexif, d’abord avec les chercheurs, puis, en y associant leurs interlocuteurs de la société, a pour objectif d’inviter les chercheurs du projet CECC à prendre en compte le monde non-académique dans le façonnage de leurs recherches. » Et ainsi permettre de mettre en œuvre une science de la durabilité qui soit le plus possible au service des acteurs de la décision et des populations.

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