Mis à jour le 03.10.2023
Forme ancestrale de mise en valeur de la terre, l’exploitation familiale constitue aussi un avenir tangible pour une agriculture durable dans les pays du Sud. Les effectifs d’agriculteurs employés, le volume de production, les surfaces cultivées, les techniques culturales éprouvées et la proximité avec les populations à nourrir en font un secteur incontournable et prometteur. Les recherches des scientifiques de l’IRD et de leurs partenaires montrent que ce mode de valorisation des ressources naturelles, s’il est pérennisé ou réactivé selon les cas, peut permettre tout à la fois de préserver l’environnement, soutenir les populations rurales et de garantir une alimentation sûre et saine aux consommateurs. Le sujet est d’importance, pour preuve les années 2019-2028 sont consacrées Décennie des Nations unies pour l’agriculture familiale.
Plus du tiers de la production alimentaire mondiale est assurée par des exploitations agricoles d’une superficie inférieure à deux hectares, mises en valeur par les membres d’une même famille. C’est l’héritage direct d’un modèle de subsistance basée sur le travail de la terre à l’échelle du foyer, qui s’est largement imposé depuis l’avènement de l’agriculture, il y a plusieurs millénaires. Aujourd’hui les petites unités agricoles représentent encore 80 % des entreprises du secteur, et sont prépondérantes dans les pays du SudIl existe aussi des exploitations de grande ou très grande taille appartenant à des familles, 1 % des exploitations familiales font plus de 50 ha et couvrent plus de 70 % des terre, et parmi elles celles de plus de 1 000 ha couvrent 40 % des terres cultivées.1. Elles permettent d’organiser l’agriculture, la foresterie, la pêche, la production pastorale et l’aquaculture, gérées et exploitées par une famille et principalement dépendant du travail de celle-ci, femmes et hommes compris. Dans ce modèle, la famille et la ferme sont liées, co-évoluent et combinent des rôles économiques, environnementaux, sociaux et culturelsDéfinition émise par le Comité international de planification pour la souveraineté alimentaire, regroupant des centaines d'associations de paysans dans le monde, représentant des centaines de millions de petits producteurs. https://www.foodsovereignty.org/fr/international-year-family-farming-iyff-3/1. Et ce sont bien ces petites unités que visent les initiatives de la FAO dans le cadre de la Décennie pour l’agriculture familiale. Il s’agit de promouvoir des politiques nationales et des investissements en faveur de cette forme d'agriculture, de relever le niveau de vie en zone rurale, d’augmenter la productivité des petits exploitants et d’améliorer le système alimentaire mondial.
De l’autarcie aux cultures de rente
« Longtemps dévolues à une activité vivrière, voire à l’autarcie, les petites exploitations familiales ont souvent intégré des logiques d’agriculture commerciale ces dernières années ou décennies », indique Jean-Christophe Castella, géo-agronome IRD dans l’unité de recherche Savoirs, environnement et sociétés (SENS). Cette transition agraire vers des productions de rentes a permis aux agriculteurs de dégager des revenus monétaires indispensables pour investir, scolariser les enfants, se soigner… Mais elle s’est aussi accompagnée de bouleversements sociotechniques lourds de conséquences : endettement, vulnérabilité économique accrue aux aléas climatiques, baisse de rendement, dépendance aux prix des intrants et aux cours des matières premières agricoles, allégeances aux intermédiaires, détérioration progressive des conditions et du cadre de vie, voire précarité alimentaire… « Ce n’est pas tant la nature des cultures commerciales qui est en cause, que les techniques intensives employées, explique le spécialiste. Les travaux menés par les scientifiques et les initiatives de la FAO et des organisations paysannes visent à promouvoir des pratiques agroécologiques plus durables, ou à les conserver et les améliorer lorsqu’elles perdurent. »
Préserver l’environnement
C’est à la fois une question d’échelle et de techniques : les exploitations familiales, et notamment les plus petites qui sont les plus nombreuses au Sud, représentent un levier incontournable pour la préservation de la biodiversité et la lutte contre le changement climatique. Elles recourent encore parfois à des techniques culturales bien plus durables que l’agriculture conventionnelle, et requièrent moins d’investissement pour adopter de nouvelles pratiques quand c’est nécessaire. Bien sûr de nombreuses petites exploitations ont intégré les filières agro-industrielles, mais des mouvements volontaristes, portés par les communautés, soutenus par les Nations unies et par des ONG, et étayés par des recherches scientifiques, visent à revitaliser, adapter et diffuser des pratiques agroécologiques souvent anciennes, conciliables dans le temps avec la préservation des milieux…
Un constat sans appel
Les petits paysans d’Asie du Sud-Est, qui ont massivement accompli un passage de l’agriculture de subsistance vers un processus de commercialisation agricole déchantent souvent : la transition agraire, sur laquelle s’est appuyé le boom industriel des nouveaux tigres asiatiques, ne tient pas toutes ses promesses dans le temps. « Les pratiques d’intensification agricole, adoptées par les agriculteurs pour s’intégrer dans une économie de marché, se sont révélées moins durables que celles utilisées traditionnellement. Ceux-ci ont d’abord été alertés par l’inexorable baisse du rendement des cultures, explique Jean-Christophe Castella, géo-agronome IRD dans l’unité de recherche Savoirs, environnement et sociétés (SENS). Il étudie les effets des changements de modèles sociotechniques sur les dynamiques environnementales et l’économie rurale. À la faveur des démarches participatives dans laquelle nous les impliquons, les agriculteurs font de plus le diagnostic de la déforestation, de la pollution, de la dégradation des terres et de leur cadre de vie. » Le recours soutenu aux intrants chimiques pour fertiliser les sols, pour éliminer les adventicesPlantes qui poussent sans avoir été intentionnellement plantées dans un espace, aussi appelées "mauvaises herbes"., pour protéger les cultures des ravageurs, l’optimisation de l’usage de l’espace – suppression des haies et jachères – et le travail mécanique de la terre ont à terme un impact significatif sur l’environnement. Et, par voie de conséquence, sur la productivité agricole elle-même, nécessitant toujours plus d’investissements matériels pour des résultats incertains. Qui plus est, la mise en place de monocultures de rente à vaste échelle, comme celle du maïs, au détriment de la biodiversité, rend la production très vulnérable aux parasites. « En dessous d’une certaine diversité des paysages, l’agriculture n’est simplement pas durable », note le spécialiste.
Des alternatives crédibles
Avec les scientifiques et les acteurs du développement rural, les communautés paysannes des pays du Mékong explorent les pistes d’une transformation agroécologique des systèmes de production agricole, permettant de minimiser les conséquences environnementales négatives de leur activité (dégradation des sols, pollution des eaux…). « Il ne s’agit pas de renouer avec le mode ancien de culture sur abattis-brûlisSystème agraire qui consiste à défricher les champs par le feu, les utiliser pour la culture de subsistance puis les laisser en friche., qui suppose de longs temps de jachère devenus impossibles avec la pression foncière, mais plutôt de proposer des alternatives techniques comme le maïs sans labour des terres, ou la fertilisation des sols en intercalant des légumineuses avec des productions de rentes », précise-t-il.
Dans la même logique et sur d’autres terrains, les scientifiques du Laboratoire des symbioses tropicales et méditerranéennes (LSTM) s’emploient à réhabiliter des variétés et techniques anciennes, pour remplacer les engrais azotés. Associées aux céréales produites par les agriculteurs au Sahel, ces légumineuses, qui forment des symbioses avec des champignons mycorhiziens captant l’azote de l’air, le fixent dans les sols et fertilisent naturellement les terres. Les spécialistes travaillent aussi à inoculer aux cultures elles-mêmes des mycorhizes favorables à de telles symbioses. « L’intérêt de cette approche pour l’environnement est de se substituer aux intrants polluantsLa production des engrais chimiques est une forte source de gaz à effet de serre.1, mais aussi de valoriser des espèces délaissées par l’amélioration des variétés liée à l’agriculture conventionnelle, au profit de variétés plus productives mais moins adaptées aux associations, » explique le microbiologiste IRD Robin Duponnois, responsable de cette équipe qui s’emploie à favoriser la préservation de la biodiversité.
Une agro biodiversité bénéfique
Avant même de réhabiliter des espèces délaissées, les travaux d’agroécologues révèlent la pluralité des associations de culture pratiquée traditionnellement et son utilité en faveur de la préservation des écosystèmes. « Au Sénégal, nous avons mis en évidence la grande diversité d’associations de variétés et d’espèces employée par l’agriculture familiale, raconte Adeline Barnaud, généticienne IRD dans l’unité de recherche Diversité, adaptation, développement des plantes (DIADE). Si les assemblages entre céréales et légumineuses ont fait l’objet de beaucoup de travaux agronomiques, les paysans font bien d’autres associations de cultures dans les champs, comme arachide-niébé-bissap, mil-sorgho ou arachide-mil-bissap. Et il peut y avoir plusieurs variétés pour la même espèce au sein de ces associations. Ces pratiques favorisent le maintien de la biodiversité et la résilience des agroécosystèmes aux différentes pressions naturelles et anthropiques, y compris au changement climatique. »
Les recherches montrent qu’elles ont d’autres vertus : l’association de mils à cycle long et de mils à cycle court, par exemple, augmente significativement la productivité des exploitations traditionnelles.
Et, au-delà des aspects de rendement et de résistance, qui sont au centre des préoccupations des agronomes, de la résilience et de la conservation de l’agro-biodiversité bénéfiques à l’environnement, cette diversité des associations d’espèces et de variétés est aussi investie de contenus culturels pour les communautés paysannes. D’ordre patrimonial, culinaire ou de pluralité des usages, ces valeurs ont leur importance en ce sens qu’elles contribuent aux choix agronomiques des cultivateurs. Le dernier rapport de l’IPBES Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiquesrecommande d’ailleurs de prendre en compte ces valeurs qui privilégient une utilisation durable de la nature.
Ingénierie agroécologique
Dans des régions où ces traditions restent transmises au fil des générations, les pratiques de l’agriculture familiale s’apparentent encore souvent à une véritable ingénierie agroécologique. Sur les pentes de l’Atlas central marocain, par exemple, la gestion traditionnelle des forêts et troupeaux contribue efficacement à limiter l’érosion et à préserver la biodiversité. « Dans cette région sèche d’altitude, les populations, organisées en unités de production familiales, pratiquent une agriculture pluviale de céréales et un élevage de subsistance, explique Didier Genin, ethnoécologue IRD au Laboratoire population-environnement-développement (LPED). Les paysans ont appris à tirer parti de manière efficace, raisonnée et durable d'un des seuls atouts propres à cet environnement, le frêne dimorpheAppelé ainsi car son feuillage peut être composé de feuilles petites et denses ou longues et aériennes selon le stade de développement et les niveaux de pression subis. Les soins très méticuleux apportés à la taille périodique des arbres, et des usages cycliques et emboités pour la fourniture de ressources diversifiées – fourrages d'automne essentiels au maintien des troupeaux et divers matériaux de construction – permettent de les protéger et de garantir une ambiance semi-forestière nécessaire à la biodiversité qui y est associée, même quand les conditions environnementales sont adverses ou dégradées.
Autre exemple, des recherches récentes montrent l’intérêt des traditions agroforestières dans la conservation de la biodiversité du safoutier, un fruitier d’Afrique centrale. Issu des forêts humides qui s’étendent du Nigéria à la République démocratique du Congo, cet arbre fournit une prune dont la saveur et les qualités nutritionnelles sont très appréciées des consommateurs de la région. « Nous avons établi au Cameroun que les nombreux spécimens de safoutier poussant en ville présentent une riche diversité génétique, quasiment comparable à celle qu’on trouve dans la forêt tropicale, son milieu naturel, indique Jérôme Duminil, généticien IRD de l’unité de recherche DIADE. Cette biodiversité est liée aux habitudes des populations qui conservent et plantent les noyaux des fruits qu’ils ont appréciés. De la sorte, les variétés goûteuses, productives et résistantes sont régulièrement diffusées de provinces en provinces, des campagnes vers les villes, de la poche des consommateurs vers les agroforêts, les jardins de case ou les jardins urbains. » Cette circulation et la reproduction des arbres par semis de grainesChaque arbre porte le patrimoine génétique de ses deux parents, et le patrimoine de l’un ou l’autre peut prendre le dessus lorsqu’une graine est plantée en terre. 1 entretiennent un grand brassage génétique, et offrent à ce prunier un précieux atout pour résister aux menaces parasitaires et climatiques. Elle permet aussi d’envisager des sélections autour de caractères favorables pour renforcer la productivité des arbres sans recourir à des intrants. « L’enjeu de ces recherches est de comprendre et prévoir l’impact de l’évolution des pratiques culturales et des conditions environnementales sur le maintien de la diversité génétique d’espèces fruitières locales d’intérêt alimentaire et économique », précise Marie-Louise Avana-Tientcheu, agroforestière et spécialistes de la domestication d’espèces sauvages à fort potentiel socio-économique, à l’université de Dschang au Cameroun.
Une agroforesterie défensive
Sur les marges du Sahara, dans les régions arides et semi-arides soudano-sahéliennes, l'agroforesterie est une pratique pluriséculaire issue de l’agriculture familiale qui constitue le meilleur rempart contre la désertification galopante. Apparue dès que le nombre des occupants a été trop important pour continuer les cultures itinérantes, elle consiste à épargner certains arbres lors du défrichage du milieu naturel. Ceux-ci fourniront du bois pour les usages domestiques (feu, artisanat, construction), des fruits et des feuilles consommés par les populations ou utilisés comme fourrage pour le bétail. Ce faisant, les agriculteurs contribuent à préserver l’environnement et améliorer leur activité, car ces arbres fournissent de la fraicheur, limitent les besoins en eau des autres végétaux et certaines essences fertilisent même les sols en y fixant de l’azote atmosphérique.Ces « parcs » agroforestiers ont ainsi permis de développer des cultures vivrières, pratiquées en rotation avec des jachères, pendant des siècles malgré des conditions naturelles particulièrement rigoureuses. « La mécanisation de l'agriculture, la fragmentation du foncier, la densification des populations rurales au-delà de 50-100 habitants au km2 (suivant les régions), l’étatisation de la gestion forestière rendent aujourd’hui parfois difficile le maintien de ce mode de culture, explique Josiane Seghieri, spécialiste d’écologie végétale IRD dans l’unité de recherche Écologie fonctionnelle et biogéochimie des sols et agrosystèmes (Eco&Sols). Les trop petites exploitations familiales, qui ne sont plus autonome en céréales, et dont les membres doivent trouver à s’employer en ville, se désengagent ou n’apportent plus les soins nécessaires au maintien des arbres. »
Pour les soutenir, mais aussi pour diffuser plus largement cette technique vertueuse, des acteurs du développement viennent en aide aux petites exploitations sahéliennes. En se basant sur les pratiques traditionnelles et sur les connaissances acquises par la recherche sur le sujet, ils sensibilisent et forment les populations rurales. « La plantation “d’arbres-fertilité” permet de développer et maintenir des productions agricoles dans un milieu semi-aride sans recours aux intrants industriels, explique Firmin Hien, représentant du réseau d’ONG Association pour la promotion de l’agroforesterie (APAF) au Burkina Faso. Elle contribue aussi à réhabiliter des sols dégradés et à revégétaliser des milieux où le couvert a disparu. » Car l’agroforesterie, en développant un couvert végétal ligneux, est un moyen de tempérer les effets des extrêmes climatiques.
De fait, cette pratique traditionnelle est au centre d’une imposante initiative internationale visant à reverdir les bordures du Sahara, pour endiguer la progression du désert liée au changement climatique. Ce projet baptisé Grande muraille verte associe plus d’une dizaine de pays de la région : au-delà d’un reboisement adapté pour redévelopper des cultures de l’océan Atlantique à l’océan Indien, en s’appuyant sur les exploitations familiales, il promeut le développement d'un ensemble de systèmes d'utilisation durable de terres et de productions agropastorales diversifiées et résilientes au Sahel et dans la corne de l'Afrique.
Affaires de famille
« Caractérisée par l’existence de liens entre l’économie domestique de la famille et celle de l’unité de production, mais aussi par la mobilisation du travail des membres de la famille, l’agriculture familiale est encore profondément enchâssée dans l’organisation sociale et les modèles familiaux qui structurent les sociétés rurales, explique Isabelle Droy, socio-économiste IRD dans l’unité de recherche Soutenabilité et résilience (SOURCE). Elle en reflète aussi les inégalités de droits des groupes et des personnes selon d’une part leur genre ou leur statut dans la famille et dans la société ou d’autre part leur identité culturelle. »
En Afrique de l’Ouest, l’essentiel de la production agricole repose sur l’agriculture familiale. Celle-ci se caractérise le plus souvent par une organisation complexe de la production, avec, aux côtés du « champ familial » destiné à la production vivrière et/ou commerciale sous l’autorité du chef de famille, de nombreuses activités menées par les femmes (autres productions agricoles, transformation alimentaire, jardin de case pour l’alimentation familiale) qui contribuent de façon essentielle à la sécurité alimentaire et nutritionnelle de la famille. Or, les femmes et les cadets ont des droits minorés par rapport aux hommes et aux aînés : accès précaire au foncier lié à leur statut matrimonial, droit réduit, voire absent à l’héritage, etc. Cette complexité, bien que souvent décrite dans les travaux de recherche, est largement ignorée par les politiques agricoles et les opérateurs du développement, qui, ce faisant contribuent à renforcer les inégalités voire à exclure les femmes de l’accès à certaines ressources (terres irriguées, crédit, représentation dans les organisations de producteurs).
Ces modèles familiaux ne sont pas figés et changent sous l’effet des transformations socio-politiques et économiques, des évolutions démographiques, des migrations, de l’urbanisation et de la diffusion de nouveaux modèles culturels. « Si les grandes familles complexes polynucléaires formaient un archétype connu de la famille rurale ouest-africaine, de nombreuses autres configurations existent avec des modèles familiaux différents qui peuvent aussi partager le même espace », précise Isabelle Droy. Ces dernières décennies, les évolutions sont significatives, avec de fortes variations régionales : les plus marquantes sont la hausse des ménages monoparentaux dirigés par des femmes (qui concernent parfois le tiers des ménages en zone rurale) et l’éclatement des grandes familles lors des transmissions. La fragmentation des exploitations qui en résulte rend parfois difficile le maintien des pratiques de gestion durable.
Une meilleure connaissance des évolutions de ces agricultures familiales et de leur organisation interne est nécessaire à l’heure où se développent de nombreuses initiatives « d’agriculture sensible à la nutrition », visant à réduire l’insécurité alimentaire et nutritionnelle qui persiste voire s’aggrave en milieu rural.
Bonus vidéo
Des agriculteurs malgaches adoptent l'agro-écologie
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Le safoutier, prune des villes, prune des champs pour une agriculture d'avenir
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Terre toxique, terre fertile
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Soutenir le monde rural
Formidable source d’emplois et de revenus pour les populations rurales du Sud, l’agriculture familiale est un levier pour sortir de la pauvreté une bonne partie de l’humanité. Sa promotion, son intégration aux marchés mais aussi la pérennisation de ses mécanismes traditionnels, qui constituent un amortisseur face à la dureté des termes de l’échange économiqueLe rapport entre la valeur des produits exportés et celle des produits importés, souvent défavorable aux pays exportant des produits peu transformés, représentent autant de possibilités d’une vie meilleure pour les centaines de millions d’individus qui en dépendent. Elle est aussi une forme de mise en valeur, par et pour ceux qui les habitent, de zones marginales, soumises à de fortes contraintes environnementales, où les organisations à plus forte intensité capitalistique comme l’agro-industrie ne se risquent pas. Enfin elle contribue à la stabilité sociale et politique dans les territoires ruraux du Sud. Mais derrière ce modèle, moteur potentiel de développement, les situations sont pour le moins contrastées.
Entre individualisation et famille étendue
Près d’un milliard et demi de nos contemporains vivent de l’agriculture, selon la FAO, et une bonne partie d’entre eux travaille dans des petites exploitations familiales. Et leur nombre continue d’augmenter. « Derrière les grandes transformations démographiques des sociétés du Sud, avec une diminution constante de la population rurale et agricole en termes relatifs, on conserve dans la plupart des pays, et particulièrement en Afrique subsaharienne, un accroissement des effectifs agricoles et du nombre d’exploitations familiales », explique Éric Léonard, socio-économiste et géographe IRD dans l’unité de recherche Savoirs, environnement et sociétés (SENS). Ce type d’exploitation recouvre une grande diversité d’organisations : malgré une tendance à l’individualisation, avec une reconfiguration des exploitations autour d’un foyer nucléaire ou bigénérationnel – associant les parents et les enfants –, il y a encore des organisations familiales étendues avec trois ou quatre générations, des collatéraux, des fratries. Les modèles de développement basés sur l’amélioration de la productivité et l’insertion dans l’économie pour dégager des revenus ne sont pas nécessairement adaptés à cette hétérogénéité. Il faut donc penser d’autres schémas de développement répondant à la réalité des modèles familiaux rencontrés.
Hypothétique avantage comparatif
Souvent la quête d’insertion économique des petits agriculteurs du Sud s’articule autour d’une reconversion totale ou partielle des cultures vivrières vers des productions de rente supposées plus rémunératrices, comme le coton, le café, le cacao, le soja ou l’huile de palme. Basée sur l’hypothèse des avantages comparatifsConcept économique selon lequel un pays a intérêt à se spécialiser dans la production pour laquelle il détient le meilleur avantage par rapport à la concurrence, cette transition agraire s’est parfois avérée profitable. Ainsi, il existe de réelles opportunités de développement et d’intégration économique sur de petites exploitations à forte valeur ajoutée, sur des marchés de niche : épices, fruits, matières premières pour l’industrie cosmétique.... Il y a même des success-story dans le domaine.
La culture de quinoa sur l’altiplano aride et froid de Bolivie en est une. « Grâce à une organisation socio-environnementale résiliente et durable, cette activité vivrière et exportatrice depuis des siècles est parvenue à s’adapter à l’explosion de la demande occidentale et des cours depuis les années 1970 », indique Thierry Winkel, agroécologue IRD au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE). Basée sur la gestion communautaire du foncier au sein des villages, avec des responsabilités tournantes entre comuneros (membres des communautés) et la conviction que personne ne peut posséder une terre qui existait avant lui et existera encore après, le système perdure et prospère à l’avantage des habitants. « Avec l'appui d'ONG et d'organismes de certification étrangers, les communautés ont su adapter leurs normes d’usage des terres, pour étendre les surfaces cultivées des pentes vers la plaine, réguler la mécanisation, éviter l’accaparement foncier par des acteurs extérieurs, préserver ou restaurer les haies et les arbustes sur les parcelles et maintenir un élevage de lamas traditionnel », explique le spécialiste. La région, très dynamique aujourd’hui, avec des migrations saisonnières entre villes et campagnes au gré du calendrier agricole, connait un essor économique et social remarquable. Mais une telle réussite de la transition vers une production commerciale n’est pas toujours au rendez-vous…
Dernier maillon d’une chaine injuste
« Dans le Minas Gerais, au Brésil, le café était une culture parmi d’autres dans un système de polyculture diversifié. Il devient à partir des années 1980-90 une monoculture ou une quasi monoculture pratiquée dans un foncier très fragmenté, explique Isabelle Hillenkamp, socio-économiste IRD au Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains, asiatiques (CESSMA). Cette pénétration d’une logique du café commodity Denrée commerciale standardisée.inscrit cette agriculture familiale comme dernier maillon d’une chaine de production mondialisée très injuste et qui est loin de remplir ses promesses de revenu. » Les petits paysans subissent des rapports de dépendance envers les intermédiaires, acheteurs de leur production et fournisseurs d’intrants indispensables à l’intensification de celle-ci. Qui plus est, cette forme de « micro-agrobusiness », selon le terme employé par ses détracteurs, exacerbe les inégalités de genre au sein de l’exploitation et de la famille. Les femmes sont tenues à l’écart de cette activité commerciale et des arbitrages afférents. Elles se trouvent cantonnées aux cultures de subsistance sur de petites surfaces et peu valorisées socialement. Il faut des circonstances particulières pour apaiser cette course délétère au rendement économique : la volonté politique de certaines communautés engagées dans une démarche agroécologique – pour préserver les productions vivrières et l’environnement mis à mal par la caféiculture intensive – ou la défaillance de la filière café durant la pandémie de Covid au profit des cultures vivrières…
Coûteuse intégration au marché
Inégalités de genre, endettement des familles, vulnérabilité accrue aux aléas, dépendance aux marchés, distorsion de concurrence avec l’agro-industrie subventionnée du Nord, l’intégration de la petite agriculture du Sud au jeu économique global a en effet un coût social. Même limité à certaines régions du pays et quelques productions, l’exemple de paysans indiens massivement poussés au suicide depuis le début des années 2000, par leurs dettes insurmontables auprès des fournisseurs d’intrants, est funestement révélateur. « La quête de rentabilité inhérente à la marchandisation de l’agriculture familiale s’accompagne d’un recours soutenu aux engrais, aux produits phytosanitaires et aux semences sélectionnées ou améliorées, indique Jean-Christophe Castella, géo-agronome IRD à SENS. Ces intrants sont facilement fournis à crédit par la filière agro-industrielle où s’écoule la production. Mais dans ce schéma financièrement tendu, une mauvaise récolte se traduit immédiatement par un surendettement des petits agriculteurs. » Ce qui était une année difficile du temps de l’agriculture de subsistance est dès lors devenu une faillite pesant sur toute la famille.
Les fluctuations à la baisse du cours des cultures commerciales pratiquées peuvent agir de même, en menaçant l’équilibre entre investissement productif en intrants et résultats effectifs en matière de récoltes. D’autant que cet équilibre est fragile : « La productivité d’un agriculteur familial dans les pays du Sud est 1 000 fois inférieure à celle d’un gros producteur du Nord très mécanisé et adossé à une chaine technique intense, explique Éric Léonard. Quand le premier parvient à produire une tonne de céréales par an et par travailleur, le second en fait 1 000 ! Mais en plus, ce dernier bénéficie d’un arsenal de subventions publiques qui viennent encore alléger ses coûts et accroître sa compétitivité. » La concurrence est d’autant plus sévère que les mécanismes de protection des marchés agricoles qui existaient dans certains pays du Sud ont été démantelés au nom de la libéralisation des échangesAvec la fin de l'apartheid et la transition vers une économie de marché en Afrique du Sud, à la faveur d’une réforme économique plus large en Inde, à l’occasion de l’intégration de l’accord ALENA pour le Mexique, d’un accord de libre-échange avec les États-Unis pour le Maroc et d’un accord de libre-échange avec l’Europe pour l’Égypte, sous couvert d’ajustement structurels pour le Sénégal, le Ghana ou le Nigeria 1. Le développement de certaines productions agricoles du Sud s’est fait au détriment des cultures vivrières locales. La concurrence par les denrées importées du Nord a ainsi fait perdre le pari de leur avantage compétitif. « Les secteurs en développement n’ont pas permis d’absorber la croissance démographique dans les zones rurales d’Afrique où les jeunes ne trouvent plus à s’employer dans l’agriculture traditionnelle mise à mal par la concurrence internationale », précise ce spécialiste.
Sortir du micro agrobusiness
Dès lors, il n’est pas surprenant que l’agriculture familiale, d’une part, et sa coûteuse intensification, de l’autre, puissent susciter de la défiance et des initiatives alternatives. « Il y a une certaine désaffection des jeunes générations des pays du Sud pour l’agriculture familiale, laquelle est assimilée au maintien dans la pauvreté, voire à la paupérisation, raconte Éric Léonard. Et lorsqu’ils s’y emploient, c’est souvent dans une perspective temporaire et dans l’espoir de réunir les moyens nécessaires à une intégration urbaine plus valorisante ou à un projet de migration. »
En Inde, face aux déconvenues des petites exploitations engagées dans le micro-agrobusiness, les autorités ont développé un programme de soutien à l’agriculture dite de small scale farming. Inspiré par les principes de l’agroécologieApproche de l'agriculture qui vise à créer des systèmes de production durables et résilients, en harmonie avec l'environnement et les communautés locales., celui-ci accompagne les exploitations employant une main d’œuvre familiale, avec des productions vivrières, une certaine diversité et la rotation des cultures. Le dispositif leur fournit gratuitement de l’électricité pour les pompes d’irrigation et facilite l’accès de leurs produits sur les marchés. « Pour autant, les aides proposées restent insuffisantes et inégalement distribuées, estime Isabelle Guérin, socio-économiste IRD au CESSMA. Elles ne suffisent pas à compenser la dépendance financière à l’agrobusiness ainsi que le besoin croissant de liquidités, qu’il s’agisse de payer l’éducation ou le mariage des enfants, l’amélioration de l’habitat, ou de répondre à des aspirations d’intégration qui passent par la consommation. » La diversification des activités du foyer, qui passe principalement par la migration urbaine des hommes, reste le meilleur moyen d’assurer la pérennité des exploitations familiales, tout en se faisant souvent dans de mauvaises conditions. Accompagner cette pluriactivité est certainement une piste d’intervention. Hélas, elle est encore insuffisamment pensée.
Des alternatives agroécologiques
De nombreuses initiatives tablent aujourd’hui sur un développement harmonieux de l’agriculture familiale, pour échapper à la fois à la pauvreté et aux effets pervers de l’insertion brutale dans le monde marchand. En zone sahélienne, par exemple, l’agroforesterie [note rollover : Technique consistant à planter des arbres et des cultures en association, pour améliorer la fertilité des sols et produire des cultures à valeur ajoutée.]est promue comme alternative aux intrants chimiques mais aussi comme complément de revenu pour les populations rurales. « La régénération de l’agroforesterie à arbre à karitéAussi appelé « arbre à beurre », il porte des noix dont l’amande sert à produire le beurre de karité très utilisé en cosmétique. – et son développement dans les communautés qui ne la pratiquent pas encore –, la diffusion de techniques sylvicoles pour en améliorer la productivité permettent aux exploitations familiales de dégager de précieux revenus pour les besoins du foyer rural », indique Hermann Ouoba, botaniste-écologue à l’université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, au Burkina Faso. Cet arbre sahélien, dont le fruit utilisé en cosmétique représente le quatrième produit d’exportation de son pays, ne pousse nulle part aussi bien que dans des champs portant des jachères et des cultures vivrières…
Au Brésil, l’alternative vient aussi des populations rurales elles-mêmes. « Il y a eu une acculturation dans les campagnes accompagnant l’irruption de l’agro-industrie et de ses pratiques très directives, estime Isabelle Hillenkamp. Mais des voix se font entendre au sein même des communautés pour développer une autre agriculture familiale, basée sur l’agro-écologie, alimentant une économie de l’autoconsommation qui répond aux besoins de subsistance des ménages. » Ce mouvement est le plus souvent porté par des femmes – qui détiennent la mémoire des pratiques traditionnelles abandonnées par les hommes au profit du micro-agrobusiness. Structuré autour d’associations comme l’Articulação Nacional de Agroecologia, il se positionne sur des revendications politiques – dénonçant les inégalités de genre et sociales –, économiques et environnementales.
Finalement, les connaissances des scientifiques, l’expérience des acteurs du développement et les aspirations d’une bonne part des agricultrices et agriculteurs concernés convergent : pour faire vivre les populations rurales du Sud, l’agriculture familiale doit suivre une transition agraire afin de préserver les capacités vivrières et apporter des revenus durables aux ménages. Cela suppose des politiques de protection et des dispositifs d’accompagnement adaptés à la réalité sociale de ces agricultures et à leur diversité, mais aussi une transformation des rapports de pouvoir entre agriculture familiale et agrobusiness, et entre hommes et femmes au sein de l’agriculture familiale… La recherche travaille déjà sur les modèles les plus pertinents.
L’enfer du foncier est parfois pavé des meilleures intentions
L’attribution d’un titre foncier garanti par une instance publique ne fait pas tout. « Un discours répandu associe souvent le droit de propriété privé à la sécurité foncière pour les petites exploitations familiales au Sud. Il permettrait l’investissement et engendrerait des processus vertueux de développement de la productivité, d’enrichissement et d’amélioration globale à la fois de la qualité de vie des agriculteurs ruraux et de la situation alimentaire de l’ensemble de la population, explique Éric Léonard, socio-économiste et géographe à SENS. Détenant un titre légal, les agriculteurs pourraient accéder au crédit en le gageant ou mieux valoriser leur terre en la revendant pour investir dans d’autres activités. »
Autorités publiques, développeurs et bailleurs de fonds se sont saisis de la question : de vastes programmes ont été lancés en Afrique notamment, qui visent à enregistrer les droits coutumiers qui régissaient l’usage des terres depuis des temps immémoriaux et à les transposer en droit de propriété garanti par l’État. Mais l’attribution d’un titre individuel exclusif et privatif, qui ne reconnait et légitime qu’un seul exploitant de la terre met en péril d’autres usagers et des pratiques essentielles à l’équilibre de la communauté et à l’économie locale. « Ces processus d’individualisation de la propriété dénient l’existence d’une superposition de droits d’usages entre agriculteurs, femmes qui récoltent le karité sur les arbres de la parcelle ou collectent du bois mort pour la cuisine, pasteurs qui amènent leur bétail pâturer les fanes de culture après la récolte, charbonniers qui viennent de temps en temps couper les branches hautes pour faire du charbon de bois, pour citer quelques exemples, indique le spécialiste. Qui plus est, l’enregistrement foncier s’accompagne souvent d’expropriation par l’État de portions des territoires coutumiers – les jachères ou les collectifs non-attribués –, qui peuvent être concédées ensuite à des entreprises ou des particuliers au titre de la mise en valeur du domaine national. » Ainsi, l’enfer du foncier est parfois pavé des meilleures intentions...
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Les cultures des femmes. L'agroécologie face à la pandémie au Brésil
2021 12’’5
Bien nourrir les populations
La part de l’agriculture familiale dans la production alimentaire varie beaucoup selon les pays : de 5 % au Nigeria ou au Brésil, à 90 % en Chine FAO, 2021, https://www.fao.org/news/story/fr/item/1396563/icode/1. Nombre des exploitations familiales recourent moins massivement aux intrants chimiques que l’agriculture sous pression commerciale, continuent à avoir une grande diversité de productions et présentent une certaine flexibilité à adopter de nouvelles pratiques culturales. C’est donc la forme d’organisation qui est privilégiée pour la transition vers des systèmes alimentaires durables dans lesquels l’agroécologie tient une place importante. L’agriculture familiale pourrait ainsi fournir une alimentation plus saine notamment face aux enjeux majeurs de l’hygiène alimentaire au Sud. Elle devrait également contribuer à pérenniser les marchés locaux et réduire les menaces sur la sécurité alimentaire liées à la mondialisation des échanges.
Face à l’épidémie de malbouffe au Sud
Longtemps apanage des pays riches, la malbouffe Régime alimentaire néfaste sur le plan diététiqueet le cortège de désordres sanitaires qui l’accompagne ont désormais gagné les pays du Sud. L’abondance de l’offre alimentaire liée à la production agro-industrielle séduit leurs populations pour lesquelles elle représente une forme de prospérité nouvelle. Et les maladies chroniques liées aux déséquilibres alimentaires, à la mauvaise qualité des produits, à leur ultra-transformation industrielle, déferlent maintenant sur l’Amérique latine, le Maghreb, le Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne, l’Asie et l’Océanie. Obésité, diabète, maladies cardiovasculaires et autres complications associées sont devenus de véritables problèmes de santé publique, en milieu citadin notamment. Et ce avec des systèmes de santé qui n’ont pas toujours les moyens de les prendre en charge efficacement. « Les zones urbaines en Afrique sont d’importants foyers de développement des maladies chroniques liées à l’alimentation, indique ainsi Éric Verger, spécialiste d’épidémiologie nutritionnelle IRD dans l’unité MOISA. Avec le cancer, elles deviendront les nouvelles causes majeures de mortalité. »
Et cette profusion récente de denrées ultra-transformées, dont les effets délétères sont clairement établis, vient parfois se conjuguer funestement avec d’autres facteurs autochtones : « En écho à une représentation culturelle qui fait encore le plus souvent de l’embonpoint un signe de bonne santé féminine, et associe à l’inverse la minceur à la maladie, le surpoids et l’obésité touchent essentiellement les femmes dans les villes subsahariennes. Leur incidence a pris la dimension d’une véritable épidémie en quelques décennies », indique Mathilde Savy, épidémiologiste de la nutrition IRD à MOISA aussi. Elle a étudié les habitudes alimentaires à Bamako et dans sa région, dans le cadre de l’étude AgriSaN.
Les défis de la qualité nutritionnelle
Dans ce contexte, où la filière locale des produits ultra-transformés représente à la fois une opportunité de développement pour les économies du Sud et un problème sanitaire majeur, l’agriculture familiale durable constitue une alternative prometteuse en faveur de la qualité des aliments. Les consommateurs du Sud commencent d’ailleurs à y être sensibles. « Il y a depuis le Covid une forte demande des classes moyennes supérieures en Inde pour des produits “bio”, explique Isabelle Guérin, socio-économiste IRD au Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains, asiatiques (CESSMA). Porté par des affaires retentissantes de contamination chimique des aliments, ce marché explose. Faute de label à l’occidental, on parle ici de natural farming, et le gouvernement a repris l’idée à son compte en disant que l’agriculture naturelle est inhérente à l’hindouisme. » Ce nouveau marché bénéficie donc à la fois de l’appui des autorités et d’une partie de l’agro-industrie qui en a saisi les enjeux. Pour l’instant ce sont surtout des exploitations de taille moyenne qui se lancent, compte tenu des ressources nécessaires pour pratiquer la jachère, composer avec des rendements plus faibles et accéder à ces marchés urbains. Certaines politiques très interventionnistes, comme dans l’État de l’Andhar Pradesh, pourraient toutefois favoriser la conversion massive des petites exploitations familiales au natural farming, au profit du développement d’une offre alimentaire de meilleure qualité pour les citadins indiens. Ces enjeux autour de la qualité et la diversité de l’alimentation ne sont bien sûr pas aussi prégnants pour les populations rurales.
Paysages et régimes variés
Dans les zones rurales isolées où la densité de population est faible comme cela est parfois le cas dans les forêts tropicales humides d’Afrique centrale, du bassin du Congo et de Madagascar par exemple, l’agriculture familiale fournit un régime alimentaire très diversifié et équilibré. « La production issue de l’agriculture sur brûlis qui y prévaut ménage de vastes portions d’espace non cultivés, totalement préservés ou en jachères, laissant l’opportunité aux espèces utiles (pour se nourrir et se soigner – la frontière étant parfois mince) sauvages ou aux échappées de cultures de se développer, raconte Stéphanie Carrière, ethno-écologue IRD dans l’unité de recherche Savoirs, environnement et sociétés (SENS). Celles-ci fournissent, à côté des produits cultivés, qui représentent la base quantitative de l’alimentation, un surplus d’une grande richesse qualitative. » Les scientifiques s’emploient à comprendre les dynamiques à l’œuvre et comment ces systèmes vertueux pourront s’adapter aux changements engendrés par la pression démographique, économique et politique sans en être totalement dénaturés.
Car certaines politiques agricoles, combinée ou non à des bouleversements environnementaux naturels ou artificiels (sécheresse, création de barrages…), peuvent durement altérer l’agriculture familiale. « En soixante ans, les populations de la vallée du fleuve Sénégal, par exemple, ont connu un appauvrissement préoccupant de leur système alimentaire, raconte Éric Verger. Pratiquant naguère une culture très diversifiée, basée sur le sorgho de décrue et principalement destinée à l’autoconsommation, ces exploitations familiales se sont depuis consacrées à la riziculture irriguée intensive, en alternance avec la production d’oignons et de tomates. Ce changement d’organisation agricole s’est accompagné de pertes significatives en apports nutritionnels. » Pour ces foyers ruraux impliqués dans la production agricole, la quête de souveraineté alimentaire de leur pays, qui les a poussés à intégrer la filière rizicole commerciale, se solde par une dégradation significative de l’alimentation.
Dans beaucoup de pays du Sud, où la population rurale reste majoritaire, la petite agriculture familiale fournit en effet une part importante et variée de l’alimentation urbaine et des ressources apparentées comme, à Madagascar, le bois de chauffage pour cuisiner. C’est donc sur ce mode de production que reposent les objectifs de souveraineté alimentaire, réactivés par les différentes crises, comme celle liée à la récente invasion de l’Ukraine par la Russie, ou celle plus ancienne de la fin des années 2000.
Objectif souveraineté alimentaire
« La crise alimentaire de 2007-2008, et les émeutes de la faim qui l’ont accompagnée dans de nombreux pays du Sud, ont fait prendre conscience de l’échec de la libéralisation des marchés agricoles », rappelle Éric Léonard, socio-économiste et géographe IRD à SENS. Le modèle fondé sur les avantages comparatifs et l’insertion compétitive n’a pas permis le développement économique escompté. Mais surtout il a placé les pays du Sud dans une position très vulnérable vis-à-vis des chocs des systèmes d’échanges internationaux. « En effet, l’insertion compétitive, selon laquelle on pourrait subvenir à ses besoins en produits alimentaires en recourant aux marchés internationaux ne fonctionne pas bien en situation de tension sur les stocks mondiaux, précise-t-il. Et elle n’offre aucune garantie de perpétuation de l’approvisionnement. » Ce que de nombreux pays ont découvert à leurs dépens… Dès lors, la notion de souveraineté alimentaire, qui consiste à assurer au niveau national une base d’approvisionnement sécurisée plutôt que de compter sur les marchés internationaux pour garantir la sécurité alimentaire, a connu une audience croissante. Certains pays qui en ont les moyens, comme ceux à faible capacité agricole de la péninsule arabique, ont misé sur l’externalisation de la production et l’agriculture de firmeForme d’entreprenariat agricole dans laquelle la répartition du capital et du travail revient à des acteurs distincts. pour couvrir cet approvisionnement. « Mais cette stratégie fondée sur l’acquisition de terres à l’étranger auprès des gouvernements et au détriment des communautés agricoles locales – souvent qualifiée d’accaparement des terres – met en concurrence cette puissante agriculture de firme avec les systèmes d’exploitations familiales de pays du Sud moins nantis », note Éric Léonard, spécialiste des enjeux fonciers. Ce faisant, la sécurisation de l’approvisionnement de certaines populations du Sud pourrait obérer celles d’autres, notamment dans les pays plus pauvres où l’agriculture familiale est appelée à contribuer à la souveraineté alimentaire.
Mais cette « poussée » de l’agriculture de firme, ou entrepreneuriale, correspond aussi à un mouvement interne à certains pays du Sud, en particulier en Afrique subsaharienne, d’investissement dans le secteur agricole de la part des élites politiques et urbaines. « Celles-ci profitent de la crise structurelle de l’agriculture familiale et des politiques foncières défavorables aux systèmes de droits coutumiers pour acquérir des terres dans les zones rurales, indique le spécialiste. Si ces dynamiques sont moins visibles que les grands investissements étrangers, elles peuvent mettre en jeu des surfaces cumulées beaucoup plus importantes que ces derniers. »
Insécurité rurale et intensification agroécologique
Paradoxalement, en deçà de l’échelle nationale, les foyers d’insécurité alimentaire dans les pays du Sud sont centrés sur les milieux ruraux, là même où l’activité agricole est prépondérante. L’idée selon laquelle, pour sortir des disettes récurrentes, il faut renoncer aux cultures vivrières qui sont des pièges à pauvreté et se tourner vers des productions spécialisées fait florès dans certains milieux du développement. Pourtant ce modèle ne fonctionne pas dans bien des contextes, comme en Afrique subsaharienne, et produit des effets pervers : dépendance, endettement, inégalités de genre, vulnérabilité au changement global. Pour les scientifiques de l'IRD, tout comme pour les experts de la FAO, l’agriculture familiale, alliée à l’agroécologie, constitue la voie privilégiée vers des systèmes alimentaires durables. « Très diversifiée dans ses productions, elle offre en effet une résilience précieuse face au changement climatique, précise Éric Verger. Comme dans le cadre des projets DINAAMICC et Innov’Earth en cours à Madagascar, la recherche s’emploie activement à intensifier sa productivité et sa résilience, via une meilleure intégration de l’élevage à l’agriculture, la sélection variétale participative, des pratiques favorisant la fertilité et la restauration des fonctions des sols, l’amélioration des rendements et des teneurs nutritionnelles des aliments produits. »
Les promesses tenues de l’agroécologie sahélienne
Embocagement, zaïTechnique consistant à creuser des petites cuvettes d’une trentaine de centimètre, remplies de matière organique, avec un rebord en terre pour capter l’eau de pluie, où seront semées les plantes cultivées, haies anti-pâturage, arrêt des brûlis, pratiques climato-intelligentes, les techniques agro-écologiques expérimentées sur le terrain par les scientifiques et acteurs du développement ont des résultats très tangibles. « Dans le bassin arachidier du Sénégal, où nous encourageons les agriculteurs à semer et à exécuter les itinéraires techniques en fonction des prévisions météo-climatiques, à limiter l’usage des intrants chimiques au profit du fumier, à ne plus brûler la biomasse ligneuse issue de la coupe des rejets de souche lors du défrichement des parcelles mais plutôt à l’enfouir pour apporter de la matière organique, à maintenir une certaine densité d’arbres, à choisir des variétés de semences adaptées au profil de la saison, les rendements ont augmenté de 55 à 60 % », explique Diaminatou Sanogo, spécialiste d’agroécologie à l’Institut sénégalais de recherches agricoles (ISRA). Ces pratiques durables, qui relèvent de l’agroécologie, permettent à la fois de produire plus et plus régulièrement tout en préservant la santé des sols, de l’eau et de la biodiversité, et en réduisant les coûts pour les agriculteurs.
Au Burkina Faso, c’est le pari du bocage sahélien qui porte ses fruits. Sur la base d’un réseau d’associations inter-villages et de fermes pilotes, une ONG répond depuis près de 35 ans aux sollicitations des agriculteurs désireux de sécuriser leur production dans un milieu semi-aride. « Le développement de périmètres bocagers*, gérés en copropriétés foncières rurales, permet d’optimiser les ressources en eau sur le principe du zéro ruissellement », indique Alain Gouba, sociologue du développement et spécialiste d’agriculture durable de l’association Terre verte. La technique du zaï, les haies et diguettes anti-ruissellement entre chaque parcelle, la protection du périmètre cultivé contre la divagation des animaux et l’agroforesterie dans l’axe des champs ont permis de réduire significativement l’impact des aléas climatiques fréquents sur la production : « il n’y a plus de famine même en cas de sécheresse, les agriculteurs récoltent toujours des produits, quelle que soit la rigueur de la saison, affirme le spécialiste. Notre méthode est même surnommée l’assurance récolte ». Aujourd’hui, près de 2000 hectares sont ainsi aménagés en périmètres bocagers, à la demande des agriculteurs.
* De plus de 100 ha chacun, dans lesquels chaque famille exploite un lot 2,56 ha répartis en 4 parcelles de 0,64 ha chacune.
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