Mis à jour le 20.10.2023
L’ouvrage La femme endettée. Parenté, sexualité et capitalisme, résultat de deux décennies de recherches économiques en Inde – combinant enquêtes statistiques et ethnographie –, vient de paraître (en anglais). Des travaux qui s'inscrivent dans l'atteinte de l'Objectif de développement durable 5 - Réaliser l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles. Les auteurs du livre, Isabelle Guérin, Santosh Kumar et G. Venkatasubramanian, respectivement socio-économiste à l’IRD et socio-anthropologues à l’Institut français de Pondichéry, répondent aux questions d’IRD le Mag’ sur le sujet.
IRD le Mag’ : Quelle est la place des femmes indiennes dans la détention et la gestion des dettes des ménages ?
Isabelle Guérin, Santosh Kumar et G. Venkatasubramanian : Les femmes pauvres jouent un rôle déterminant dans la gestion des dettes familiales. Curieusement, ce phénomène est méconnu et ignoré par les grands acteurs de la finance. Il est pourtant crucial pour comprendre les inégalités entre hommes et femmes mais aussi, beaucoup plus largement, pour comprendre le fonctionnement des économies et la persistance des problèmes de pauvreté. Ces dettes sont principalement utilisées pour gérer le quotidien : acheter de la nourriture, payer le médecin, l’inscription à l’école, les cérémonies, rembourser d’anciennes dettes, etc. En d’autres termes, elles compensent la faiblesse et l’irrégularité des revenus et l’absence de protection sociale. Sans elles, l’économie ne pourrait tout simplement pas fonctionner ! D’après nos enquêtes, sur 100 roupies de revenu, 48 en moyenne sont destinées au remboursement des dettes, dont 30 uniquement pour les taux d’intérêtLa roupie indienne vaut 0,01 € et le salaire journalier minimum officiel est de 150 roupies, soit 2 €.1. Les familles travaillent donc en large partie pour faire fonctionner le système financier !
Or la gestion de ces dettes et notamment le remboursement sont souvent une responsabilité féminine, surtout dans les familles les plus pauvres et de basse caste. Les femmes combinent souvent cinq, dix, quinze dettes différentes, parfois davantage, dont une partie de manière cachée et invisible, notamment pour le mari. Gérer ces dettes suppose d’assumer des tâches quotidiennes et chronophages, de déployer des compétences spécifiques de calcul, de négociation, parfois de séduction et… de sexe. C’est donc un véritable travail, comme celui des traders. On pense souvent que les principaux acteurs de la finance sont des hommes hautement diplômés, principalement blancs, des places boursières de Wall Street, Paris ou Shanghai. En fait, les femmes pauvres sont des actrices cruciales de la finance, et d’excellentes gestionnaires de dette, mais des actrices et des gestionnaires de l’ombre.
IRD le Mag’ : Pourquoi sont-ce les femmes qui contractent les dettes et quels sont les produits financiers concernés ?
I.G., S. K. et G.V. : Pourquoi les préteurs ciblent-ils les femmes pauvres alors qu’elles ont souvent moins de revenu, peu ou pas de capital et sont considérées comme « insolvables » par le système bancaire ? Tout simplement parce que l’histoire du crédit montre que les bons payeurs ne sont pas nécessairement les plus fortunés, mais plutôt celles et ceux qui n’ont pas le choix. Ceux pour qui les sanctions en cas de non remboursement seraient trop fortes. Et les femmes pauvres, moins mobiles que les hommes, plus faciles à contrôler, sont d’excellentes payeuses, quels que soient les sacrifices que cela implique. Elles sont la clientèle privilégiée de certains prêteurs (au départ des ONG de lutte contre la pauvreté !), ce qui rassure les autres prêteurs… Elles peuvent souvent compter sur un réseau d'entraide auprès de la famille et des voisins. Elles remboursent rubis sur l’ongle pour espérer obtenir d’autres crédits dans le futur. Mais aussi pour maintenir une réputation d’épouse et de mère de famille respectables.
Cette éthique du remboursement est indissociable de normes de féminité assignant les femmes à un statut de personne « obligée », qui « doit » constamment quelque chose, que ce soit à ses enfants, son époux, la famille élargie, la communauté ou la nation. De nombreux prêteurs usent du registre de la dévotion maternelle pour exiger leur dû. C’est le cas des agents de microcrédits et de prêteurs sur gage en Inde et dans de nombreux pays du Sud. Mais c’est aussi le cas des huissiers en France ou aux États-Unis. L’Inde n’a ici rien d’exceptionnel. Pour rembourser, les femmes quémandent auprès de leurs maris ou d’autres hommes de la famille, elles s’endettent à nouveau et parfois elles monnayent leur corps… Il nous a fallu plusieurs années pour repérer cette réalité qui se révèle cruciale : le corps des femmes est une forme de garantie, au sens d’un bien dont le prêteur peut se saisir tout au long de la transaction. Mais le sexe pour dettes n'est pas seulement une question d'exploitation. C'est aussi un outil que les femmes utilisent – de manière inégale et plus ou moins efficace – pour mieux contrôler le marché ou pour résister aux normes sociale qui leur imposent d’ordinaire leur sexualité. …
IRD le Mag’ : Cet endettement s’est accru ces dernières années, pourquoi ? Est-ce devenu un surendettement, l’équilibre des économies familiales est-il menacé ?
I.G., S. K. et G.V. :Depuis une vingtaine d’année, les revenus réels (hors inflation) augmentent peu, certaines ressources disparaissent, comme l’agriculture de subsistance, les jardins potagers ou la cueillette. Dans le même temps, les dépenses explosent, à la fois pour survivre au quotidien, mais aussi se soigner, se loger, éduquer et marier les enfants. S’endetter est le seul moyen de combler ce décalage, et là encore l’Inde n’a rien d’exceptionnel. Notons aussi que certaines politiques sociales, de logement et de création de microentreprises, incitent directement ou indirectement les familles et les femmes en priorité à s'endetter. Au final il y a bel et bien surendettement, au sens où de nombreuses femmes sont prises dans un engrenage les obligeant à s’endetter toujours davantage. Lorsque la situation devient intenable, vendre son corps, les terres familiales ou migrer, sont les options de dernier recours.
Le cas indien, plus précisément tamoul, puisque l’enquête part du Tamil Nadu, insistons bien, est loin d’être un cas isolé. Des comparaisons dans le temps et l’espace, menées dans le livre, montrent que la femme endettée est une figure récurrente dans l’histoire des économies capitalistes, qui est souvent allée de pair avec un modèle familial spécifique assignant les hommes à un rôle de gagne-pain et les femmes à celui de mère et d’épouse au foyer. L’autonomie financière devient un signe de masculinité et les dettes de survie, destinées à joindre les deux bouts, sont désormais dégradantes et émasculantes et donc, en quelque sorte, abandonnées aux femmes. En même temps se renforcent des normes de respectabilité sexuelle : celles-ci ont pour effet de limiter l’accès des femmes aux ressources matérielles, puisque tout enrichissement devient suspect. « Qu’ont-elles fait avec leur corps », demandera la rumeur ?
The Indebted Woman
Kinship, Sexuality, and Capitalism
Isabelle Guérin, Santosh Kumar & G. Venkatasubramanian
Stanford University Press
19 septembre 2023
249 pages